CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 34

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 34

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à M. le président Hénault.

 

Aux Délices, 20 Octobre 1764.

 

 

          A la mort de M. d’Argenson, je ne pouvais écrire à personne, mon cher et respectable confrère ; j’étais très malade, ce qui m’arrive souvent ; et je suis toujours prêt à faire l’éternel voyage  qu’a fait votre ami, que nous ferons tous, et qui n’est que la fin d’un rôle ou pénible, ou insipide, ou frivole, que nous jouons pour un moment sur ce petit globe. Je ne pus alors écrire ni à vous, son illustre ami, ni à MM. de Paulmy et de Voyer.

 

          Quelque temps après, dans une lettre que je fus obligé d’écrire, tout malade que j’étais, à madame du Deffand, pour une commission qu’elle m’avait donnée, je vous adressai sept ou huit lignes un peu à la hâte, mais c’était mon cœur qui les dictait. J’étais d’ailleurs très embarrassé de l’exécution des ordres de madame du Deffand. Il s’agissait de lui procurer un exemplaire d’un petit livre intitulé : Dictionnaire philosophique portatif, imprimé à Liège ou à Bâle. C’est un recueil de pièces déjà connues, tirées de différents auteurs. Il y a trois ou quatre articles assez hardis, et je vous avoue que j’étais au désespoir qu’on me les imputât. Ce qui a donné lieu à cette calomnie, c’est que l’éditeur a mis dans l’ouvrage une demi-douzaine de morceaux que j’avais destinés autrefois au Dictionnaire encyclopédique, comme AMOUR, AMOUR-PROPRE, AMOUR SOCRATIQUE, AMITIÉ, GLOIRE, etc.

 

          Les autres articles sont pris partout. BAPTÊME est du docteur Middleton, traduit mot pour mot. ENFER, CHRISTIANISME, sont traduits de milord Warburton, évêque de Glocester. APOCALYPSE est un extrait du manuscrit curieux de M. Abauzit, l’un des plus savants hommes de l’Europe, et des plus modestes ; mais l’extrait est très mal fait. MESSIE est tout entier du premier pasteur de l’Eglise de Lausanne, nommé M. Polier de Bottens, homme de condition et de beaucoup de mérite, qui envoya cet article aux encyclopédistes il y a quelques années. Cet article me paraît savant et bien fait. J’ai obtenu depuis peu qu’on m’envoyât l’original écrit de sa main, que je possède.

 

          Ainsi vous voyez, mon cher et illustre confrère, que l’ouvrage n’est pas de moi ; mais il faudra toujours que les gens de lettres soient persécutés par la calomnie ; c’est leur partage, c’est leur récompense.

 

          Je pourrais, si je voulais, me plaindre qu’à l’âge de soixante-onze ans, accablé d’infirmités, et presque aveugle, on ne veuille pas me laisser achever ma carrière en paix ; mais je ne suis pas assez sot pour me plaindre, et j’aime mieux rire jusqu’au bout des vains efforts de la clique des Patouillet et des Fréron. Vos bontés me les font oublier, mon aimable et illustre confrère ; et quand je suis toujours un peu aimé du seul homme qui ait appris aux Français leur histoire, je me rengorge, et je suis toujours fier dans mes déserts.

 

          Vivez, poussez votre carrière aussi loin que Fontenelle ; et quand je serai mort, dites : J’ai perdu un admirateur.

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

Aux Délices, 20 Octobre 1764.

