CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 33
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à M. Dupont.
12 Octobre 1764.
Vous avez dû recevoir, mon cher ami, la lettre de change payable à Lyon au 12 octobre préfix ; nous sommes aujourd’hui à ce 12. M. Jean Maire m’avait promis en partant de chez moi, le 22 septembre, que j’aurais de ses nouvelles les premiers jours d’octobre, qu’il serait alors à Colmar, et qu’il finirait tout avec vous : je n’entends point parler de lui, je suppose que les affaires de M. le duc de Wurtemberg l’ont arrêté. Vous êtes au fait de tout, je ne crois pas qu’il y ait le moindre risque à courir ; j’ai en main une procuration spéciale de M. le duc de Wurtemberg au sieur Jean Maire, qui suffirait en cas de besoin pour constater tous mes droits. M. Jean Maire m’a paru le plus honnête homme du monde ; ma créance est établie sur des terres qui sont en France, et qu’on m’assure n’être hypothéquées à personne qu’à moi ; ainsi j’ai tout lieu de croire qu’il ne s’agit que d’une simple formalité que M. Jean Maire remplira dès qu’il aura conféré un moment avec vous ; je vous assure que je voudrais bien être à sa place, et avoir la consolation de vous revoir encore. Je vous embrasse tendrement, vous et toute votre famille.
Je vous prie de présenter mes respects à M. le premier président.
C’est par madame du Fresney que je vous écris, et c’est par elle que je vous ai envoyé la lettre de change.
à M. Damilaville.
15 Octobre 1764.
J’ai parcouru, mon cher frère, la Critique (1) des sept volumes de l’Encyclopédie. Je voudrais bien savoir qui sont les gadouards qui se sont efforcés de vider le privé d’un vaste palais dans lequel ils ne peuvent être reçus ; je leur appliquerais ce que l’électeur palatin me faisait l’honneur de m’écrire au sujet de maître Aliboron : « Tel qui critique l’église de Saint-Pierre de Rome n’est pas en état de dessiner une église de village. » Belles paroles, et bien sensées, et qui prouvent que la raison a encore des protecteurs dans ce monde.
Je crois que le public ne se souciera guère qu’une des îles Mariannes s’appelle Agrignon ou Agrigan, ni qu’il faille prononcer Barassa ou Bossera ; mais je crains que les ennemis de la philosophie ne regardent cette critique comme un triomphe pour eux.
Je suis surtout indigné de la manière dont on traite M. d’Alembert, pages 172 et 178. Pour M. Diderot, il est maltraité dans tout l’ouvrage. Ce qu’il y a de pis, c’est que ces misérables sonnent le tocsin. Ils sont bien moins critiques que délateurs ; ils rappellent, à la fin du livre, quatre articles des arrêts du conseil et du parlement contre l’Encyclopédie ; ils ressemblent à des inquisiteurs qui livrent des philosophes au bras séculier.
Voilà donc la persécution visiblement établie ; et si on ne rend pas ces satellites de l’envie aussi odieux et aussi méprisables qu’ils doivent l’être, les pauvres amis de la raison courent grand risque. Je ne conçois pas que, parmi tant de gens de lettres qui ont tous le même intérêt, il n’y en ait pas un qui s’empresse à porter au moins un peu d’eau quand il voit la maison de ses voisins en flammes. La sienne sera bientôt embrasée, et alors il ne sera plus temps de chercher du secours.
Je voudrais bien que M. d’Alembert suspendît pour quelques jours ses autres occupations, et que, sans se faire connaître, sans se compromettre, il fît, selon son usage, quelque ouvrage agréable et utile, dans lequel il daignerait faire voir en passant l’insolence, la mauvaise foi et la petitesse de ces messieurs. Il est comme Achille qui a quitté le camp des Grecs ; mais il est temps qu’il s’arme et qu’il reprenne sa lance. Je l’en prie comme le bon homme Phœnix (2), et je vous prie de vous joindre à moi.
Il est triste que le Dictionnaire philosophique paraisse dans ce temps-ci, et il est bien essentiel qu’on sache que je n’ai nulle part à cet ouvrage, dont la plupart des articles sont faits par des gens d’une autre religion et d’un autre pays.
Avez-vous à Paris la Traduction du plaidoyer de l’empereur Julien contre les Galiléens, par le marquis d’Argens ? Il serait à souhaiter que tous les fidèles eussent ce bréviaire dans leur poche.
Adieu, mon cher frère, recommandez-moi aux prières des fidèles, et surtout écr. l’inf…
1 – Par l’abbé Saas. (G.A.)
2 – Iliade, chant IX. (G.A.)
à M. Damilaville.
