CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 37
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à Madame d’Epinay.
16 Novembre 1764.
Il me paraît, madame, que vous avez un curé digne de vous ; c’est vous, sans doute, qui nommez à la cure ; c’est l’homme du monde dont, après vous, j’ambitionne plus le suffrage. M. Dubut ou Desbuttes (car je ne sais pas précisément son nom) le remercie bien fort de ses cerisiers. Il est bien vieux ce M. Desbuttes ; mais s’il a le bonheur de manger des cerises de votre curé, il en jettera les noyaux au nez des superstitieux et des fanatiques, qui, je crois, n’approchent jamais de votre paroisse.
Je vois que tous les climats se ressemblent, quoique les esprits ne se ressemblent pas : si vous avez froid, nous sommes gelés ; si vous avez un pouce de neige, nous en avons deux pieds ; si vous perdez quelques-uns de vos poulets, tous les nôtres meurent ; mais vous avez des Fréron, des Pompignan, un Journal chrétien, et nous n’avons rien de tout cela. Vous vivez, madame, dans votre belle retraite avec vos philosophes ; moquez-vous des sottises de toutes les espèces. Que ne puis-je en rire avec vous ! mais il n’y a pas moyen de rire quand on souffre tant de votre absence.
Je crois comme vous, madame, que la scène française expire au pied de l’Opéra-Comique ; il n’y a que les femmes qui la soutiennent, comme il n’y a qu’elles qui fassent les agréments de la société. Les hommes sont pitoyables au théâtre, et je ne sais s’ils valent beaucoup mieux ailleurs.
Je ne peux avoir l’honneur de vous écrire et de vous remercier de ma main ; je deviens toujours aveugle avec les neiges ; je crois que je suis le premier qui ait éprouvé un aveuglement périodique. Il n’en est pas de même de mes sentiments : mon estime et mon tendre respect pour vous ne souffrent jamais d’altération.
à M. P. Rousseau.
Aux Délices, près de Genève, 19 Novembre 1764.
Il est vrai, monsieur, comme vous le dites dans votre lettre du 4 du courant, qu’on débite toujours quelque chose sous mon nom, comme on donne quelquefois du vin du cru pour des vins étrangers. Ceux qui font ce négoce se trompent encore plus qu’ils ne trompent le public ; mon vin a toujours été fort médiocre ; et ceux qui débitent le leur sous mon nom ne feront pas fortune.
J’apprends que, pour surcroît, on vient d’imprimer en Hollande mes Lettres secrètes ; je crois qu’en effet ce recueil sera très secret, et que le public n’en saura rien du tout. Il me semble que c’est à la fois offenser ce public et violer tous les droits de la société que de publier les lettres d’un homme avant sa mort sans son consentement ; mais lui imputer des lettres qu’il n’a point écrites, c’est le métier d’un faussaire. Ce recueil n’est point parvenu dans ma retraite ; on m’assure qu’il est fort mauvais, et j’en suis très bien aise.
Je présume au reste que, dans ces lettres familières qu’on débite sous mon nom, il n’y en aura aucune qui commence comme celles de Cicéron : « Si vous vous portez bien, j’en suis bien aise ; pour moi, je me porte bien. ». Ce serait là trop clairement un mensonge imprimé.
Je conçois qu’on imprime les lettres d’Henri IV, du cardinal d’Ossat, de madame de Sévigné ; Racine le fils a même donné au public quelques lettres de son illustre père, dont on pardonne l’inutilité en faveur de son grand nom ; mais il n’est permis d’imprimer les lettres des hommes obscurs que quand elles sont aussi plaisantes que celles que vous connaissez sous le titre de Epistolœ obscurorum virorum.
Ne voilà-t-il pas un beau présent à faire au public que de lui présenter de prétendues lettres très inutiles et très insipides, écrites par un homme retiré du monde à des gens que le monde ne connaît pas du tout ! Il faut être aussi malavisé pour imprimer de telles fadaises que frivole pour les lire : aussi toutes ces paperasses tombent-elles au bout de quinze jours dans un éternel oubli ; et presque toutes les brochures de nos jours ressemblent à cette foule innombrable de moucherons qui meurent après avoir bourdonné un jour ou deux, pour faire place à d’autres qui ont la même destinée.
La plupart de nos occupations ne valent guère mieux ; et ce n’était pas un sot que celui qui dit le premier que tout était vanité, excepté la jouissance paisible de soi-même.
La substance de tout ce que je vous dis, monsieur, mériterait une place dans votre journal, si elle était ornée par votre plume.
à M. Dupont.
Ferney, 30 Novembre 1764.
Vous voilà, mon cher ami, du conseil de M. le duc de Wurtemberg ; mais songez que vous êtes aussi à la tête du mien. Soyez arbitre entre lui et moi, entre la grandeur et l’amitié.