 

 

          Mon cher et illustre confrère, la calomnie persécutera donc toujours ces malheureux philosophes ! On s’obstine à m’imputer dans Paris et à Versailles je ne sais quelle rapsodie, intitulée : Dictionnaire philosophique portatif, qu’assurément on ne m’attribue pas dans Genève. On sait assez que c’est un recueil de diverses pièces, dont quelques-unes sont du rabbinisme. On y connaît les auteurs de divers articles : on m’a même communiqué depuis peu les originaux de quelques-unes de ces dissertations écrites de la main de leurs auteurs. On ne peut avoir une justification plus complète. Je crois devoir à l’Académie cette protestation que je fais entre vos mains. Je me flatte que mes confrères me rendront justice. Je pourrais me lamenter sur la persécution qu’on suscite à un solitaire âgé de soixante-onze ans, accablé d’infirmités et presque aveugle ; mais il faut que les philosophes aient un peu de courage, et ne se lamentent jamais. J’embrasse de tout mon cœur notre illustre secrétaire.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Aux Délices, 22 Octobre 1764.

 

 

          Monseigneur, mon héros, je ne sais où vous êtes ; je ne sais où est madame la duchesse d’Aiguillon, qui m’a honoré de deux gros volumes et d’un très joli petit billet. Permettez que je m’adresse à vous pour lui présenter mes remerciements. Souffrez que je vous parle du tripot de la comédie, qui tombe en décadence comme tant d’autres tripots. Il y a un acteur excellent, à ce qu’on dit, nommé Aufresne, garçon d’esprit, belle figure, bel organe, plein de sentiment. Il est actuellement à La Haye. Auteurs et acteurs, tout est en pays étranger.

 

          Je me souviens d’avoir vu chez moi cet Aufresne, qui me parut fait pour valoir mieux que Dufresne ; je vous en donne avis. M. le premier gentilhomme de la chambre fera ce qu’il lui plaira.

 

          Il y a dans le monde quelques exemplaires d’un livre infernal, intitulé Dictionnaire philosophique portatif. Ce livre affreux enseigne, d’un bout à l’autre, à s’anéantir devant Dieu, à pratiquer la vertu, et à croire que deux et deux font quatre. Quelques dévots, comme les Pompignan, me l’attribuent ; mais ils me font trop d’honneur. Il n’est point de moi ; et si je suis un geai, je ne me pare point des plumes des paons. Il y a un autre livre bien plus diabolique, et fort difficile à trouver ; c’est le célèbre Discours de l’empereur Julien contre les Galiléens ou chrétiens, très bien traduit à Berlin par le marquis d’Argens, et enrichi de commentaires curieux. Et, comme vous êtes curieux de ces abominations pour les réfuter, je tâcherai de concourir à vos bonnes œuvres, en faisant venir de Berlin un exemplaire pour vous l’envoyer, si vous me l’ordonnez.

 

          Je conçois à présent que c’est au printemps que mon héros conduira sa très aimable fille sur le chemin d’Italie ; et si je ne suis pas mort dans ce temps-là, je me ranimerai pour me mettre à leurs pieds. Le Soussigné V. n’est pas dans un moment heureux pour ses yeux ; il présente son respect à tâtons.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

22 Octobre 1764.

 

 

          Divin ange, laissons un moment les roués (1), et parlons des brûlés. Deux conseillers du conseil de Genève sont venus dîner aujourd’hui chez moi ; ils ont constaté que le Dictionnaire philosophique qu’on m’impute est de plusieurs mains ; ils ont reconnu l’écriture et la signature de l’auteur de l’article MESSIE, qui est, comme vous savez, un prêtre. Ils ont reconnu mot pour mot l’extrait de l’article APOCALYPSE, de M. Abauzit, Français réfugié depuis la révocation de l’édit de Nantes, et aussi plein d’esprit et de mérite que d’années. Ils certifient à tout le monde que l’ouvrage est de plusieurs mains. Ils sont d’avis seulement qu’il ne faut pas compromettre les auteurs d’une douzaine d’articles répandus dans cet ouvrage. Tout le monde sait que c’est un pauvre libraire de Lausanne, chargé d’une nombreuse famille et accablé de misère, à qui un homme de lettres de ce pays-là donna le recueil, il y a quelques années, par une compassion peut-être imprudente. En un mot, on est persuadé ici que je n’ai nulle part à cette édition.

