CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 39

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 39

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à Madame la comtesse d’Argental.

 

Aux Délices, novembre 1764.

 

 

          Madame l’ange est suppliée d’être arbitre (1) entre M. de Foncemagne et moi ; si elle me condamne, je me tiens pour très bien condamné. Je sais bien que j’ai affaire à forte partie ; car c’est plutôt contre madame la duchesse d’Aiguillon et M. le maréchal de Richelieu que contre M. de Foncemagne que je plaide. Il me semble que le procès est assez curieux.

 

          Quant au Portatif, je ne plaide point, et je décline toute juridiction. Il est très avéré que cet ouvrage (horriblement imprimé, quoiqu’il ne l’ait pas été chez les Cramer) est fait depuis plusieurs années, ce qui est très aisé à voir, puisqu’à l’article CHAÎNE DES ÉVÈNEMENTS, page 70, il est parlé de soixante mille Russes en Poméranie (2).

 

          Il n’est pas moins certain que la plupart des articles étaient destinés à l’Encyclopédie par quelques gens de lettres, dont les originaux sont encore entre les mains de Briasson. S’il y a quelques articles de moi, comme AMITIÉ, AMOUR, ANTHROPOPHAGES, CARACTÈRE, CHINE, FRAUDE, GLOIRE, GUERRE, LOIS, LUXE, VERTU, je ne dois répondre en aucune façon des autres. L’ouvrage n’a été imprimé que pour tirer de la misère une famille entière. Il me paraît fort bon, fort utile. Il détruit des erreurs superstitieuses que j’ai en horreur ; et il faut bénir le siècle où nous vivons qu’il se soit trouvé une société de gens de lettres, et dans cette société des prêtres qui prêchent le sens commun. Mais enfin, je ne dois pas m’approprier ce qui n’est pas de moi. L’empressement très inconsidéré de deux ou trois philosophes de Paris de donner de la vogue à cet ouvrage, au lieu de ne le mettre qu’en des mains sûres, m’a beaucoup nui. Enfin, la chose a été jusqu’au roi, qu’il fallait détromper ; et vous n’imagineriez jamais de qui je me suis servi pour lui faire connaître la vérité. Je n’ai pas les mêmes facilités auprès de Me  Omer, mon ennemi, qui me désigna indignement et très mal à propos, il y a quelques années (3), dans son réquisitoire contre Helvétius. Son frère, l’ancien intendant de Bourgogne (4), a fait venir le livre pour le lui remettre et pour en faire l’usage ordinaire.

 

          Cet usage ne me paraît que ridicule ; mais il est pour moi de la dernière importance qu’on sache bien qu’en effet l’ouvrage est de plusieurs mains, et que je le désavoue entièrement ; c’est le sentiment de toute l’Académie ; je lui en ai écrit par le secrétaire perpétuel. Quelques académiciens, qui avaient vu les originaux chez Briasson, ont certifié une vérité qui m’est si essentielle. Au reste, j’ai pris toutes mes mesures depuis longtemps pour vivre et mourir libre, et je n’aurai certainement pas la bassesse de demander, comme M. d’Argenson, la permission de venir expirer à Paris entre les mains d’un vicaire. Un des Omer disait qu’il ne mourrait pas content qu’il n’ait vu pendre un philosophe ; je peux l’assurer que ce ne sera pas moi qui lui donnerai ce plaisir.

 

          Soyez bien persuadée, madame, que d’ailleurs toutes ces misères ne troublent pas plus mon repos que la lecture de l’Alcoran ou celle des Pères de l’Eglise, et soyez encore plus persuadée de mon tendre et inviolable respect.

 

          Voulez-vous bien, madame, donner à M. de Foncemagne ma réponse, dans laquelle je ne crois avoir manqué à aucun des égards que je lui dois ?

 

NOTA. – Je reçois la petite lettre de M. le duc de Praslin. C’était, ne vous déplaise, M. l’évêque d’Orléans qui avait déjà parlé ; mais je préfère la protection de M. le duc de Praslin à celle de tout le clergé. Pour M. le duc de Choiseul, il m’a écrit : « Vieux Suisse, vieille marmotte, vous vous agitez comme si vous étiez dans un bénitier, et vous vous tourmentez pour bien peu de chose. »

 

          Je ne suis pas tout à fait de son avis.

 

 

1 – Allusion à l’Arbitrage. (G.A.)

2 – Ce passage a été retranché. (G.A.)

3 – Le 29 Janvier 1759. (G.A.)

4 – Joly de Fleury de La Valette. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Ferney, 4 Décembre 1764.

 

 

          Vous recevez donc aussi les aveugles dans votre Académie ! C’est une bonne œuvre, mon cher confrère, dont Dieu vous bénira. Je vous prie de présenter ma lettre de remerciements à M. de Hohenhausen (1), et de faire bien mes compliments à M. Schœpflin (2), quand vous le verrez.

 

          Je vois qu’on m’avait bien trompé quand on m’avait dit qu’on citait en faveur de Fréron ce vers de Virgile :

 

.  .  .  .  . Tu das epulis accumbere divum.

 

Æneid., lib.IV.

