CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 30
Photo de PAPAPOUSS
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 21 Septembre 1764 (1).
Mon héros ne m’a point appris dans quel temps madame la comtesse d’Egmont irait dans ses terres papales. Je me mets aux pieds du père et de la fille ; mais je voudrais savoir si c’est cet automne qu’ils iront du côté des Alpes. Les fêtes que mon héros a données dans son royaume d’Aquitaine ont retenti jusque dans nos déserts. Il soutient toujours l’honneur de la France, en paix comme en guerre. Assurément on lui a bien de l’obligation ; mais on ne l’imite guère en aucun genre.
Je ne sais s’il accompagne madame d’Egmont en Italie, et s’il veut avoir le plaisir de voir la ville souterraine. Nous voudrions bien lui donner quelque pièce nouvelle sur le théâtre des marionnettes de Ferney. C’est tout ce que nous pouvons lui offrir sur son passage, à moins que nous n’ayons quelque parente de madame Ménage à lui présenter ; nos Génevoises ne sont pas dignes de lui.
La jolie vie que vous menez, monseigneur le gouverneur de Guyenne, tandis que votre substitut (2) ne s’applique au … que des sangsues et se fait charpenter … … ! Ma misérable santé m’empêche de l’aller voir. Je ne sors point de Ferney, et je n’en sortirai que pour vous. J’ai renoncé à la vie ambulante et bruyante ; car si vous êtes jeune, je suis vieux, et je ménage le peu de temps qui me reste.
M. le duc de Randan est venu à Genève avec M. le duc de La Trimouille et quarante officiers. Il y avait là de quoi prendre la ville. Cependant on ne leur a pas fait les plus légers honneurs. La garnison se met sous les armes, et ne s’y est pas mise pour des commandants de province. Cela est assez ridicule. On ne s’empresse pas aujourd’hui à fêter notre nation ; il n’y a que vous qu’on distingue.
Je vous crois à présent à Paris. On dit que le tripot de la comédie va comme les autres tripots, misérablement. Mais vous brillez par l’opéra-comique, et cela soutient la gloire d’un pays.
Si vous venez dans notre tripot, madame Denis vous donnera une ombre-chevalier (3) et la comédie ; mais donnez vos ordres à l’avance. Je suis bien indigne de paraître devant vous et devant madame d’Egmont ; je ne fais que radoter ; pardonnez à ma misère.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le duc de Lorges. (G.A.)
3 – Poisson du lac de Genève. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
21 Septembre 1764.
Eh bien ! Oui, madame, il serait tout aussi bon, pour le moins, de n’être pas né. L’Evangile ne l’a dit que de Judas, mais l’Ecclésiaste l’a dit de tous les hommes ; et si Salomon a fait l’Ecclésiaste, vous êtes de l’avis du plus sage et du plus voluptueux de tous les rois. Remarquez seulement que Salomon ne parlait ainsi que quand il digérait mal. L’abbé de Chaulieu, qui valait bien Salomon, dit :
Bonne ou mauvaise santé
Fait notre philosophie.
Je suis donc volontiers de votre avis quand je souffre, et nous n’aurons plus de querelle sur cet article. Je croirai avec vous qu’il eût beaucoup mieux valu au prince Ivan de n’être pas né, que d’être empereur au berceau pour vivre vingt-quatre ans dans un cachot, et pour y mourir de huit coups de poignard. Je serais homme à souhaiter de n’être pas né, si on m’accusait d’avoir fait le Dictionnaire philosophique ; car, quoique cet ouvrage me paraisse aussi vrai que hardi, quoiqu’il respire la morale la plus pure, les hommes sont si sots, si méchants, les dévots sont si fanatiques, que je serais sûrement persécuté.
Cet ouvrage, que je crois très utile, ne sera jamais de moi ; je n’en ai envoyé à personne ; j’ai même de la peine à en faire venir quelques exemplaires pour moi-même. Dès que j’en aurai, je vous en ferai parvenir ; mais par quelle voie ? je n’en sais rien. Tous les gros paquets sont saisis à la poste. Les ministres n’aiment pas qu’on envoie sous leur nom des choses dont on peut leur faire des reproches ; il faut attendre l’occasion de quelques voyageurs.
Je suis indigné qu’un homme qui avait le sens commun (1) ait passé les cinq dernières heures de sa vie avec un prêtre ; deux minutes suffisaient. S’il faut payer chez vous ce tribut à l’usage, on doit acquitter cette dette le plus vite qu’il est possible. Je vous prie de dire à M. le président Hénault combien je regrette son ami.
Mais si nous avions eu le malheur de perdre M. Hénault, aurait-il fallu écrire à M. d’Argenson ? Je n’ai point écrit à son fils, parce que son fils ne m’écrirait pas sur la mort de son père.
