CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 29
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à M. de Chabanon.
Au château de Ferney, 2 septembre 1764.
Je vous dois, monsieur, de l’estime et de la reconnaissance, et je m’acquitte de ces deux tributs en vous remerciant avec autant de sensibilité que je vous lis avec plaisir (1). Vous pensez en philosophe, et vous faites des vers en vrai poète. Ce n’est pas la philosophie à qui on doit attribuer la décadence des beaux-arts. C’est du temps de Newton qu’ont fleuri les meilleurs poètes anglais ; Corneille était contemporain de Descartes, et Molière était l’élève de Gassendi. Notre décadence vient peut-être de ce que les orateurs et les poètes du siècle de Louis XIV nous ont dit ce que nous ne savions pas, et qu’aujourd’hui les meilleurs écrivains ne pourraient dire que ce qu’on sait. Le dégoût est venu de l’abondance. Vous avez parfaitement saisi le mérite d’Homère ; mais vous sentez bien, monsieur, qu’on ne doit combattre à la manière d’Achille et de Sarpédon. Racine était un homme adroit ; il louait beaucoup Euripide, l’imitait un peu (il en a pris tout au plus une douzaine de vers), et il le surpassait infiniment. C’est qu’il a su se plier au goût, au génie de la nation un peu ingrate pour laquelle il travaillait ; c’est la seule façon de réussir dans tous les arts. Je veux croire qu’Orphée était un grand musicien : mais s’il revenait parmi nous pour faire un opéra, je lui conseillerais d’aller à l’école de Rameau.
Je sais bien qu’aujourd’hui les Welches n’ont que leur Opéra-Comique ; mais je suis persuadé que des génies tels que vous peuvent leur ramener le siècle de Louis XIV ; c’est à vous de rallumer le reste du feu sacré qui n’est pas encore tout à fait éteint. Je ne suis plus qu’un vieux soldat retiré dans sa chaumière. Je souhaite passionnément que vous combattiez contre le mauvais goût avec plus de succès que nous n’avons résisté à nos autres ennemis (2). C’est avec ces sentiments très sincères que j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.
1 – Chabanon avait envoyé à Voltaire son opuscule : Sur le sort de la poésie dans ce siècle philosophe, avec une dissertation sur Homère considéré comme poète tragique, et une tragédie en un acte intitulée Priam au camp d’Achille. (G.A.)
2 – Les Anglais et les Prussiens. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
7 Septembre 1764.
Mes divins anges, je vous crois à présent bien établis dans votre nouvelle maison. Vous vous êtes rapprochés de M. le duc de Praslin, et vous avez très bien fait. J’ai montré vite votre dernière lettre au petit défroqué : elle ne l’a point effrayé, m’a-t-il dit, de cette Julie qu’on envoyait réciter son office dans sa chambre, et de ce Pompée qui se disait soldat, et de bien d’autres choses sur lesquelles cependant je me faisais illusion. J’étais si rempli de la prétendue beauté de quelques situations et de quelques caractères, que j’étouffais mes remords sur le reste.
Faites choix d’un ami dont la raison vous guide,
Et dont le crayon sûr d’abord aille chercher
L’endroit que l’on sent faible, et qu’on veut se cacher.
Art poét., ch. IV.
Il m’assure que Pompée ne sera plus soldat ; il voit bien que ce changement en exige d’autres, et qu’il faut raccommoder le bâtiment de manière que l’architecture ne soit point gâtée ; cela demande un peu de soin ; il est près de s’y livrer : il dit que la destinée de son pauvre drame est de voyager ; il supplie mes anges de le lui renvoyer ; il veut en venir à votre honneur et au sien ; il proteste qu’il n’omettra rien pour gagner en dernier ressort ce procès qu’il a perdu en première instance ; il aime à plaider quand vous prenez en main sa cause ; il n’en démordra pas, je connais sa tête.