 

          Il faut dire de lui, au contraire :

 

Nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est.

 

VIRG., ecl. IV.

 

          Je crains bien de mourir cet hiver ; mais je vous promets de ressusciter dans les beaux jours, pour aller faire ma cour à S.A.E., et pour vous embrasser. Bonsoir, mon cher ami et mon cher confrère.

 

 

1 – Président de l’Académie de Manheim. (G.A.)

2 – Professeur à l’université de Strasbourg et président honoraire de l’Académie de Manheim. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Ferney, 7 Décembre 1764.

 

 

          Je suppose, mon cher ami, que vous avez reçu, il y a environ trois semaines, une lettre que je vous ai envoyée par madame du Fresney. Il était question de votre arbitrage entre M. le duc de Wurtemberg et moi chétif. J’essuie de très grandes difficultés par rapport à ma famille. Je sais  bien qu’à mon âge je ne risque rien pour moi ; mais mes héritiers, en faveur de qui j’ai stipulé, peuvent survivre au duc régnant. Je suis très sûr à présent que les terres sont substituées. Les successeurs de M. le duc seront en droit de refuser l’exécution d’un contrat auquel ils n’ont pas consenti. Ils auraient pour prétexte que cette dette n’a pas été acceptée par les états de Wurtemberg : mes héritiers n’auraient pour ressource que la loi de l’honneur et de la bienséance. Je suis bien sûr que les princes frères du duc régnant ne manqueraient pas à cette loi sacrée ; mais par malheur cette loi de l’honneur qui est dans leur cœur ne peut entrer dans un contrat, et il faut d’autres sûretés dans une affaire aussi importante.

 

          J’ignore si les états de Wurtemberg voudraient accepter le nouveau contrat proposé, et ratifier en même temps les autres.

 

          J’attends votre sentence d’arbitrage, et je voudrais bien pouvoir vous la demander moi-même. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 7 Décembre (1).

 

 

          Mon divin ange, je réponds sur-le-champ à votre lettre du 28 Novembre, qui n’arriva qu’hier à Genève, et que je n’ai reçu qu’aujourd’hui. Je suis toujours émerveillé et confondu que vous n’ayez pas reçu par M. de Courteilles ou par M. l’abbé Arnaud un paquet où étaient les provisions des dignités comiques pour Grandval et les demoiselles Doligny et Luzy. Je vous ai envoyé un dernier double.

 

          Le prince (2) a renoncé à la librairie, et le marquis, son frère, m’a écrit qu’il faisait partir les exemplaires dont Pierre Corneille a besoin.

 

          M. de Pingon a accepté l’arbitrage de l’ordre de Malte. Ma petite famille et moi, nous vous faisons les plus tendres et les plus respectueux remerciements.

 

          Je suis votre lettre pas à pas. J’envoie demain madame Denis au grand Tronchin ; elle saura de quoi il est question. Je doute beaucoup qu’on l’ait consulté ; car on ne veut pas passer pour malade. Mais voici ce que je vais faire : j’écrirai moi-même au malade, et peut-être je découvrirai de quoi il est question.

 

          Vous êtes un véritable ange gardien d’avoir si bien profité de l’apoplexie du sieur Rengé. Ces tours-là, que vous me faites quelquefois, échauffent mon cœur et le remplissent de reconnaissance ; mais ils redoublent aussi l’amertume que je sens d’être destiné à mourir sans baiser le bout de vos ailes. J’en dis autant à madame d’Argental. Vous ne me parlez point de sa santé ; je présume, par votre silence, qu’elle est meilleure.

 

          Mes yeux vous demandent grâce pour la révision des roués. J’use actuellement d’une eau qui me fait espérer que je serai au moins borgne, et alors je relirai les roués de bon œil et de sang-froid. J’en jugerai comme de l’ouvrage d’un autre, et j’y travaillerai avec l’ardeur et le soin que vos ordres et vos bontés m’inspirent.

 

          La requête de mon cher curé pour me voler mes dîmes est entre les mains du procureur-général de Dijon ; voilà tout ce que j’en sais. Je n’en suis pas mieux informé que des vingt édits qu’on enregistre ou qu’on n’enregistre pas avec tant de cérémonie.

 

          Permettez, mes divins anges, que je présente mes respects à M. le duc de Praslin.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Philibert Cramer. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Ferney, 8 Décembre 1764.

 

 

          Votre lettre du 1er Décembre, mon cher ami, doit entièrement dissiper les alarmes de ma famille. J’en avais fait part à M. le comte de Montmartin, parce qu’en affaires je ne connais d’habileté que la franchise. Je mande aujourd’hui à M. de Montmartin que c’est vous qui avez dissipé tous mes doutes, et qui consommez la nouvelle négociation que j’ai l’honneur de faire avec monseigneur le duc de Wurtemberg. Je crois que cette nouvelle ne lui déplaira pas, et que ce nouveau contrat que nous allons faire sera l’époque de la confiance du prince en vous, et de votre considération dans sa cour. Il vous regardera comme un homme dont l’intelligence et la probité lui auront été utiles. Je vous prie donc, mon cher ami, de faire le contrat en vertu de la nouvelle procuration donnée par monseigneur le duc de Wurtemberg à M. Jean Maire, et de le faire dresser avec toutes les clauses qui peuvent en assurer la stabilité. M. Jean Maire se charge de payer vos honoraires, en attendant que je puisse venir vous marquer ma reconnaissance à Colmar, où je serai certainement au printemps prochain, si je suis en vie. Je vous embrasse de tout mon cœur avec la tendresse de la plus inviolable amitié.

