CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 32
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
8 Octobre 1764.
Cher frère, vous me ravissez. Comment pouvez-vous écrire des lettres de quatre pages, étant malade et chargé d’affaires ? moi, qui ne suis chargé de rien, j’ai bien de la peine à écrire un petit mot. Je deviens aussi paresseux que frère Thieriot ; mais je ne change pas de patron (1) comme lui. Apparemment qu’il sert la messe de son archevêque. Pour moi, qui ne la sers ni ne l’entends, je suis toujours fidèle aux philosophes.
J’espère que le petit recueil fait par M. Dubut ne fera de tort ni à la philosophie ni à moi. Je voudrais que chacun de nos frères lançât tous les ans les flèches de son carquois contre le monstre, sans qu’on sût de quelle main les coups partent. Pourquoi faut-il que l’on nomme les gens ? il s’agit de blesser ce monstre, et non pas de savoir le nom de ceux qui l’ont blessé. Les noms nuisent à la cause, ils réveillent le préjugé. Il n’y a que le nom de Jean Meslier qui puisse faire du bien, parce que le repentir d’un bon prêtre, à l’article de la mort, doit faire une grande impression. Ce Merlier devrait être entre les mains de tout le monde.
Nous avons converti depuis peu un grand seigneur attaché à M. le dauphin ; c’est un grand coup pour la bonne cause. Il y a dans la province des gens zélés qui commencent à combattre avec succès.
J’aurais bien voulu que des Cahusac, des Deshmahis (2), n’eussent pas travaillé à l’Encyclopédie, qu’on se fût associé de vrais savants, et non pas de petits freluquets, et qu’on n’eût pas eu la malheureuse complaisance d’insérer, à côté des articles des Diderot et des d’Alembert, je ne sais quelles puériles déclamations qui déshonorent un si bel ouvrage (3). Je suis si attaché à cette belle entreprise, que je voudrais que tout en fût parfait ; mais le bon y domine à tel point, qu’elle fera l’honneur de la nation, et qu’assurément on doit à M. Diderot des récompenses.
On dit qu’on a donné des lettres de noblesse et une grosse pension au sieur Outrequin, pour avoir arrosé le boulevard. Si je travaillais à l’Encyclopédie, je dirais, à l’article PENSION : M. Outrequin en a reçu une très forte, et M. Diderot a été persécuté.
Bonsoir, belle âme, qui gémissez comme moi sur le sort de la philosophie. Ecr. l’inf…
1 – Thieriot avait quitté le médecin Baron pour l’archevêque de Cambrai. (G.A.)
2 – Ils étaient morts tous deux, l’un en 1759, l’autre en 1761. (G.A.)
3 – Voyez, entre autres, l’article FEMME dans l’Encyclopédie. (G.A.)
à M. le Clerc de Montmerci.
8 Octobre 1764.
L’amitié d’un philosophe comme vous, monsieur, peut consoler de toutes les sottises qu’on fait et qu’on dit chez les Welches. Je ne connaissais point ce M. Robinet (1), et je ne savais pas qu’il fût l’auteur du Traité de la Nature. Il me semble que c’est un ouvrage de métaphysique, et je suis bien étonné qu’un philosophe s’amuse à faire imprimer deux volumes de mes lettres. Où aurait-il pris de quoi faire ces deux volumes ?
A l’égard des six commentateurs, il faut que ce soit la troupe qui travaille au Journal chrétien. Elle ne donnera sans doute que des avis charitables et fraternels ; elle priera Dieu pour moi, et cela me fera beaucoup de bien.
On dit que tous les musiciens ont été à l’enterrement de Rameau et qu’ils ont fait chanter un très beau De profondis. Quand je mourrai, les poètes feront contre moi des épigrammes que les dévots larderont de maudissons. En attendant, je me recommande à vous et aux philosophes.
1 – Né en 1735, mort en 1820. Il venait de publier des Lettres secrètes de Voltaire. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
8 Octobre 1764.
Madame de Florian vous remettra, madame, le livre que vous me demandez, presque aussitôt que vous aurez reçu cette lettre. Vous verrez bien aisément quelle injustice l’on me fait de m’attribuer cet ouvrage ; vous connaîtrez que c’est un recueil de pièces écrites par des mains différentes. Il est d’ailleurs rempli de fautes d’impression et de calculs erronés qui peuvent faire quelque peine au lecteur. Il y a quelques chapitres qui vous amuseront, et d’autres qui demandent un peu d’attention. Si vous lisez le CATÉCHISME DES JAPONAIS, vous y reconnaîtrez aisément les Anglais ; vous y verrez d’un coup d’œil que les Breuxhé sont les Hébreux ; les pipastes, les papistes ; Therlu et Vincal, Calvin et Luther ; et ainsi du reste.
Je vous exhorte surtout à lire le CATÉCHISME CHINOIS, qui est celui de tout esprit bien fait. En général, le livre inspire la vertu, et rend toutes les superstitions détestables.