Mes anges, il me paraît que Catherine fournit de grands sujets de tragédie. Un faiseur de drames aurait beaucoup à apprendre chez Catherine et chez Frédéric ; mais je ne veux pas croire tout ce qu’on dit.
Quelque chose qui se passe dans le Nord, renvoyez-nous nos roués du Midi ; notre jeune homme vous en renverra d’autres c’est sa consolation. Il est venu quatre-vingts personnes dans sa chaumière avec MM. les ducs de Randan, de La Trimouille, non pas le La Trimouille de Dorothée (1), etc., etc. Madame Denis leur a joué Mérope, leur a donné une fête ; et moi, je me suis mis au lit.
Vous ne m’avez pas seulement parlé du décès de M. d’Argenson, mon contemporain ; vous ne vous souvenez pas que nous l’appelions la chèvre ; vous ne vous souvenez de rien, pas même du prince Ivan.
Cependant je baise le bout de vos ailes.
1 – Voyez le chant VIII de la Pucelle. (G.A.)
à M. Damilaville.
7 Septembre 1764.
Mon cher frère, ne donnerez-vous pas un de ces quatre volumes diaboliques à frère Protagoras ? Il me semble qu’il n’a pas mal fait de refuser les honneurs qui l’attendaient dans le Nord Il aurait eu beau se vêtir de peaux de martre, il y aurait laissé la sienne, car sa santé n’est pas digne de ce beau climat ; et tout bon géomètre qu’il est, il aurait eu peine à résoudre le problème de ce qui vient de se passer au bord de la mer Baltique (1). On conte cet événement avec des circonstances si atroces, qu’on croirait que ce sont des dévots qui ont conduit toute l’aventure. Après tout, cette barbarie n’est pas bien tirée au clair.
Mais les horreurs de ce monde ne doivent pas vous dégoûter de la philosophie. Au contraire, nos philosophes devraient tous sentir qu’ils passent leur vie entre des renards et des tigres, et par conséquent s’unir ensemble et se tenir serrés.
Vous avez sans doute reçu le paquet que je vous envoyai, il y a quelques jours, pour M. Blin de Sainmore. Il se dévoue courageusement à la défense de la vérité, au sujet des Commentaires.
Bonsoir, mon cher philosophe, il y a peu de vrais frères.
Voudriez-vous bien faire passer cette lettre (2) à frère Protagoras ?
1 – L’assassinat d’Ivan. (G.A.)
2 – Du 7 Septembre. (G.A.)
à Mademoiselle Clairon.
10 Septembre 1764.
Votre estampe est digne de vous et de M. Vanloo, mademoiselle ; c’est un très beau tableau qui passera à la postérité, ainsi que votre nom. La grâce que le roi vous a faite (1) montre que les arts ne sont pas entièrement abandonnés. Je me flatte que le roi ne fera pas la même grâce au curé de Saint-Sulpice. J’ai vu, dans quelques papiers publics, que ce prêtre avait fait banqueroute, et j’en ai été très édifié. Ce qui est bien sûr, c’est que ce maraud-là ne m’enterrera pas. Je souhaite que vous enterriez tous ceux de Paris, et que vous ayez autant de bons acteurs qu’il y a de curés et de vicaires. Comptez, mademoiselle, sur le véritable attachement de celui qui a l’honneur de vous écrire.
1 – Louis XV fit graver le portrait de mademoiselle Clairon, que la princesse Gallitzin avait fait peindre par Vanloo, et donna la planche à l’actrice. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
12 Septembre 1764.
Je ne vois pas trop, monsieur, quel rapport ce pauvre Algarotti avait avec Ovide, sinon qu’ils avaient tous deux un grand nez. M. N…. qui a, je crois, tous ses papiers, peut donner un beau démenti à la dame dont vous me parlez. Il faut, en effet, que cette dame soit un peu méchante, j’ajouterais même, si j’osais, un peu folle. A propos de dame, je suis bien étonné que vous n’en ayez pas pour jouer la comédie. Comment peut-on s’en passer et qui peut les remplacer ? Nous en avons nous autres et d’excellentes en comique et en tragique. Sans les femmes, point de plaisir en aucun genre ; j’en parle en homme très désintéressé ; car à soixante et onze ans, on n’est pas soupçonné d’être subjugué par elles. Je ne connais que l’amitié, et vous m’en faites éprouver le charme.
