CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 36

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 36

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à M. Damilaville.

 

7 Novembre 1764.

 

 

          Mon cher frère, comptez que je ne me suis pas alarmé mal à propos sur ce Portatif qu’on m’imputait, et qu’il a été nécessaire de prendre à la cour des précautions qui ont coûté beaucoup à ma philosophie. Le mal vient de ce que les frères zélés m’ont nommé d’abord. Il faudrait que les ouvrages utiles n’appartinssent à personne. On doute encore de l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ. Qu’importe l’auteur d’un livre, pourvu qu’il fasse du bien aux bonnes âmes ? Je sais, à n’en pouvoir pas douter, que le procureur-général a ordre d’examiner le livre, et d’en poursuivre la condamnation. C’est un nommé l’abbé d’Etrée, petit généalogiste, et un peu faussaire de son métier, qui a donné l’ouvrage au procureur-général. On trouve partout des monstres (1).

 

          Il a fallu toute la protection que j’ai à la cour, pour affaiblir seulement un peu l’opinion où était le roi que j’étais l’auteur de ce Portatif. Il sera plus difficile d’arrêter la fureur des Omer. L’un d’eux a fait venir l’ouvrage, et j’ai vu des lettres de lui qui ne sont pas d’un homme modéré. On ne pourra empêcher ces persécuteurs de suivre leurs infâmes usages, dont on se moque depuis assez longtemps. Tout ridicules qu’ils sont, ils ne laisseront pas de faire impression, et même sur l’esprit du souverain, qui, en voyant l’ouvrage condamné, le trouvera encore plus condamnable.

 

          Je vous supplie, mon cher frère, de continuer à réparer le mal. Si quelque chose peut arrêter la fureur des barbares, c’est que le public soit instruit que le livre est un recueil de pièces de différents auteurs, dès longtemps publiées, et que je n’ai nulle part à cette édition. L’effet des premiers bruits ne se répare presque jamais ; il faut cent efforts pour détruire l’impression d’un moment.

 

          Admirons cependant la Providence, qui a suscité jusqu’à un prêtre, qui est le premier de son église, pour faire un des articles, MESSIE ; et le fameux Middleton, auteur de la Vie de Cicéron, pour un autre article (2). Frère Protagoras dit qu’il ne veut rien écrire ; mais si tous les sages en avaient dit autant, dans quel état serait le genre humain ? et dans quelle horrible superstition ne serions-nous pas plongés ? La superstition est, immédiatement après la peste, le plus horrible des fléaux qui puissent affliger le genre humain. Il y a encore des sorciers à six lieues de chez moi, sur les frontières de la Franche-Comté, à Saint-Claude, pays où les citoyens sont esclaves. Et de qui esclaves ? de l’évêque et des moines. Il y a quelques années que deux jeunes gens furent accusés d’être sorciers : ils furent absous, je ne sais comment, par le juge. Leur père, qui était dévot, et que son confesseur avait persuadé du prétendu crime de ses enfants, mit le feu dans la grange auprès de laquelle ils couchaient, et les brûla tous deux, pour réparer auprès de Dieu l’injustice du juge qui les avait absous. Cela s’est passé dans un gros bourg appelé Longchaumois ; et cela se passerait dans Paris, s’il n’y avait eu des Descartes, des Gassendi, des Bayles, etc., etc.

 

          On a donc plus d’obligation aux philosophes qu’on ne pense ; eux seuls ont changé les bêtes en hommes. Le Julien du marquis d’Argens réussit beaucoup chez tous les savants de l’Europe ; mais il n’est pas connu à Paris : on y craint trop pour l’erreur, qui est encore chère à tant de gens.

 

          Avez-vous entendu parler de la nouvelle édition du Testament du cardinal de Richelieu ? On croit m’avoir démontré que ce testament est authentique ; mais je me sens de la pâte des hérésiarques : je n’ai jamais été plus ferme dans mon opinion, et vous entendrez bientôt parler de moi. Cela vous amusera ; je m’en rapporterai entièrement à votre jugement.

