CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 38

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 38

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à M. Marin.

 

24 Novembre 1764.

 

 

          Si jamais, monsieur, quelque homme de lettres vient vous dire que son métier n’est pas le plus ridicule, le plus dangereux, le plus misérable des métiers, ayez la bonté de m’envoyer ce pauvre homme. Il y a tantôt cinquante ans que je puis rendre bon témoignage de ce que vaut la profession. Un de ses revenants-bons est que chaque année on m’a imputé quelque ouvrage ou bien impertinent ou bien scandaleux. Je suis dans le cas du célèbre M. Arnoult et de l’illustre M. Le Lièvre, deux braves apothicaires, dont on contrefait tous les jours les sachets et le baume de vie. On débite continuellement sous mon nom de plus mauvaises drogues. On a fabriqué une Histoire de la guerre de 1741, avec mon nom à la tête (1). Je ne sais quel fripier prétend avoir trouvé mon portefeuille ; il a donné hardiment (2) un recueil de vers tirés du Mercure, et cela est intitulé Mon Portefeuille retrouvé.

 

          M. Robinet, que je n’ai pas l’honneur de connaître,  a fait imprimer mes Lettres secrètes, qui, si elles sont secrètes, ne devraient pas être publiques ; et M. Robinet ne fera pas assurément fortune avec mes prétendus secrets.

 

          En voici un autre qui donne mes Œuvres philosophiques (3) ; et ces œuvres sont d’abominables rogatons imputé autrefois à La Mettrie, et indignes même de lui.

 

          Quel remède à tout cela, s’il vous plaît ? je n’y vois que celui de la patience ; autrefois je m’en fâchais, j’ai pris le parti d’en rire. Je ne puis imiter les charlatans, qui avertissent le public de se donner de garder de ceux qui contrefont leur élixir. Il faut subir cette destinée attachée à la littérature. Il est très inutile de se plaindre au public, qui n’a jamais plaint personne, et qui ne songe qu’à s’amuser de tout.

 

          Il faut qu’un homme de lettres se prépare à passer sa vie entre la calomnie et les sifflets. Si vous vous plaignez à votre ami d’un libelle fait contre vous, il vous demande vite où on le vend ; si vous êtes affligé qu’on vous impute un mauvais ouvrage, il ne vous répond pas, et il court à l’Opéra-Comique ; si vous lui dites qu’on n’a pas rendu justice à vos derniers vers, il vous rit au nez : ainsi le mieux est toujours de rire aussi.

 

          Je ne sais si votre Duchesne s’appelle André ou Gui, mais, soit Gui, soit André, il a impitoyablement massacré mes tragédies ; il les a imprimées comme je les ai faites, avec des fautes innombrables de sa part, comme moi de la mienne. De toutes les républiques, celle des lettres est sans contredit la plus ridicule.

 

 

1 – En 1756. (G.A.)

2 – En 1757. (G.A.)

3 – Ouvrages philosophiques pour servir de preuves à la religion de l’auteur. Ce volume, dont les sous-titre est l’Evangile de la raison, contient Saül, Meslier, le Caloyer, le Sermon des cinquante, et l’Analyse de la religion chrétienne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

27 Novembre 1764.

 

 

          Les lettres se croisent, et le fil s’embrouille. La lettre du 21 Novembre m’apprend ou qu’on n’avait pas encore reçu les lettres patentes de mesdemoiselles Doligny et Lusy, ou qu’elles ont été perdues avec un paquet adressé, autant qu’on peut s’en souvenir, à M. de Courteilles. Tous mes paquets ont été envoyés depuis un mois à cette adresse, excepté un ou deux à l’abbé Arnaud ou à Marin. Il serait triste qu’il y eût un paquet d’égaré. Dans ce doute, voici de nouvelles patentes.

 

          Je vous avais mandé que M. de Richelieu m’avait donné toute liberté sur la distribution de ces bénéfices. Si M. de Richelieu change d’avis, je n’en changerai point ; je crois son goût pour mademoiselle d’Epinay passé, et j’imagine que sa fureur de vous contrecarrer sur les affaires du tripot est aussi fort diminuée.

