CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 28

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 28

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à M. le comte d’Argental.

 

22 auguste 1764.

 

 

          Vous avez probablement, divins anges, reçu le gros paquet adressé à M. le duc de Praslin. Vous devez être las des fatras de mon ex-jésuite. Il n’y a que vos excessives bontés, soutenues de l’amour du tripot, qui puissent combattre le dégoût que doit vous donner cette œuvre tant rapetassée. Pour moi, je n’en suis plus juge, et, à force de regarder, je ne vois plus rien. M. l’ambassadeur persiste toujours dans son goût pour les roués ; mais il est, comme moi, chez des Allobroges ; et il se peut que dans la disette du bon, il trouve le mauvais passable. On me mande que la pauvre Comédie-Française est déserte, et qu’il faut que vous vous en teniez dorénavant à l’Opéra-Comique. Vous êtes en tout sens dans le temps de la décadence. Continuez, ô Welches ! Je viens de lire deux nouveaux tomes de l’Histoire de France (1). Maimbourg, Daniel, sont des Tite-Live en comparaison de cette rapsodie ampoulée. Tout est du même genre. Je ne veux plus rien écrire du tout, de peur que la maladie ne me gagne.

 

          Est-il vrai que le marquis (2), frère de la marquise, n’a plus les bâtiments, et que tous les artistes le regrettent ? Les mémoires de ce fou de d’Eon (3) courent l’Europe. Nouvel avilissement pour les Welches.

 

          Que faire ? cultiver son jardin, mais surtout conserver des dîmes. Je vous implore contre la Sainte-Eglise.

 

 

1 – Par Villaret, continuateur de Velly. (G.A.)

2 – De Marigny, frère de la Pompadour. (G.A.)

3 – Attaché d’ambassadeur à Londres et agent secret de Louis XV, il était en querelle avec l’ambassadeur comte de Guerchy, et lui intentait un procès criminel. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

A Ferney, 24 auguste.

 

 

          Mon cher philosophe, j’ai rompu, Dieu merci, tout commerce avec les rois ; ainsi je me trouve dans l’impuissance de servir votre parent. C’est la première fois qu’il m’arrive de me repentir de ma philosophie. Heureusement je prévois que vous n’aurez nul besoin de mon secours ; M.de Kat est à portée de vous rendre service, et vous ne manquerez pas d’attestations de vos compatriotes. Un homme de votre nom ne peut être que très bien reçu. Plaignez-moi de vous être inutile, et conservez-moi une amitié qui est très utile à l’agrément de ma vie.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

24 auguste.

 

 

          Mon cher frère, je vous garderai assurément le secret sur ce que vous me mandez du secrétaire (1). Ce n’était pas ainsi qu’en usaient les premièrs fidèles. Pierre et Paul se querellèrent ; mais ils n’en contribuèrent pas moins à la cause commune. Quand je songe quel bien nos fidèles pourraient faire, s’ils étaient réunis, le cœur me saigne.

 

          Je n’ai assurément nulle envie de lier aucun commerce avec le calomniateur (2) ; j’ai été bien aise seulement de vous informer qu’il commençait à se repentir.

 

          Eh bien ! vous voyez que de tous les gens de lettres qui m’ont écrit que je n’avais pas assez critiqué Corneille, il n’y a que M. Blin de Sainmore qui ait pris ma défense. Soyons étonnés après cela que les philosophes nous abandonnent ! Les hommes sont presque tous paresseux et poltrons, à moins qu’une grande passion ne les anime.

 

          Je sens bien qu’on aurait pu faire un ouvrage plus instructif que la lettre de Sainmore ; mais il importe fort peu qu’on se charge d’éclairer les hommes sur de mauvais vers, sur des pensées alambiquées et fausses, sur des personnages qui ne sont point dans la nature, sur des amours bourgeois et insipides : c’est contre des erreurs plus importantes et plus dangereuses qu’il faudrait leur donner du contre-poison. Ce qu’il y a de cruel, c’est que les empoisonneurs sont récompensés, et les bons médecins persécutés. Ne pourrai-je jamais faire avec vous quelques consultations ? Vous avez d’excellents remèdes ; mais nos malades sont comme M. de Pourceaugnac, qui voulait battre son médecin.