Il me semble que quelques publicistes allemands prétendent que toutes les terres dépendantes du comté de Montbéliard sont substituées à perpétuité par des pactes de famille. Si cela était, comme je le présume, ma famille risquerait beaucoup ; ma nièce surtout aurait à se plaindre, et il se trouverait que je l’aurais dépouillée de mon bien en voulant le lui assurer. Je sais que M. le duc de Wurtemberg s’oblige pour lui et pour ses hoirs ; mais ses hoirs pourront fort bien ne se point croire obligés. M. le prince Louis-Eugène de Wurtemberg, frère du duc régnant, semble même refuser de s’engager par une simple parole d’honnêteté et de générosité qu’on lui demandait : peut-être avec le temps pourrait-on obtenir de lui cette démarche, que l’âme noble d’un prince ne doit pas refuser. Mais enfin nous n’avons fait jusqu’ici, auprès de lui, que de vains efforts.
Vous sentez bien, mon cher ami, que ce n’est pas mon intérêt qui me guide. Je tombe dans une décrépitude infirme, et le duc régnant me survivra sans doute ; mais madame Denis peut lui survivre, et vous savez que j’étais près de passer un autre contrat avec lui, en faveur de mon autre nièce et de mes neveux. La difficulté qui se présente arrête la conclusion de cette affaire, et fait trembler pour les précédentes.
Vous êtes à portée de savoir si en effet le duc régnant a pu stipuler pour ses hoirs, si les domaines de Franche-Comté et d’Alsace répondent de la dette, et quelles mesures on pourrait prendre pour nous donner toutes les sûretés nécessaires. J’avoue que je n’avais jamais douté que M. le prince Louis, qui m’a honoré de ses bontés depuis son enfance, et qui est aujourd’hui mon voisin pût faire la moindre difficulté d’acquitter un jour une dette si légitime, en cas qu’on eût le malheur de perdre son frère aîné. Je compte encore sur l’honneur qui dirige toutes ses actions, et qui ne lui permettra pas de faire une chose si contraire à l’élévation de son âme et à la noblesse de son rang ; mais enfin il vaut mieux dépendre de la sanction des lois que de la volonté des hommes.
Je m’en remets à vous, mon cher ami ; je vous prie de conduire ce pauvre aveugle, qui l’est surtout en affaires, et qui vous aime de tout son cœur. V.
N.B. – Je présume que les terres du duc de Wurtemberg qui sont en France sont régies selon les lois de la France ; et il me semble que nos lois ne permettent plus les substitutions perpétuelles, excepté sur les duchés-pairies ; mais j’ai cherché en vain ces règlements dans les conférences de Bornier. Il est rare de trouver dans les livres ce qu’on y cherche. Je vous supplie de conférer de tout cela avec M. de Bruge, qui doit être depuis longtemps au fait des affaires de la maison de Wurtemberg.
à M. le comte d’Argental.
20 Novembre 1764.
Vous êtes les anges des Corneille, comme vous êtes les miens ; ainsi je compte que madame Dupuits n’est pas trop téméraire en suppliant M. d’Argental de vouloir bien faire rendre le paquet ci-joint à M. Corneille. Le marquis (1) est arrivé, et il a bien promis d’envoyer les feuilles qu’on demande ; et je ne doute pas que le prince (2) et le marquis n’ordonnent à leurs principaux officiers de faire les recherches nécessaires dans leur chancellerie ; moyennant quoi l’héritière du nom de Corneille peut se flatter de recevoir dans quelques mois un paquet scellé du grand sceau.
Mes anges m’avaient tenu le cas secret sur les Lettres secrètes ; je ne les ai point lues. C’est un nommé Robinet, qui est allé exprès à Amsterdam. Je ne crois pas que son entreprise lui paie son voyage. Il prétend aussi faire imprimer ma correspondance avec le roi de Prusse ; en ce cas, il publiera de bien mauvais vers. Vous croyez bien que j’entends les miens, car ceux d’un roi sont toujours bons.
Il me paraît que je ressemble assez à un homme dont le bien est à l’encan. On vend tous mes effets, comme si j’étais décédé insolvable ; et on fourre dans l’inventaire bien des choses qui ne m’appartiennent pas ; mais, comme je suis mort, ce n’est pas la peine de me plaindre.
Dieu bénisse les vivants, et qu’il accorde à mes anges la vie sempiternelle le plus tard qu’il pourra !
1 – Gabriel Cramer. (G.A.)
2 – Philibert Cramer. (G.A.)
à M. Bertrand.
A Ferney, 21 Novembre 1764.
Mon cher philosophe, vous êtes un homme charmant, un bon ami, un philosophe véritable. L’article dont vous me parlez était d’un fripon, d’un délateur (1), et non pas d’un nouvelliste. Depuis quand est-il permis d’accuser les particuliers, de son autorité privée, dans des papiers publics ? Un tel abus est punissable.