Savez-vous, madame, qu’il m’en coûte infiniment d’écrire ? Je vois à peine mon papier, et je suis très malade. Je vous écris parce que vous vous croyez très malheureuse, et que vous avez une âme forte à qui je dis quelquefois que mes lettres vous consolaient un moment ; parce que j’aime à vous parler des malheurs de la vie humaine, des préjugés qui l’empoisonnent, et des horreurs ridicules dont on accompagne la mort.
Soyons philosophes au moins dans nos derniers jours ; ne les employons pas à nous sacrifier aux vanités du monde, à suivre des fantômes, à nous éviter nous-mêmes, à nous prodiguer au dehors, à nous repaître de vent. Vivez, philosophez avec vos amis ; qu’ils trompent le temps avec vous ; qu’ils égaient avec vous le chagrin secret de la vieillesse ; qu’ils vivent pour eux et pour vous.
Adieu, madame ; je vous aime de loin, et je vous aimerais encore plus de près.
1 – M. P. d’Argenson. (G.A.)
à M. le marquis de Chauvelin.
A Ferney, 21 Septembre 1764.
J’ai été si occupé de mon petit ex-jésuite, et ensuite si malingre, que je n’ai pas remercié votre excellence de l’extrême bonté qu’elle a eue de daigner s’intéresser pour un gentilhomme savoyard. Ce Savoyard, nommé M. de La Balme, fera tout ce qui lui plaira ; il suivra, s’il veut, les bons conseils de votre excellence. Je vous présente mes très humbles remerciements et les siens, et reviens à mon défroqué. Il veut absolument justifier la bonne opinion que vous avez eue de son entreprise ; il veut que son drame soit aussi intéressant que politique. Ces deux avantages se trouvent rarement ensemble, témoin les douze ou treize dernières pièces du grand Corneille, qui raisonne, qui disserte, et qui est bien loin de toucher. Notre petit drôle ajoute encore qu’il faut que le style soit de la plus grande pureté, sans rien perdre de la force qui doit l’animer ce qui est extrêmement difficile ; que toute tragédie doit être remplie d’action, mais que cette action doit toujours produire dans l’âme de grands mouvements, et servir à développer des sentiments qui aient toute leur étendue ; car c’est le sentiment qui doit régner, et sans lui une pièce n’est qu’une aventure froide, récitée en dialogues. Enfin il veut vous plaire, et il vous enverra sa pièce, que vous ne reconnaîtrez pas.
Malheureusement il n’y a point de rôle ni pour mademoiselle Clairon de Paris ni pour celle de Turin (1). Je me mets aux pieds de madame Chauvelin-Clairon, dont il faut adorer les talents et les grâces. Que l’une et l’autre excellence conservent leurs bontés au vieux laboureur de Ferney, qui a quitté le cothurne pour le semoir, et qui fait des infidélités à Melpomène en faveur de Cérès, mais qui ne vous en fera jamais.
1 – Madame de Chauvelin. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
25 Septembre 1764.
Je ne manque jamais de faire lire au petit prêtre les ordres célestes des anges ; il a dévoré le dernier mandat, et voici comme il m’a parlé :
J’avais déjà travaillé conformément à leurs idées, de sorte que les derniers ordres ne sont arrivés qu’après l’exécution des premiers. On trouvera des prêtres plus savants, mais non de plus dociles.
J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir ; et si je n’ai pas réussi, je suis un juste à qui la grâce a manqué.
J’ai ôté toutes les dissertations cornéliennes qui anéantissent l’intérêt. Je respecte fort ce Corneille ; mais on est sûr d’une lourde chute quand on l’imite.
Il me paraît qu’à présent toutes les scènes sont nécessaires, et ce qui est nécessaire n’ennuie point.
Il paraît qu’on s’est trompé quand on a dit que la pièce manquait d’action : il fallait dire que l’action était refroidie par les discours qu’Octave et Antoine tenaient sur l’amour et sur le danger qu’ils ont couru.
L’action, dans une tragédie, ne consiste pas à agir sur le théâtre, mais à dire et apprendre quelque chose de nouveau, à sortir d’un danger pour retomber dans un autre, à préparer un événement, et à y mettre des obstacles.
Je crois qu’il y a beaucoup de cette action théâtrale dans mon drame, de l’intérêt, des caractères, de grands tableaux de la situation de la république romaine ; que le style en est assez pur et assez vif ; et qu’enfin tous les ordres de vos divins anges ayant été exécutés, je dois m’attendre à une réparation d’honneur, si la pièce est bien jouée.
Je présume qu’il faut obtenir qu’on la représente à Fontainebleau, et que, si elle réussit, on sera sûr de Paris ; ce n’est pas la première fois qu’on a gagné un procès perdu en première instance, témoin Brutus, Oreste, Sémiramis.
Il n’est ni de l’intérêt de Lekain, ni de celui de l’auteur, ni de celui des comédiens, qu’on commence par imprimer ce qui, étant tombé à la représentation, n’engagerait pas les lecteurs à jeter les yeux sur l’ouvrage.