 

          Il serait donc bien triste qu’on m’accusât en France d’une chose dont on ne me soupçonne pas à Genève.

 

          D’ailleurs, dès que j’ai vu que l’imprudence de quelques gens de lettres m’attribuait à Paris cet ouvrage, j’ai été le premier à le dénoncer dans une lettre ostensible  écrite à M. Marin, et envoyée tout ouverte dans une adresse à M. de Sartine.

 

          J’ai écrit à M. le vice-chancelier, à M. de Saint-Florentin (2) ; en un mot, j’ai fait ce que j’ai pu pour prévenir les progrès de la calomnie auprès du roi. Je sais que le roi en avait parlé au président Hénault d’une manière un peu inquiétante.

 

          Je suis pressé de faire un voyage dans le Wurtemberg et dans le Palatinat pour l’arrangement de mes affaires, ayant presque tout mon bien dans ce pays-là ; mais je ne veux point partir que je n’aie détruit auparavant une imposture qui peut me perdre.

 

          Vous me direz peut-être que j’aurais dû m’adresser à M. de Montpéroux, qui est résident à Genève ; mais il est tombé en apoplexie, et il a même tellement perdu la mémoire, qu’il oublie l’argent qu’on lui a prêté. Il s’enferme chez lui avec un vicaire de village qu’il a pris pour aumônier, lequel vicaire, par parenthèse, n’est pas l’ami des possesseurs de dîmes, et excite violemment les curés contre les seigneurs. Ce pauvre M. de Montpéroux a été piqué, je ne sais pas pourquoi, que les articles pour la Gazette littéraire n’aient pas passé par ses mains. C’est une étrange chose que cette petite jalousie ! mais que faire, il faut passer aux hommes leurs faiblesses. Nous nous flattons, madame Denis et moi, que ni M. de Montpéroux ni son vicaire turbulent n’empêcheront l’effet des bontés de M. le duc de Praslin pour madame Denis contre le concile de Latran.

 

          Le grand point est que le roi soit détrompé sur ce petit Dictionnaire, qu’il ne lira assurément pas. Des beaux esprits de Paris pourront dire : C’est lui, messieurs ; voilà son style. Il a fait l’article AMOUR et AMITIÉ il y a cinq ou six ans, donc il a fait APOCALYPSE et MESSIE. Le roi est trop bon et trop équitable pour me condamner sur les discours de M. de Pompignan.

 

          Croyez-vous qu’il soit nécessaire que j’écrive à M. le prince de Soubise pour détromper sa majesté ?

 

          Le petit abbé d’Etrée, qui n’est pas assurément descendant de Gabrielle, emploie toutes les ressources de son métier de généalogiste pour prouver que le diable engendra Voltaire, et que Voltaire a engendré le Dictionnaire philosophique.

 

          Vraiment, le marquis d’Argens est bien autrement engendré du diable ; il a traduit l’admirable Discours de l’empereur Julien contre les chrétiens, il l’a enrichi de remarques très curieuses et d’un discours préliminaire plus curieux encore. C’est un ouvrage diabolique : on est forcé de regarder Julien comme le premier des hommes  de son temps. Il est bien triste qu’un apostat comme lui ait eu plus de vertu dans le cœur, et plus de justesse dans l’esprit, que tous les Pères de l’Eglise. Le marquis d’Argens s’est surpassé en commentant cet ouvrage.

 

          A l’ombre de vos ailes.

 

 

1 – Toujours le Triumvirat. (G.A.)

2 – On n’a aucune de ces lettres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Ferney, 27 Octobre 1764.