Je n’ai nul commerce avec les auteurs de l’ouvrage (2) dont vous me parlez ; mais, quels qu’ils soient, ils seront pénétrés pour vous de reconnaissance. Présentez mes respects, je vous en prie, à MM. les comtes de Mnizek. J’ai l’honneur de faire réponse à M le banneret qui a eu la bonté de m’écrire.
Il vint dîner hier un damné avec moi, qui me soutint que la morale était une chose divine, et que la Somme de saint Thomas était ridicule. Le scélérat ajoutait que les dogmes avaient amené la discorde sur la terre, et que la morale amènerait la paix : je vous avoue que j’eus peine à me contenir en entendant ces blasphèmes. Je n’aurais pas manqué de le déférer au consistoire de Genève, si j’avais été dans le territoire immense de cette fameuse république.
Un homme aussi intolérant que moi ne souffre pas une telle hardiesse, qui serait capable, à la fin, de porter les hommes à se pardonner les uns les autres leurs sottises. Ce serait porter l’abomination de la désolation dans le lieu saint.
Je crains bien, monsieur, que dans le fond vous ne soyez entiché de cette horrible doctrine : en ce cas, je romprai avec vous tout net ; cependant je vous aime de tout mon cœur.
1 – L’abbé d’Estrée. (G.A.)
2 – Le Dictionnaire philosophique portatif. (G.A.)
à M. Damilaville
23 Novembre1764.
Les hommes seraient trop heureux, mon cher frère, s’ils n’avaient à combattre que des erreurs semblables à celle qui impute au cardinal de Richelieu un très ennuyeux et très détestable testament. Je ne crois pas qu’on ait jamais débité une morale plus pernicieuse, ni proposé de plus extravagants systèmes.
M. Marin s’est chargé de faire imprimer, avec permission, ma réponse à M. de Foncemagne (1), réponse que je crois polie et honnête. Si quelque considération particulière dont je ne puis avoir connaissance l’empêchait de faire sur cela ce qu’il m’a promis, je vous serais, en ce cas, très obligé de donner à Merlin l’exemplaire corrigé que je vous fais tenir ; et je crois que M. Marin y donnerait volontiers son aveu. On ne pourrait lui reprocher d’être éditeur ; il n’aurait fait que ce que sa place exige de lui. Il me semble nécessaire que l’ouvrage paraisse, je suis dans le cas d’une défense légitime ; il ne serait pas bien à moi d’abandonner sur la fin de ma vie une opinion que j’ai soutenue pendant trente années. Je vous jure que je me rétracterais publiquement, si on me donnait de bonnes raisons ; mais il me semble qu’on en est bien loin.
Montrez, je vous en prie, cette double copie à votre ami M. de Beaumont. Je crois que l’article qui regarde les avocats ne lui déplaira pas ; je voudrais d’ailleurs avoir son avis sur le fond du procès. Je vous avoue que je serais tenté de proposer à M. de Foncemagne de prendre une demi-douzaine d’avocats pour arbitres. Il me paraît qu’on ne peut former que deux opinions sur cette affaire : l’une, que le testament attribué au cardinal n’est point de lui ; l’autre, que, s’il en est, il a fait un ouvrage impertinent. Il y a plus d’un livre respecté dont on pourrait en dire autant.
Tâchez, mon cher frère, d’animer frère Protagoras : c’est l’homme du monde qui peut rendre les plus grands services à la cause de la vérité. Les mathématiques sont fort belles ; mais, hors une vingtaine de théorèmes utiles pour la mécanique et pour l’astronomie, tout le reste n’est qu’une curiosité fatigante. Plût à Dieu que notre Archimède pût trouver un point fixe pour y pendre le fanatisme !
1 – Les Doutes nouveaux. (G.A.)
à M. de Brensles.
Ferney, 23 Novembre 1764.
Mon cher philosophe, je serais bien tenté de venir chez vous avec mon bâton d’aveugle ou avec mon chien. Vous n’auriez pas dans votre maison un philosophe cynique ennemi des hommes : mais malheureusement il faudra que j’attende que ma fluxion soit passée ; peut-être durera-t-elle tout l’hiver, et alors il faudra attendre le printemps. Je suis pénétré de vos offres charmantes ; il faut que vous ajoutiez une bonté nouvelle à toutes celles que vous me témoignez ; que cela soit entre nous deux seuls, je vous en prie.
Il s’agit de savoir s’il y a quelqu’un à Lausanne qui ait un peu de crédit sur l’esprit du prince de Wurtemberg, et qui pût seconder la noblesse de ses sentiments, en le portant à faire une action digne de lui, action juste et honnête, et qui n’exige de sa part qu’un seul mot qui ne peut le compromettre.
Mille respects à madame la philosophe.