Ainsi a parlé le jeune prêtre, et il a fini par chanter une antienne à l’honneur des anges.
J’ai commencé, comme de raison, par le tripot ; je passe aux dîmes.
Je n’ai point de termes, ni en prose ni en vers, pour exprimer ma reconnaissance. J’écrirai donc à ce M. de Fontette.
Passons aux seigneurs Cramer. On a un peu gâté les Génevois ; ils n’ont pas daigné seulement faire prendre les armes à leur garnison pour MM. les ducs de Randan, de La Trimouille et de Lorges, tandis qu’elle les prend pour un conseiller des Vingt-cinq, lequel, en parlant au peuple assemblé, l’appelle mes souverains seigneurs. Ce pays-ci est l’antipode du vôtre.
Tout ce que je peux vous dire des princes en question (1), c’est que, quand j’arrivai, ils n’avaient pas de chausses, et qu’ils sont à présent fort à leur aise.
Ils m’avaient toujours fait accroire qu’il avait écrit à un libraire de Florence pour me faire avoir les livres italiens nouveaux. M. de Lorenzi (2) m’a mandé que ce libraire n’avait pas reçu de leurs nouvelles ; c’est ce qui fait que j’ai si mal servi votre Gazette littéraire.
Il n’y a pas, je crois, d’autre voie que celle de M. le duc de Praslin pour vous faire tenir le livre infernal (3). Je mettrai sur votre enveloppe, Mémoire aux anges ; mais donnez-moi vos ordres.
1 – Les frères Cramer. (G.A.)
2 – Frère du comte de Lorenzi. (G.A.)
3 – Le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
25 Septembre 1764.
Un de nos frères, madame, que je soupçonne être le prophète bohémien (1), m’a écrit une belle lettre par laquelle il veut quelques exemplaires d’un livre diabolique, auquel je serais bien fâché d’avoir la moindre part. Ma conscience même serait alarmée de contribuer au débit de ces œuvres de Satan ; mais comme il est très doux de se damner pour vous, madame, et surtout avec vous, il n’y a rien que je ne fasse pour votre service. Je fais chercher quelques exemplaires à Genève : ces hérétiques les ont tous fait enlever avec avidité. La ville de Calvin est devenue la ville des philosophes ; il ne s’est jamais fait une si grande révolution dans l’esprit humain qu’aujourd’hui. C’est une chose étonnante, que presque tout le monde commence à croire qu’on peut être honnête homme sans être absurde ; cela me fait saigner le cœur.
Je vous prie, madame, de me recommander aux prières des frères. Je prie Dieu continuellement pour eux comme pour vous, et pour la propagation du saint Evangile. Vous savez qu’Esculape-Tronchin va inoculer les parlements (2) tandis que vos Welches condamnent l’inoculation. Il n’y a, révérence parler, parmi les Welches que nos frères qui aient le sens commun. Vous, madame, qui joignez à ce sens commun les grâces et l’esprit, vous êtes Française et nullement Welche ; et moi, madame, je suis à vos pieds pour toute ma vie.
1 – Grimm. (G.A.)
2 – C’est-à-dire, va inoculer le fils du président de Brosses. (G.A.)
à M. Dupont.
Au château de Ferney, 25 Septembre 1764.
Voici, mon cher ami, de quoi il s’agit : j’ai donné déjà 100,000 livres ces jours-ci au sieur Jean Maire (1) sur son simple billet. Monseigneur le duc de Wurtemberg doit être content de ce procédé. Je vous envoie une lettre de change de 79,995 livres, que je vous prie de faire remettre audit sieur Jean Maire quand vous aurez la bonté de lui faire passer l’acte. Je lui envoie encore 20,005 livres ; ainsi il aura 200,000 livres net.
Je joins ici un croquis d’acte qui n’est pas prolixe, mais qui dit tout et que je soumets à vos lumières et à vos bontés. Vous serez peut-être étonné de ma confiance dans les princes ; mais il y a longtemps que je sais qu’il vaut mieux placer sur eux que sur les particuliers. M. le duc de Wurtemberg a 600,000 livres de rente en France de biens libres.
M. Jean Maire est chargé de vous présenter vos honoraires. Voilà en peu de mots ce qui regarde cette affaire pécuniaire, sur laquelle je vous demande le secret. J’ai été bien tenté de venir vous voir, mais il aurait fallu aller chez le duc de Wurtemberg et l’électeur palatin ; je ferais volontiers quatre-vingts lieues pour voir un ami. Vous vous apercevez par ma petite écriture que mes yeux sont en meilleur état ; mais gare les neiges ! c’est alors que je suis aveugle. Je vous embrasse très tendrement ; madame Denis en fait autant.
1 – Homme d’affaires du duc de Wurtemberg. (G.A.)