à M. le comte d’Argental.
12 Septembre 1764.
Anges conjurés, protecteurs des roués, j’ai fait lire, sans tarder, votre lettre du 3 de septembre au petit frère ex-jésuite ; je lui ai donné votre mémoire. Vos anges, m’a-t-il dit, ne sont pas des sots ; et sur-le-champ il s’est mis à refaire ce que je vous envoie, et ce que je vous supplie de me renvoyer enrichi de vos observations. Il a changé, en conséquence, le commencement du cinquième acte, et il me charge de mettre ces deux esquisses dans mon paquet. Il est convenu que les discours d’Octave et d’Antoine n’étaient que raisonnables, et ne pouvaient intéresser. J’avoue, me disait ce jeune homme avec candeur, que tout ce qui ne concerne pas le péril de Pompée et le cœur de Julie doit indisposer les spectateurs. Il faut toujours faire paraître les tyrans le moins qu’on peut. Les malheureux qu’ils oppriment, et ceux qui veulent se venger, ne peuvent trop paraître. J’avais manqué à cette règle, en m’attachant trop à développer le caractère d’Auguste : mais ce qui est bon dans un livre n’est pas bon dans une tragédie. Ces dissertations d’Octave et d’Antoine étouffaient toute l’action ; elle semble marcher à présent avec rapidité et avec intérêt, grâce aux belles idées des anges. Il ne s’agira plus que de lui donner du coloris. J’espère que les anges reverront le tout, c’est-à-dire les cinq actes, le nouveau troisième acte, et le nouveau commencement du cinquième ; après quoi le petit jésuite, aidé de leurs lumières, travaillera à son aise.
Les anges sont constants dans leur bonne volonté, et ils ont trouvé un petit drôle qui a mis son opiniâtreté à leur obéir.
Si je pouvais parler d’affaires, je remercierais tendrement des bontés qu’on a pour mes dîmes ; je ne conçois pas trop comment on peut séparer la cause de Genève de la mienne. Je suis trop occupé de Pompée pour raisonner juste sur les traités faits avec les Suisses.
Respect, tendresse, reconnaissance.
à M. le comte d’Argental.
14 Septembre 1764.
Divins anges, vous devez avoir reçu des fatras tragiques. Permettez que je vous parle d’un fatras de prose ; c’est un Dictionnaire philosophique portatif, qu’on m’attribue, et que jamais je n’aurais fait. Cela est rempli de vérités hardies que je serais bien fâché d’avoir écrites. M. Marin peut aisément empêcher que ce diabolique ouvrage n’entre chez les Welches. Si vous daignez lui dire ou lui faire dire un mot, je vous serai très obligé. Il faut surtout qu’il soit persuadé que cette œuvre infernale n’est point de moi. Si j’étais l’auteur de tout ce qu’on met sur mon compte, j’aurais à me reprocher plus de volumes que tous les Pères de l’Eglise ensemble. Le petit ex-jésuite est toujours au bout de vos ailes. Il attend les cinq, plus les trois, plus la première page du cinq. Cet opiniâtre candidat dit qu’il n’en démordra pas, dût-il travailler deux ans de suite ; c’est bien dommage que cela soit si jeune. On a de la peine à le former ; mais sa docilité et sa patience lui tiendront lieu de talent. Vous ne sauriez croire, mes anges, combien il vous aime.
à M. Damilaville.
19 septembre 1764.