 

 

          Mon cher ami, j’étais tout prêt à partir, j’allais venir en poste vous embrasser, me mettre aux pieds de LL. AA. EE., et passer avec elles le reste de l’automne. Mes maux, et surtout ma fluxion sur les yeux, ont tellement redoublé, que je suis actuellement privé de la vue, et que tout ce que je peux faire, c’est de signer mon nom au hasard. Me voilà entre quatre rideaux : ma vieillesse est devenue bien malheureuse. Je perds avec ma santé plus d’une consolation de ma vie ; mais si les bontés de monseigneur l’électeur me restent, je ne me croirai point à plaindre.

 

          Avez-vous entendu parler d’un Dictionnaire philosophique portatif qu’on débite en Hollande ? Je me le suis fait lire : il est détestablement imprimé, et plein de fautes absurdes ; mais il y a des choses très singulières et très intéressantes. C’est un recueil de pièces de plusieurs auteurs. On en a déterré quelques-unes de moi, qui ne sont pas les meilleures. Le reste est fort bon. Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

Aux Délices, 27 Octobre 1764 (1).

 

 

          Puisque vous nous avez promis, monsieur, de nous confier votre comédie, vous tiendrez votre promesse. N’allez pas manquer de parole par excès de modestie. Il me paraît impossible qu’avec l’esprit que vous avez, vous n’ayez pas fait une très bonne pièce ; j’ai vu de vous des choses charmantes dans plus d’un genre. Nous vous promettrons le secret, et nous remplirons, madame Denis et moi, toutes les conditions que vous nous imposerez.

 

          Je vous assure sur mon honneur que le Dictionnaire philosophique est de plusieurs mains. L’article APOCALYPSE est de M. Abauzit, de Genève vieillard de quatre-vingts ans, qui a un grand mérite et une science immense.

 

          L’article MESSIE est du premier pasteur de Lausanne ; ce morceau me paraît savant et bien fait. Il était destiné pour l’Encyclopédie ; peut-être même l’y trouverons-nous imprimé.

 

          Vous voyez qu’on ose dire aujourd’hui bien des choses auxquelles on n’aurait osé penser il y a trente années. Le marquis d’Argens vient d’imprimer à Berlin le Discours de l’empereur Julien contre les Galiléens, discours à la vérité un peu faible, mais beaucoup plus faiblement réfuté par saint Cyrille. Des amis du genre humain font aujourd’hui des efforts de tous côtés pour inspirer aux hommes la tolérance, tandis qu’à Toulouse on roue un homme pour plaire à Dieu, qu’on brûle des juifs en Portugal, et qu’on persécute en France des philosophes.

 

          Adieu, monsieur ; n’aurais-je jamais le plaisir de vous voir ? Je vous avertis que, si vous ne venez point à Ferney, je me traînerai à Lyon avec toute ma famille. Je vous embrasse en philosophe, sans cérémonie et de bon cœur. – V.

 

          Je ne peux écrire de ma main ; ma santé et mes yeux sont dans un état pitoyable.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Ferney, 29 Octobre 1764.

 

 

          Mon cher philosophe, j’aurai bien de la peine à vous trouver le livre que vous demandez. C’est un recueil de plusieurs mains. Il y a des pièces déjà connues. Il est détestablement imprimé, il fourmille de fautes. J’en fais venir un exemplaire de Francfort ; je vous l’enverrai dès que je l’aurai reçu ; je l’attends après-demain. On m’assure qu’on en fait une édition beaucoup plus correcte et plus ample à La Haye. Dieu le veuille, car la mauvaise édition que j’ai vue a achevé de me perdre les yeux.

 

          Votre neveu me paraît un vrai philosophe ; s’il l’est toujours, il sera assez riche, et la liberté vaut mieux que le métier de courtisan.

 

          L’accident de M. et de madame de Freudenreich me fait frémir : je remercie Dieu qu’ils en soient quittes pour des contusions, encore ces contusions me paraissent de trop ; personne ne s’intéresse plus tendrement que moi à leur conversation. Je vous supplie de les en assurer ; je leur serai attaché, comme à vous, jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

 

 

 

 

 

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