 

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 9 Décembre 1764.

 

 

          Si l’on était sûr, monsieur, d’avoir après sa mort des panégyristes (1) tels que vous, il y aurait bien du plaisir à mourir. Vous faites de toutes façons honneur aux beaux-arts. Je vois une belle âme dans tout ce que vous faites. Si tous les gens de lettres pensaient comme vous, leur état deviendrait le premier du royaume, et leurs persécuteurs seraient dans la fange. Continuez à rendre honorable un mérite personnel que l’insolence des pédants et la fureur des fanatiques voudront en vain avilir. Les grands artistes doivent être tous frères ; et si la famille de ces frères est unie, la famille des sots sera confondue. Nos pères, ignorants, légers, et barbares, ne connaissaient avant Lulli que les vingt-quatre violons du roi ; et avant Corneille, le cardinal de Richelieu avait à ses gages quatre poètes du pont Neuf (2), dignes de travailler sous ses ordres. Il n’y a que les cœurs sensibles et les esprits philosophes qui rendent justice aux vrais talents. Puisse cet esprit philosophique germer dans la nation ! Après l’éloge que vous avez fait de Rameau, je ferai toujours le vôtre ; vous m’inspirez un sentiment d’estime qui approche bien de l’amitié ; j’ose vous demander la vôtre : les sentiments que j’ai pour vous la méritent. Comptez que c’est du meilleur de mon cœur, et sans compliments, que j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Chabanon s’était fait le panégyriste de Rameau. (G.A.)

2 – Rotrou, Lestoile, Colletet, Boisrobert. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le ministre Moultou.

 

A Genève, 9 Décembre (1).

 

 

          Mon cher philosophe, tâchez de venir quelque jour dîner ou souper avec nous : j’ai des choses très importantes à vous communiquer, et qui vous feront plaisir. Vous pourrez rapporter en même temps le gros manuscrit qu’on vous a prêté. Il est extrêmement édifiant. Mais j’ai des nouvelles à vous dire, qui vous plairont davantage. Je vous embrasse sans cérémonie ; je vous aime trop pour vous faire des compliments.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – C’est à tort que les éditeurs ont classé ce billet à l’année 1763 ; il est de 1764. Voyez plus loin la lettre à d’Argental du 12 Janvier 1765. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

10 Décembre 1764.

 

 

          Je vous écrivis, le samedi 8 (1), par M. l’abbé Arnaud. De nouvelles provisions pour les emplois comiques étaient dans ma lettre. Je soupçonne violemment M. l’abbé d’avoir égaré les premières. Il doit être si occupé de ses deux gazettes (2), et si entouré de paperasses, qu’on peut sans injustice le soupçonner d’égarer des paquets. Il a négligé deux paquets qu’on lui avait adressés pour moi. Je vous supplie de lui redemander non seulement la lettre du 8 décembre, mais celle de novembre, qu’il pourra retrouver.

 

          Vous savez sans doute que vous avez perdu l’abbé de Condillac (3) mort de la petite-vérole naturelle et des médecins de l’Italie, tandis que l’Esculape de Genève assurait les jours du prince de Parme par l’inoculation. Nous perdons là un bon philosophe, un bon ennemi de la superstition : l’abbé de Condillac meurt, et Omer est en vie ! Je me flatte qu’il n’aura pas l’impudence de faire de nouveaux réquisitoires contre l’inoculation, après ce qui vient de se passer à Parme. La plupart de vos médecins ne savent que cabaler. Votre Sorbonne est toujours la Sorbonne ; je ne dis rien de votre parlement, car je suis trop sage.

 

          J’ignore ce qui s’est fait à votre assemblée de pairs, s’il s’est agi des jésuites dont personne ne se soucie, ou d’affaires d’argent après lesquelles tout le monde court :

 

Grands yeux ouverts, bouche béante.

 

Jean. Baptiste ROUSSEAU.

 

          Le marquis (4) demande quelles feuilles il faut envoyer à M. Pierre pour le prince. Je vous ai déjà dit que cela est au-dessous de lui ; et quod de minimis non curat princeps.

 

          On m’a envoyé un Arbitrage fort honnête entre M. de Foncemagne, le défenseur du préjugé, et moi, pauvre avocat de la raison. Cet arbitrage me donne un peu gain de cause. Je ne serais pas fâché d’avoir cassé quelques doigts à une idole qu’on admirait sans savoir pourquoi.

 

          Mes divins anges, conservez-moi vos bontés, qui font le charme de ma vie.

 

 

1 – Ou plutôt le 7. (G.A.)

2 – La Gazette littéraire et la Gazette de France. (G.A.)

3 – Fausse nouvelle. (G.A.)

4 – Gabriel Cramer. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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