C’est toujours beaucoup dans les amertumes dont cette vie est remplie, d’être guéri d’une maladie affreuse qui ronge le cœur de la plupart des hommes, et qui conduit au tombeau par des chemins bordés de monstres.
J’ai été si malade depuis deux mois, madame, que je n’ai pu aller une seule fois chez madame de Jaucourt. Je crois vous avoir déjà mandé que j’avais renoncé à tout ce qu’on appelle devoirs, comme à tout ce qu’on nomme plaisirs.
Je prie M. le président Hénault de souffrir que je ne le sépare point de vous dans cette lettre, et que je lui dise ici que je lui serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie. Il voit mourir tous ses amis les uns après les autres ; cela doit lui porter la tristesse dans l’âme, et vous devez vous servir l’un à l’autre de consolation.
Un redoublement de mes maux, qui me prend actuellement, me remet dans mon lit, et m’empêche de dicter plus longtemps combien je suis dévoué à tous deux. Recevez ensemble les protestations bien sincères de mes tendres sentiments, et conservez-moi des bontés qui me sont bien précieuses.
à M. le marquis de Chauvelin.
Ferney, 9 Octobre 1764.
Quand la faiblesse et les maladies augmentent, on est un mauvais correspondant, et votre excellence est très indulgente, sans doute pour les gens de mon espèce Vous ne devez point d’ailleurs regretter que je ne vous aie pas instruit de ce que madame de Was peut être. Elle est venue chez moi, mais je ne l’ai point vue. Je me mets rarement à table quand il y a du monde ; ma pauvre santé ne me le permet pas. On dit qu’elle est fort aimable, ce qui est assez indifférent à un pauvre malade.
Vous devriez bien engager les anges à vous faire copier les roués de la fournée nouvelle ; ils vous l’enverraient par le premier courrier que M. le duc de Praslin ferait passer par Turin. Vous jugeriez si, en supprimant quelques morceaux de politique, on a pu jeter plus d’intérêt dans l’ouvrage. La politique est une fort bonne chose, mais elle ne réussit guère dans les tragédies : c’est, je crois, une des raisons pour laquelle on ne joue plus la plupart des pièces de ce grand Corneille. Il faut parler au cœur plus qu’à l’esprit. Tacite est fort bon au coin du feu, mais ne serait guère à sa place sur la scène.
Au reste, je suis d’autant plus fâché d’avoir renoncé au théâtre, que c’est quitter un temple où madame l’ambassadrice est adorée. Je ne peux plus être un de ses prêtres, la vieillesse et la faiblesse m’ont fait réformer. J’ai pris mon congé au même âge que Sarrazin, et j’ai poussé la carrière aussi loin que je l’ai pu. A combien de choses n’est-on pas obligé de renoncer ! L’âge amène chaque jour une privation : il faut bien s’y accoutumer, et n’en pas murmurer, puisqu’on n’est né qu’à ce prix. Il y a une chose qui m’étonnera toujours, c’est comment le cardinal de Fleury a eu la rage d’être premier ministre à l’âge de soixante et quatorze ans ; cela est plus extraordinaire que de faire des enfants à cent années. Je vous souhaite ces deux ministères, et je voudrais alors faire votre panégyrique.
J’ai vu votre petit Anglais, qui a une maîtresse, et point de précepteur. Ils sont tous dans ce goût-là. Nous avons eu longtemps le fils (1) de M. Fox. Il voyageait, à quinze ans, sur sa bonne foi, et dépensait mille guinées par mois : les Welches n’en sont pas encore là.
Je présente mes respects à leurs excellences, et je les prie très instamment de me conserver leurs bontés.
1 – C’est l’orateur. Né en 1748, mort en 1806. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
10 Octobre 1764.
Mon cher frère en Bayle, en Descartes, Lucrèce, etc., continuez à faire tout le bien que vous pourrez dans votre province ; soyez le digne vicaire du curé Meslier. Si vous aviez pu distribuer à vos voisins les trois cents jambons (1) qu’il a laissés à sa mort, vous leur auriez fait faire une excellente chère. Il est bon de manger des truites, mais vous savez qu’il faut aussi une autre nourriture.
Il est venu des adeptes immédiatement après votre départ ; ils cultiveront la vigne du Seigneur d’un côté, tandis que vous la provignerez de l’autre, et Dieu bénira vos soins. Ma santé s’affaiblit tous les jours ; mais je mourrai content si j’apprends que vous servez tous les jours sur votre table de ces bons jambons du curé. Cette nouvelle cuisine est très saine, elle ne donne point d’indigestion, elle ne porte point au cerveau des nuages comme l’ancienne cuisine. Je suis persuadé que vous aurez toujours beaucoup de convives, et que vous n’admettrez pas les sots à vos festins.
Mille respects à tout ce qui vous environne ; je mets à la tête madame votre femme et M. votre frère.
1 – Trois cents exemplaires de l’Extrait des Sentiments de Meslier. (G.A.)