19 Octobre 1764 (1).
Mon cher frère, je sais, à n’en pouvoir douter, que le procureur-général a ordre d’examiner le livre et d’en poursuivre la condamnation. Je sais bien qu’il est prouvé que je n’en suis pas l’auteur ; mais je n’en serai pas moins persécuté, et Dieu sait jusqu’où cette persécution peut aller. J’ai heureusement recouvré deux articles, dont l’un est tout entier de la main de l’auteur. Il est clair comme le jour que l’ouvrage est de plusieurs mains, et qu’on s’est servi de mon orthographe pour me l’attribuer. N’importe, mon innocence ne me servira de rien. C’est toujours pour moi une consolation bien chère que vous me rendiez justice, et que la voix de nos frères se joigne à la vôtre pour publier la vérité. Je subis le sort de tous ceux qui se sont consacrés aux lettres : on les a opprimés ; mais tous n’ont pas trouvé un frère tel que vous.
Je joins ici un petit mémoire (2) que je vous prie d’envoyer à Briasson pour le communiquer aux encyclopédistes, et surtout à M. le chevalier de Jaucourt, dont la nièce a acheté à Genève plusieurs exemplaires du Portatif. Les encyclopédistes doivent sentir qu’on ira du Portatif à eux.
Jam proximus ardet
Ucalegon.
Ænéid., liv. II
C’est un nommé l’abbé d’Etrée, petit généalogiste et un peu faussaire de son métier qui a donné le livre au procureur-général. On trouve partout des monstres. Cher frère, il faut savoir souffrir.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – Le Mémoire déjà adressé à Damilaville. (G.A.)
à Madame la comtesse d’Argental.
Aux Délices, 19 Octobre 1764.
Vous avez écrit, madame, une lettre charmante à madame Denis ; j’y ai vu la beauté de votre âme et la bienfaisance de votre caractère : tous les Corneille seront heureux. Il ne m’appartient pas de l’être à mon âge de soixante-onze ans, malingre et presque aveugle au pied des Alpes ; cependant je le serais, je conserverais encore ma gaieté, et je travaillerais avec l’ex-jésuite pour vous plaire, si je n’étais un peu assommé par la persécution. La clique Fréron, la clique Pompignan crie que je suis l’auteur de je ne sais quel Dictionnaire philosophique portatif, tout farci de citations des Pères de l’Eglise et des rêveries des rabbins. On sait très bien, dans le pays que j’habite, que c’est un recueil de plusieurs auteurs, rassemblés par un libraire ignorant qui a fait des fautes absurdes ; mais à la cour, on n’est pas si bien informé. La calomnie y arrive en poste, et la vérité, qui ne marche qu’à pas comptés, a la réputation de n’y être pas trop bien reçue.
Cependant, comme M. d’Argental est à Fontainebleau, la vérité a là un bon appui. Je compte sur les bontés de M. le duc de Praslin. Pourquoi m’attribuer un livre que je renie ? un recueil de dix ou douze mains différentes ? Condamne-t-on les gens sans preuve, et sur des soupçons aussi mal fondés ? Le roi est juste, il ne me jugera pas sans doute sur des présomptions si légères : et puisqu’il fait élever une statue à Crébillon, il ne me fera pas brûler au pied de la statue, car enfin ce Crébillon a fait cinq tragédies, et j’en ai fait environ trente, et sûrement je n’ai point fait le Portatif.
Il est si vrai que le livre est de plusieurs auteurs, que j’ai en main l’original d’un des articles connus depuis quelques années.
On dit qu’un nommé l’abbé d’Etrée, autrefois associé avec Fréron, depuis généalogiste et faussaire, et qui a un petit prieuré dans mon voisinage, a donné le Portatif au procureur-général, lequel instrumente. Je vous supplie, madame, de communiquer cette lettre à M. d’Argental, qui est à Fontainebleau.
Je n’ai pas un moment à moi ; mais tous les moments de ma vie vous sont consacrés à tous deux avec le plus tendre respect.
à M. Colini.
19 Octobre 1764.
Mon cher ami, si le zèle peut donner des forces, je viendrai assurément vous embrasser avant de mourir. Je vous adresse cette lettre (1) pour votre adorable maître. Avez-vous encore Fréron chez vous ? Nous ne devons pas paraître lui et moi sur le même hémisphère. Addio, mio caro !
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. Bazire,
CHEZ M. DE MONTAGNIER, MAIRE DE SEISSEL.
Au château de Ferney, 20 Octobre 1764.
M. de Voltaire était très malade lorsqu’il a reçu la lettre obligeante et les vers encore plus agréables de M. Bazire. Madame Denis était auprès de lui, et ni l’un ni l’autre n’ont pu le remercier encore. Ils l’assurent tous deux de leur reconnaissance et de l’extrême envie qu’ils auraient de la lui témoigner.
J’ai l’honneur d’être, etc.
à M. Dupont.