 

          Je ne sais pourquoi frère Portagoras ne m’écrit point ; je n’en compte pas moins sur son zèle fraternel. Hélas ! si les philosophes s’entendaient, ils deviendraient tout doucement les précepteurs du genre humain.

 

 

1 – Cette lettre est encore faite de morceaux. C’est ainsi que les deux derniers alinéas de ce paragraphe appartiennent à la lettre du 19 Octobre. (G.A.)

2 – L’article BAPTÊME. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Ferney, 9 Novembre 1764.

 

 

          Mon dessein, mon cher philosophe, était de m’aller aboucher avec la chambre des finances de Montbéliard pour quelques affaires assez considérables ; je me faisais une fête de vous revoir et de vous embrasser à Lausanne, j’aurais voulu y passer quelques jours pour y revoir mes anciens amis. Une fluxion sur les yeux, qui m’ôte presque l’usage de la vue, s’est opposée à tous mes projets. Le mauvais temps et la maladie me retiennent au coin du feu ; mais si la saison devenait tolérable, je pourrais bien reprendre mes premières idées.

 

          Madame d’Hacqueville quitte sa maison (1) ; elle me doit environ deux ans d’arrérages. Oboussier mande que M. le colonel de Chandieu veut prendre le reste du bail ; mais il mande, en même temps, que je dois rendre à M. de Chandieu la maison dans le même état que je l’ai prise : c’est ce que je ne puis comprendre, car j’ai pris la maison dégarnie de tout. J’y ai fait pour environ vingt mille francs de dépense, et Oboussier n’entend pas sans doute que je reprenne les boiseries, les fourneaux, les cheminées, les portes, les croisées, que j’ai faites.

 

          Si madame d’Acqueville n’a pas fait les réparations que doivent les locataires, elle les doit faire. On pourrait s’accommoder de ses meubles pour le paiement de son loyer et de ses réparations ; et je viendrais très volontiers m’arranger avec M. de Chandieu, si je pouvais loger dans la maison du Chêne, ou bien si je pouvais trouver ailleurs un appartement bien chaud et un bon lit, avec une petite chambre pour Wagnière (2), et de quoi loger seulement deux domestiques ; mais je crois que cela est fort difficile à trouver, et je pense que vos cabarets sont détestables. Je suis un peu sybarite par le corps, quoique je sois assez stoïcien par l’âme ; j’aime fort la Suisse mais je ne puis avoir les mêmes sentiments pour son climat. Je suis surtout très fâché actuellement contre M. Saint-Martin, qui ne paie pas plus l’été qu’il nous doit, que madame d’Hacqueville ne paie le loyer de sa maison. Quoi qu’il en soit, mon cher philosophe, aimez-moi. Je présente mes respects à madame votre femme.

 

 

1 – La maison du Chêne, à Lausanne. (G.A.)

2 – Secrétaire de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

12 Novembre 1764.

 

 

          Si vous avez été malade, mon cher monsieur, je suis devenu aveugle depuis que les neiges ont couvert nos montagnes ; c’est ce qui m’arrive tous les ans, et bientôt je perdrai entièrement la vue. Il aurait été bien à souhaiter, en effet, que les trois cents petits pâtés (1) dont vous m’avez parlé tant de fois eussent été mangés à Bordeaux ; mais un gourmand, qui arrive de cette ville, m’assure qu’il n’a pu en trouver chez aucun pâtissier, et c’est de quoi on m’avait déjà assuré plus d’une fois. M. le maréchal de Richelieu, qui aime les petits pâtés plus que personne, en aurait fait servir à sa table ; il faut assurément qu’il soit arrivé malheur à votre four, et qu’il n’ait pas été assez chaud. Je ne sais pas pourquoi vous m’attribuez une pièce de Grécourt, qui n’est que grivoise, et dont vous citez ce vers :

 

L’Amour me dresse son pupitre.

 

          Vous devez bien sentir que la belle chose dont il est question ne ressemble point du tout à un pupitre. Ce n’est pas là le ton de la bonne compagnie.