 

          Je vous supplie, mes divins anges, d’assurer M. Marin de ma très vive reconnaissance. Je voudrais bien pouvoir la lui marquer, et vous me feriez grand plaisir de me dire comment je pourrais m’y prendre.

 

          Il est très vrai que j’avais fait une balourdise énorme, en ajoutant, à la réponse faite à M. de Foncemagne en 1750, les noms du cardinal Albéroni et du maréchal de Belle-Isle (1) ; je fis cette sottise en corrigeant l’épreuve à la hâte. On est bien heureux d’avoir des anges gardiens qui réparent si bien de pareilles fautes. Mais je jure encore, par les ailes de mes anges, que j’ai retrouvé parmi mes paperasses cette lettre de 1750, écrite de la main du clerc qui griffonnait alors mes pensées ; je ne trompe jamais mes anges.

 

          On m’a mandé qu’un honnête homme, qui a approfondi la matière du testament, et qui ne laisse rien échapper, a porté une sentence d’arbitre entre M. de Foncemagne et moi. On la dit sage, polie, instructive, et très bien motivée (2).

 

          Il paraît tous les mois sous mon nom, en Angleterre ou en Hollande, quelques livres édifiants. Ce n’est pas ma faute ; je ne dois m’en prendre qu’à ma réputation de bon chrétien, et mettre tout aux pieds du crucifix.

 

          J’ai bien peur que maître Omer ne veuille me procurer la couronne du martyre. Ces Omer sont très capables de joindre au Portatif la tragédie sainte de Saül et David, que le scélérat de Besongne, libraire de Rouen, a imprimée sous mon nom ; messieurs pourraient bien me décréter, et quoique je ne fasse cas que des décrets éternels de la Providence, cette aventure serait aussi embarrassante que désagréable. Je connais toute la mauvaise volonté des Omer ; je n’ai jamais été content d’aucun Fleury, pas même du cardinal, pas même du confesseur du roi, auteur de l’Histoire ecclésiastique ; je ne conçois pas comment il a pu faire de si excellents discours, et une histoire si puérile.

 

          Au reste, je ne me porte pas assez bien pour me fâcher, et mes yeux sont dans un trop triste état pour que je revoie les roués. Je me sers d’une drogue qui me rendra ou qui m’ôtera la vue tout à fait ; je n’aime pas les partis mitoyens.

 

          Mes chers anges, conservez-moi vos célestes bontés. Toute ma famille se prosterne à l’ombre de vos ailes.

 

          On nous parle aussi d’une petite assignation de notre curé (3). La robe de tous côtés me persécute ; mais je ne m’épouvante de rien. Je trouve que plus on est vieux, plus on doit être hardi. Je suis du sentiment du vieux Renaud (4) qui disait qu’il n’appartenait qu’aux gens de quatre-vingts ans de conspirer.

 

 

1 – Le Testament d’Abléroni était de 1753, et celui du Maréchal  de Belle-Isle de 1761. (G.A.)

2 – C’est l’Arbitrage entre M. de Voltaire et M. de Foncemagne. (G.A.)

3 – Toujours pour les dîmes. (G.A.)

4 – Dans la Conspiration contre Venise, de Saint-Réal. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

 

Aux Délices, 27 Novembre 1764.

 

 

          Mon cher maître, non agitur de verbis, sed rebus. Je veux que vous me disiez nettement si vous avez rien vu de plus mauvais que ce testament tant vanté par La Bruyère (1). Je sais très bien, qu’un grand ministre peut faire un détestable ouvrage, même en politique. Il ne faut pas être un grand génie pour faire couper le cou au maréchal de Marillac, après l’avoir fait juger à Rueil par des fripons en robe vendus à la faveur. Cartouche en aurait fait autant. Mais pour écrire sur les finances et sur le commerce, on a besoin de connaissances que le cardinal de Richelieu ne pouvait avoir. Je tiens qu’il n’en savait pas assez pour débiter toutes les bêtises qu’on lui attribue.