20 Octobre 1764.
Oui, mon cher ami, vous serez avocat de monseigneur le duc de Wurtemberg ou je mourrai à la peine ; je ferai plutôt le voyage de Stuttgard. Je vais écrire à M. le comte de Montmartin, que j’ai l’honneur de connaître, et qui m’honore de ses bontés. Monseigneur le duc de Wurtemberg et monseigneur l’électeur palatin ont daigné m’inviter à venir chez eux ; mais, en vérité, j’ai plus d’envie de vous embrasser que de faire ma cour à des princes. Si je ne m’étais pas fait une famille aussi considérable que celle à la tête de laquelle je me trouve ; si je n’avais pas chez moi la nièce de Corneille, son mari et leur fille, et le P. Adam, et un architecte et sa femme, et trente ou quarante domestiques de campagne à conduire, et un assez grand terrain à cultiver sans pouvoir trouver de fermier, je vous jure que j’accepterais bien vite votre proposition de m’établir à Montbéliard ; je serais votre voisin, nous philosopherions ensemble. Présentez, je vous prie, mes respects à M. le premier président et à madame ; embrassez pour moi madame votre femme et vos enfants. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments.
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 20 Octobre 1764.
Mon divin ange, je vous ai écrit un petit mot par M. le duc de Praslin ; j’ai écrit à madame d’Argental, qui vous communiquera ma lettre. Le petit ex-jésuite est toujours plein de zèle et d’ardeur ; et quand il reverra ses roués, il attendra quelque moment d’enthousiasme pour faire réussir votre conspiration. Vous connaissez l’opiniâtreté de sa docilité.
Pour moi, vieux ex-Parisien et vieux excommunié, je suis toujours occupé de ce malheureux Portatif, qu’on s’obstine à m’imputer. Un petit abbé d’Etrée, dont je vous ai, je crois, parlé dans mon billet, qui a travaillé autrefois avec Fréron, qui s’est fait généalogiste et faussaire, qui, à ce dernier métier, a obtenu un petit prieuré dans le voisinage de Ferney, et qui a tous les vices d’un fréronien et d’un prieur, ce petit monstre, dis-je, est celui qui a eu la charité de se rendre mon dénonciateur.
Il faut que vous sachiez que ce polisson vint, l’année passée, prendre possession de son prieuré dans une grange, en se disant de la maison d’Etrée, promettant sa protection à tout le monde et se faisant donner des fêtes par tous les gentilshommes du pays. Je n’eus pas l’honneur de lui aller faire ma cour ; il m’écrivit que j’étais son vassal pour un pré qui relevait de lui ; que mes gens étaient allés chasser une fouine auprès de sa grange épiscopale ; qu’il voulait bien me donner à moi personnellement permission de chasser sur ses terres, mais qu’il procéderait, par voie d’excommunication, contre mes gens qui tueraient des fouines sur les siennes.
Comme je suis fort négligent, je ne lui fis point de réponse. Il jura qu’il s’en vengerait devant Dieu et devant les hommes, et il clabaude aujourd’hui contre moi chez M. l’évêque d’Orléans (1) et chez M. le procureur-général. Un fripon armé des armes de la calomnie et de la vraisemblance peut faire beaucoup de mal.
On m’impute le Portatif, parce qu’en effet il y a quelques articles que j’avais destinés autrefois à l’Encyclopédie, comme AMOUR, AMOUR-PROPRE, AMOUR SOCRATIQUE, AMITIÉ, etc. ; mais il est démontré que le reste n’en est pas. J’ai heureusement obtenu qu’on remît entre mes mains l’article MESSIE, écrit tout entier de la main de l’auteur. Je ne vois pas ce qu’on peut répondre à une preuve aussi évidente. Tout le reste est pris de plusieurs auteurs connus de tous les savants.
En un mot, je n’ai nulle part à cette édition, je n’ai envoyé le livre à personne, je n’ai d’autres imprimeurs que les Cramer, qui certainement n’ont point imprimé cet ouvrage.
Le roi est trop juste et trop bon pour me condamner sur des calomnies aussi frivoles qui renaissent tous les jours, et pour vouloir accabler, sur une accusation aussi vague et aussi fausse, un vieillard chargé d’infirmités.
Je finis, mon cher ange, parce que cette idée m’attriste ; et je ne veux songer qu’à vos bontés, qui me rendent ma gaieté.
N.B. – Non, je ne finis pas. Le roi a chargé quelqu’un d’examiner le livre, et de lui en rendre compte ; c’est ou le président Hénault ou M. Daguesseau. Je soupçonne que l’illustre abbé d’Etrée a dîné avec le président chez le procureur-général dont il fait sans doute la généalogie. Cet abbé d’Etrée a mandé à son fermier qu’il me perdrait. Il a toujours sa fouine sur le cœur. Dieu le bénisse !
J’ai actuellement les yeux dans un pitoyable état ; cela peut passer, mais les méchants ne passeront point.
Malgré mes yeux, j’ajoute que Montpéroux, résident à Genève, aurait mieux fait de me payer l’argent que je lui ai prêté que d’écrire ce qu’il a écrit à M. le duc de Praslin (2).
Sub umbra alarum tuarum.
1 – L.S. de Jarente. (G.A.)
2 – Montpéroux avait dénoncé Voltaire comme auteur du Dictionnaire philosophique portatif. (G.A.)