 

          Tous les habitants de notre petit ermitage vous font, monsieur, les compliments les plus sincères, ainsi qu’à M. votre frère. Vous savez avec quelle tendresse inaltérable je vous suis attaché pour toute ma vie.

 

 

1 – Trois cents exemplaires du Meslier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

Au château de Ferney, 13 Novembre 1764.

 

 

          Je vous fais mon compliment, mon cher ami, sur la place d’adjoint à M. de Bruge au conseil de M. le duc de Wurtemberg. M. le comte de Montmartin me mande qu’on vous la donne avec grand plaisir. J’aurais bien envie de venir à tâtons vous embrasser à Colmar ; ma santé ne me le permet pas, et je me suis donné des chaînes ; je me suis fait une assez nombreuse famille d’adoption ; les Turcs appellent cela les enfants de l’âme. Père Adam, que vous connaissez, est encore un de mes enfants ; comment transporter tant de monde ? ce serait trop d’embarras pour un aveugle. Vous savez que Tobie envoya son fils chez Gabélus, et que le bon homme resta chez lui.

 

          Je crois vous avoir déjà mandé que les neiges me rendent aveugle quatre ou cinq mois de l’année dans le plus beau lieu de la nature. M. le duc de Wurtemberg a la bonté de m’accorder le château de Montbéliard ; je pourrais y aller passer les hivers avec tout mon train ; mais j’ai bien peur de trouver des neiges partout. Je voudrais savoir ce que c’est que ce Montbéliard ; vous savez combien il me plairait, puisqu’il n’est pas loin de Colmar. Vous pouvez aisément vous informer de tout ce qui concerne cette habitation ; M. Jean Maire pourrait vous dire s’il n’y a point quelque autre demeure dans le voisinage où je serais commodément ; il me faut bien peu de chose pour moi, mais il en faut beaucoup pour tout ce qui m’entoure. Je suis honteux de ne pouvoir marcher qu’avec vingt-cinq ou trente personnes. Je puis faciliter mes transmigrations par une nouvelle négociation entamée avec M. le duc de Wurtemberg ; elle se consommera dans les premiers jours de janvier au plus tard, et nous pourrons faire ce nouveau contrat dans peu de temps, comme nous avons fait le premier ; je trouve ces emplacements très convenables et très sûrs.

 

          Tâchez, je vous prie, mon cher ami, de savoir de M. Jean Maire s’il loge quelqu’un dans le château de Montbéliard, et si je l’aurais tout entier à ma disposition.

 

          Présentez mes respects à M. et à madame de Klinglin ; je vous embrasse tendrement, vous et toute votre famille.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

14 Novembre 1764.

 

 

          Mon gendre et moi, nous sommes aux pieds des anges, et, avant que j’aie fermé ma lettre, je compte bien que M. Dupuits aura écrit celle de remerciements qu’il vous doit (1) ; après quoi il fera de point en point tout ce que vous avez la bonté de lui conseiller.

 

          Je ne suis pas aussi heureux que lui dans la petite guerre avec M. le maréchal de Richelieu, puisque je lui ai déjà envoyé (2) les choses que vous voulez que je supprime. Il me permet depuis quarante ans de disputer contre lui, et je ne me souviens pas d’avoir jamais été de son avis ; mais heureusement il m’a donné toujours liberté de conscience.

 

          Je conçois bien, mon cher ange, qu’on oublie aisément les anciennes petites brochures écrites à propos du testament ; il y était question du capucin Joseph, et de sa prétendue lettre à Louis XIII. Je répondis, en 1750, ce que je dis aujourd’hui avoir répondu en 1750, parce que je l’ai trouvé dans mes manuscrits reliés, écrits de la main du clerc que j’avais en ce temps-là. Comment avez-vous pu imaginer que j’eusse voulu antidater cette réponse ? quel bien cette antidate aurait-elle pu faire à ma cause ? Croyez que je dis aussi vrai sur cette petite brochure que sur le Portatif ; croyez que M. Abauzit, auteur de l’article APOCALYPSE et d’une partie de CHRISTIANISME, est non seulement un des plus savants hommes de l’Europe, mais, à mon gré, le mieux savant.