 

          Au reste, mon cher maître, condamnez-moi si vous voulez sur inconvenance et marginer ; j’aime ces deux mots qui sont expressifs et qui nous sauvent d’une circonlocution. Inconvenance n’est pas Disconvenance ; on entend par disconvenance des choses qui ne se conviennent pas l’une avec l’autre ; et j’entends par inconvenance des choses qu’il ne convient pas de faire. Vous direz que je suis bien hardi ; je vous répondrai qu’il faut l’être quelquefois.

 

          Vivez, vous dis-je, moquez-vous de tout ; vous êtes plus jeune que moi, car vous avez des yeux, et je n’en ai plus. Madame Denis se souvient toujours de vous avec bien de l’amitié ; elle vous fait mille compliments. Nous menons une vie agréable et tranquille avec l’héritière du nom de Corneille et un de vos jésuites défroqués, nommé Adam, qui nous dit tous les dimanches la messe, que je n’entends jamais, et à laquelle il n’entend rien, non plus que vous. Vivent Cicéron et Virgile ! Vive, vale.

 

 

1 – Dans son discours de réception à l’Académie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

29 Novembre 1764.

 

 

          Vraiment vous serez très bien reçu, monsieur, vous et les vôtres, dans le petit château de Ferney ; et je vous réponds que, si j’étais jeune, je viendrais prendre madame de Florian à Hornoy pour la conduire chez nous ; mais je ne lui conseille pas d’aller en litière. Le chemin de Lyon à Genève est actuellement un des plus beaux du royaume ; et il faut toujours choisir les routes les plus fréquentées et les plus longues, parce qu’on y trouve toujours plus de ressources et plus de secours dans les accidents.

 

          Nous ne nous flattons pas de vous donner la comédie ; il est trop difficile de trouver des acteurs.

 

          Pour moi, j’ai fait comme Sarrazin (1) ; j’ai demandé mon congé dès que j’ai eu soixante et dix ans.

 

          Si mes fluxions sur les yeux continuent, je deviendrai bientôt aveugle, et je ne pourrai jouer que le rôle de Tirésie. Nous avons un jésuite qui peut fort bien jouer le rôle de grand-prêtre dans l’occasion ; mais cela composerait, ce me semble, une troupe assez lugubre.

 

          Il faudra, je crois, se réduire aux plaisirs simples de la Société. Genève n’en fournit guère ; nous les trouverons dans nous-mêmes. Vous serez contents de M. Dupuits et de sa petite femme. Il a très bien fait de l’épouser. S’il avait eu le malheur de n’être pas réformé, il était ruiné sans ressource ; ses tuteurs avaient bouleversé toute sa petite fortune.

 

          Si vous comptez aller en Languedoc, vous abrégerez beaucoup votre chemin en passant par Lyon, et nous irons au-devant de madame de Florian. J’espère que je serai en état de la mieux recevoir qu’à son premier voyage. Mes affaires ont été un peu dérangées depuis quelque temps ; mais je me flatte qu’elles seront incessamment rétablies avec des avantages nouveaux.

 

          Je vois avec grand plaisir que vous avez embelli Hornoy. Je répète toujours qu’on n’est véritablement bien que chez soi, et que, quand on sait se préserver un peu du poison mortel de l’ennui, on se trouve bien plus à son aise dans son château que dans le tumulte de Paris et dans le misérable usage de passer une partie de son temps dans les rues, de sortir pour ne rien faire et de parler pour ne rien dire. Cette vie doit être insupportable pour quiconque a quarante ans passés.

 

          Tout Ferney fait mille tendres compliments à tout Hornoy. Autrefois, les seigneurs châtelains de Picardie n’allaient guère voir les seigneurs châtelains du pays des Allobroges ; mais à présent que la société est perfectionnée, on peut sans risque faire de ces longs voyages. Vous serez attendus avec impatience et reçus avec transports.