à M. Damilaville.
12 Octobre 1764.
Voici, mon cher frère, un petit mot pour frère Protagoras (1).
Je ne sais si je vous ai mandé que l’article MESSIE, du Portatif, était du premier pasteur de l’Eglise de Lausanne. L’original est encore entre mes mains, et on en avait envoyé une copie, il y a cinq à six ans, aux libraires de l’Encyclopédie. Ce morceau me parut assez bien fait : vous pouvez voir si on en a fait usage Il me semble que le même ministre, qui se nomme Polier de Bottens, en avait envoyé plusieurs autres.
L’article APOCALYPSE est fait par un homme d’un très grand mérite, nommé M. Abauzit ; et l’article ENFER est traduit en grande partie de M. Warburton, évêque de Glocester.
Vous voyez que l’ouvrage est incontestablement de plusieurs mains, et qu’ainsi on a très grand tort de me l’attribuer. On m’a véritablement alarmé sur cet ouvrage ; ainsi ne soyez point étonné de la fréquence de mes lettres.
Informez-vous de ce qu’est devenu le MESSIE de Polier ; vous verrez la vérité de vos propres yeux, et vous serez en droit de le persuader aux autres ; vous verrez surtout, par le détail que je vous fais, qu’il y a dans toute l’Europe d’honnêtes gens très instruits, qui pensent et qui écrivent librement. Chacun, de son côté, combat le monstre de la superstition fanatique ; les uns lui mordent les oreilles, d’autres le ventre, et quelques-uns aboient de loin. Je vous invite à la curée : mais il ne faut pas que le tonnerre tombe sur les chasseurs.
Lisez, je vous prie, les Questions proposées à qui pourra les résoudre, page 117, dans le Journal encyclopédique, du 15 Septembre (2). L’auteur a mis partout, à la vérité, le mot de bête à la place de celui d’homme ; mais on voit assez qu’il entend toujours les bêtes à deux pieds, sans plumes. Il n’y a rien de plus fort que ce petit morceau ; il ne sera remarqué que par les adeptes ; mais la vérité n’est pas faite pour tout le monde ; le gros du genre humain en est indigne. Quelle pitié que les philosophes ne puissent pas vivre ensemble !
J’apprends dans le moment une nouvelle que je ne veux pas croire, parce qu’elle m’afflige trop pour vous. On dit qu’on supprime tous les emplois concernant le vingtième. Je ne puis croire qu’on laisse inutile un homme de votre mérite. Mandez-moi, je vous prie, ce qui en est, et comptez, mon cher frère, que je m’intéresse plus encore à votre bien-être qu’à écr. l’inf…
1 – Lettre du 12 Octobre. (G.A.)
2 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)
MÉMOIRE.
Un jeune homme destiné à former une grande bibliothèque ramassa, il y a quelques années, en Suisse, quelques manuscrits, dont quelques-uns étaient pour le Dictionnaire des sciences et des arts (1).
Entre autres l’article MESSIE, d’un célèbre pasteur de Lausanne, homme de condition et de beaucoup de mérite ; article très savant et très orthodoxe dans toutes les communions chrétiennes, et qui fut envoyé en 1760, de la part de M. Polier de Bottens, aux libraires de l’Encyclopédie.
Un extrait de l’article APOCALYPSE, manuscrit très connu de M. Abauzit, l’un des plus savants hommes de l’Europe, et des plus connus, malgré sa modestie.
L’article BAPTÊME, traduit tout entier des œuvres du docteur Middleton.
AMOUR, AMITIÉ, GUERRE, GLOIRE, destinés à l’Encyclopédie, mais qui n’avaient pu être envoyés.
CHRISTIANISME et ENFER, tirés de la Légation de Moïse, de milord Warburton, évêque de Glocester.
Enfin plusieurs autres morceaux imités de Bayle, de Le Clerc, du marquis d’Argens, et de plusieurs auteurs.
Il en fit un recueil qu’il imprima à Bâle. Ce recueil paraîtra très informe, et plein de fautes grossières. On y trouve Warburton, évêque de Worchester, pour évêque de Glocester.
On y dit que les Juifs eurent des rois huit cents ans après Moïse, et c’est environ cinq cents ans.
On compte huit cent soixante-sept ans depuis Moïse à Josias : il faut en compter plus de onze cents.
Il dit que plus de soixante millions font la deux cent trentième partie de seize cents millions : c’est environ la vingt-sixième.
L’ouvrage est d’ailleurs imprimé sur le papier le plus grossier et avec les plus mauvais caractères ; ce qui prouve assez qu’il n’a point été mis sous presse par un libraire de profession.
On voit assez par cet exposé combien il est injuste d’attribuer cet ouvrage et cette édition aux personnes connues auxquelles la calomnie l’impute.
On est prié de communiquer ce mémoire aux personnes bien intentionnées qui peuvent élever leur voix contre la calomnie.
1 – L’Encyclopédie. (G.A.)