 

          Croyez que Middleton, ce même Middleton qui a fait cette belle Vie de Cicéron, a fait un excellent ouvrage sur les miracles, qu’il nie tous, excepté ceux de notre Seigneur Jésus-Christ. C’est de cet illustre Middleton qu’on a traduit le conte du miracle de Gervais et de Portais, et celui du savetier de la ville d’Hippone. Remerciez Dieu de ce qu’il s’est trouvé à la fois tant de savants personnages qui tous ont contribué à démolir le trône de l’erreur, et à rendre les hommes plus raisonnables et plus gens de bien.

 

          Enfin, mon cher ange, soyez bien convaincu que je suis trop idolâtre et trop enthousiaste de la vérité pour l’altérer le moins du monde.

 

          A l’égard du testament relié en maroquin rouge, la faute en est faite. Cette petite et innocente plaisanterie pourrait-elle blesser M. de Foncemagne, surtout quand ce n’est pas une viande sans sauce, et quand j’assaisonne la raillerie d’un correctif et d’un éloge ? J’ai envoyé l’ouvrage à M. de Foncemagne, l’estimant trop pour croire qu’il en fût offensé.

 

          Enfin, pourquoi voudriez-vous que je supprimasse le trait de l’hostie et du marquis Dupuis, duc de La Vieuville, quand cette aventure est rapportée mot pour mot dans mon Essai sur l’Histoire générale, tome V, page 29, édition de 1761 (3) ? Supprimer un tel article dans ma réponse, après l’avoir imprimé dans mon histoire, et après l’avoir envoyé à M. le maréchal de Richelieu lui-même, ôter d’une édition ce qui est dans une autre, ce serait me décréditer sans aucune raison.

 

          Vous voyez donc bien, mon cher ange, que la vérité et la convenance exigent que l’ouvrage paraisse dans Paris dans le même état où je soupçonne que le roi l’a déjà vu ; sans quoi je paraîtrais désavouer les faits sur lesquels je me suis fondé.

 

          Pardonnez, je vous prie, à mes petites remontrances. L’histoire deviendrait un beau recueil de mensonges, si l’on n’osait rapporter ce qu’on fait les rois et les ministres il y a cent cinquante années, de peur de blesser la délicatesse de leurs arrière-cousins. Je vous supplie donc instamment de vouloir bien agréer la bonté de M. Marin, qui veut bien faire imprimer ma réponse à M. de Foncemagne, avec les dernières additions que j’ai envoyées nouvellement.

 

          Au reste, il résultera de toute cette dispute, ou que le Testament du cardinal de  Richelieu n’est point de lui, ou que, s’il en est, il a fait là un bien détestable ouvrage. Je sais, à n’en pouvoir douter, que le roi a lu deux fois ce testament il y a environ vingt ans ; et je crois qu’il est bien important pour le royaume que le roi perde l’opinion où il peut avoir été que cet ouvrage doit être la règle de la conduite d’un prince.

 

          Quand on m’a mandé que vous aviez bien voulu corriger quelques passages, j’avais cru que c’était la faute qu’on a faite d’oublier les jeunes magistrats, et de dire que les avocats instruisent les magistrats, en oubliant jeunes ; que cette expression, la France est le seul pays souillé de cet opprobre, vous avait paru trop forte, et que c’était là qu’il fallait ménager les termes. Je me soumets à vos lumières et à vos bontés ; et, en même temps, je vous demande grâce pour l’hostie de La Vieuville, pour le maroquin rouge de l’abbé de Rothelin, et pour l’histoire du capucin Joseph. Je vous supplie de vouloir bien faciliter et d’approuver la bienveillance de M. Marin, à qui je renouvelle mes instances de laisser imprimer l’ouvrage tel que je l’ai envoyé en dernier lieu à vous et à lui.

 

 

1 – Pour son procès. (G.A.)

2 – Les Doutes nouveaux. (G.A.)

3 – Chap. CLXXVI. (G.A.)

 

 

 

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