 

 

1 – L’acteur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

30 Novembre 1764.

 

 

          Mon cher frère, les auteurs du Portatif, dont la plupart sont à Lausanne, sont un peu étonnés du bruit qu’a fait leur livres ; ils ne s’y attendaient pas. Je m’attendais encore moins à en être soupçonné ; mais dès que je fus certain qu’on en avait parlé au roi en termes très forts, et qu’on avait voulu exciter contre moi l’évêque d’Orléans, je fus obligé d’aller au-devant des coups qu’on me portait. Je me trouvais précisément alors dans des circonstances très épineuses, j’y suis encore ; mais c’est déjà beaucoup que l’on ait dit en pleine Académie la vérité dont j’ai besoin. On m’avertit que les Omer se préparent à faire incendier ce Portatif au bas de l’escalier, et qu’ils veulent absolument me l’attribuer ; je ne sais pas même si la chose n’est pas déjà faite (1).

 

          Je me résigne, mon cher frère, à la volonté divine, et je m’enveloppe dans mon innocence. Le parlement welche ne voit pas plus loin que son nez. Il devrait sentir combien il est de son intérêt de favoriser la liberté de la presse, et que plus les prêtres seront décrédités, plus il aura de considération. Le sénat romain se garda bien de condamner le livre de Lucrèce, et le parlement d’Angleterre ne soutient la liberté d’écrire que pour affermir la sienne.

 

          Je n’ai point vu les Lettres de Jean-Jacques (2) ; on ne les connaît point encore dans notre Suisse. On a aussi imprimé sous mon nom des Lettres secrètes. On dit que c’est un M. Robinet qui m’a joué ce beau tour. Si ces lettres sont secrètes, il ne fallait donc pas les mettre au jour ; mais on croit que ce secret restera entre M. Robinet et son imprimeur. On m’a mandé que c’est un recueil aussi insipide que si on avait imprimé les mémoires de mon tailleur et de mon boucher. Vous voyez qu’on me regarde comme un homme mort et qu’on vend tous mes effets à l’encan. Robinet s’est chargé de mon pot de chambre.

 

          J’attends toujours des Dumarsais, des Saint-Evremond, des Meslier ; j’ai reçu des Enoch (3) : cela n’est pas publici saporais. On ne trouve pas un seul Dictionnaire philosophique actuellement dans toute la Suisse. Personne ne m’attribue cet ouvrage dans le pays où je vis ; il n’y a que des Fréron qui puissent m’accuser à Paris ; mais je ne crains ni les Fréron ni les Pompignan : ces malheureux ne m’empêcheront jamais de vivre et de mourir libre.

 

          Sur ce, je vous embrasse ; je ris des Welches, et je plains les philosophes. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Il fût brûlé le 19 mars. (G.A.)

2 – Lettres écrites de la montagne (G.A.)

3 – C’est-à-dire des exemplaires de l’Evangile de la raison, de l’Analyse de la religion, des Sentiments de Meslier, et enfin de la Dissertation sur Elie et Enoch, ouvrage de Boulanger. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

30 Novembre 1764.

 

 

          Je vois, mon cher philosophe, que vous avez perdu un adepte qui sera difficile à remplacer. Ce que vous me mandez de lui et le petit billet qu’il écrivit avant sa mort me donnent bien des regrets. On dit que vous avez aussi perdu M. votre père ; il était d’un âge à ne devoir s’attendre à vivre plus longtemps. Il n’aura pas sans doute écrit un billet semblable à celui de votre ami. Les choses se tournent bien différemment dans les têtes des hommes. Il y a l’infini entre celui qui a lu avec fruit et celui qui n’a rien lu : le premier foule à ses pieds les préjugés, et le second en est la victime. Songez à rétablir votre santé. Pour peu que vous joigniez la sobriété à vos autres mérites, vous n’aurez pas plus besoin des médecins du corps que de ceux de l’âme. Je vous embrasse de tout mon cœur : je vous serai attaché pour le reste de ma vie, qui ne peut être bien longue.

 

 

 

 

 

 

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