Mon cher frère, je reçois votre lettre du 13, dans laquelle vous trouvez le procédé de la philosophe du Nord bien peu philosophe (1) ; et en même temps un de nos confrères me demande un Dictionnaire philosophique pour elle : mais je ne l’enverrai certainement pas, à moins que je n’y mette un chapitre contre des actions si cruelles. Ce dictionnaire effarouche cruellement d’autres criminels appelés les dévots. Je ne veux jamais qu’il soit de moi ; j’en écris sur ce ton à M. Marin qui m’en avait parlé dans sa dernière lettre, et je me flatte que les véritables frères me seconderont. On doit regarder cet ouvrage comme un recueil de plusieurs auteurs fait par un éditeur de Hollande. Il est bien cruel qu’on me nomme ; c’est m’ôter désormais la liberté de rendre service. Les philosophes doivent rendre la vérité publique, et cacher leur personne. Je crains surtout que quelque libraire affamé n’imprime l’ouvrage sous mon nom ; il faut espérer que M. Marin empêchera ce brigandage.
J’ai fait acheter le Portatif à Genève ; il n’y en avait alors que deux exemplaires. Le consistoire des prêtres pédants, sociniens, l’a déféré aux magistrats ; alors les libraires en ont fait venir beaucoup. Les magistrats l’ont lu avec édification, et les prêtres ont été tout étonnés de voir que ce qui eût été brûlé il y a trente ans est aujourd’hui très bien reçu dans le monde. Il me paraît qu’on est beaucoup plus avancé à Genève qu’à Paris ; Votre parlement n’est pas encore philosophe.
Je voudrais bien avoir les factums des capucins (2). Mais pourquoi faut-il qu’il y ait des capucins ? Courage ! le royaume de Dieu n’est pas loin : les esprits s’éclairent d’un bout de l’Europe à l’autre. Quel dommage, encore une fois, que ceux qui pensent de la même manière ne soient pas tous frères ! que ne suis-je pas à Paris ! que ne puis-je rassembler le saint troupeau ! que ne puis-je mourir dans les bras du véritable frère ! Interim, écr. l’inf…
1 – L’assassinat du prince Ivan. (G.A.)
2 – Les pères gardiens et les frères quêteurs de cet ordre à Paris se bataillaient. (G.A.)
à Madame du Boccage.
Ferney, 19 Septembre 1764.
Je n’ai point voulu vous remercier, madame, sans avoir joui de vos bienfaits. C’est en connaissance de cause que je vous réitère les sentiments d’estime et de reconnaissance que je vous avais voués dès longtemps. J’ai lu la très jolie édition dont vous avez voulu me gratifier. Je ne connaissais point vos agréables Lettres sur l’Italie ; elles sont supérieures à celle de madame de Montague. Je connais Constantinople par elle, et Rome par vous ; et, grâce à votre style, je donne la préférence à Rome. Je ne m’attendais pas, madame, de voir mon petit ermitage auprès de Genève célébré (1) par la main brillante qui a si bien peint les vignes des cardinaux. Les grands peintres savent également exercer leurs talents sur les palais et sur les chaumières.
Soyez bien sûre, madame, que je suis aussi reconnaissant qu’étonné de l’extrême bonté avec laquelle vous avez bien voulu parler de moi. Je ne nie pas que je ne sois infiniment flatté de voir mon nom dans vos Lettres, qui passeront à la postérité ; mais mon cœur, j’ose le dire, est encore plus sensiblement touché de recevoir ces marques d’amitié de la première personne de son sexe et de son siècle. J’ose dire, madame, que personne n’a plus senti votre mérite que moi ; mais je ne me bornerai pas à vous admirer ; j’aimais votre caractère autant que votre esprit, et l’éloignement des lieux n’a point diminué ces sentiments. Madame Denis les partage ; elle est pénétrée, comme moi, de ce que vous valez. Recevez les hommages de l’oncle et de la nièce. Vous êtes au-dessus des éloges, vous devez en être fatiguée. On est bien plus sûr de vous plaire quand on vous dit qu’on vous est très tendrement attaché, et c’est bien certainement ce que je suis avec le plus sincère respect.
1 – Madame du Boccage racontait l’accueil que Voltaire lui avait fait à Ferney. (G.A.)