 

          Adieu, mon cher frère, vous êtes courageux, et n’êtes point paresseux : Non sic Thieriot, non sic. Ne nous rebutons pas ; nous avons fait quelques cures, et c’est de quoi nous consoler. Courage. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Duclos. (G.A.)

2 – Palissot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Ferney, 28 auguste.

 

Dans le fond de mon ermitage,

Loin de l’illusion des cours,

Réduit, hélas ! à vivre en sage,

Ne l’ayant pas été toujours,

Et ne l’étant qu’en mon vieux âge,

La retraite est mon seul recours.

Je ne ferai plus de voyage.

 

Que la Gloire avec les Amours

Couronnent, devers Cracovie,

Un prince aimé de sa patrie (1),

Qui lui promet de si beaux jours ;

Trop éloigné de sa personne,

Je me borne à former des vœux ;

On lui décerne une couronne,

Et je voudrais qu’il en eût deux.

 

          Voilà, mon cher philosophe, les prédictions du Nostradamus de Ferney, que vous pouvez montrer à M. le comte de Mnizek, à qui je présente mes respects.

 

          J’ai déjà lu avec grand plaisir quelque chose de votre Logique (2) ; je me flatte que bientôt il en paraîtra dans la Gazette littéraire un extrait dont vous ne serez pas mécontent.

 

Conservez toujours un peu de bonté pour ce vieux malade qui est obligé de dicter vers et prose.

 

 

1 – Stanislas-Auguste Poniatowski. (G.A.)

2 -  Essai sur l’art de former l’esprit, ou Premiers éléments de la logique. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Ferney, 28 auguste.

 

 

          Mon cher ami, je n’ai pu vous remercier plus tôt de vos bons offices ; j’ai été malade, et je ne peux encore écrire de ma main. Mes pauvres yeux vont fort mal, mais j’espère que mon affaire ira bien. Il est question d’assurer la créance, sans déplaire au débiteur. J’attends des nouvelles de M. le prince de Wurtemberg ; je vous manderai quelles sont ses résolutions ; nous vous conduirons en conséquence ; je voudrais bien que cette anicroche me fournît un prétexte de faire encore un voyage à Colmar ; la véritable raison serait de vous embrasser, et de philosopher un peu avec vous. Je vous embrasse de tout mon cœur, vous et toute votre famille.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

A Ferney, 28 auguste.

 

          Le petit ex-jésuite, auteur des roués n’a pas une santé bien brillante, et n’est pas dans la première jeunesse. Ce vieux pauvre diable présente ses très sincères respects à leurs excellences ; il vous supplie de lui renvoyer soit à lui, soit aux anges, certain drame qu’il a tâché de rendre moins indigne de votre suffrage, quand vous aurez une occasion ; renvoyez, dit-il, ce croquis, afin qu’on tâche de vous présenter un tableau.

 

          Nous avons eu M. de La Tremblaye, qui fait de fort jolies choses, et M. le prince Camille, qui en sent le prix. M. le duc de Lorges est toujours à Genève ; il a mal par devant et par derrière, et moi j’ai mal partout : ainsi je lui fais peu ma cour. Mais voici M. le duc de Randan qui arrive aussi avec dix-sept ou dix-huit amis qui jouent tous la comédie. Ils prétendent représenter sur le théâtre de Ferney ; je le leur abandonne de tout mon cœur, pourvu que je ne sois pas de la troupe. Voilà qui est fait, j’ai renoncé au théâtre. Il faut prendre congé, à soixante-dix ans passés. Si c’était madame l’ambassadrice qui jouât Phèdre, encore pourrai-je faire Théramène, et puis mourir à ses pieds ; mais c’est un effort que je ne ferai que pour elle.

 

          Dirai-je à votre excellence qu’il m’est venu un M. de La Balle ? point ; c’est M. de La Balme, surnommé de L’Echelle, gentilhomme savoyard, par conséquent pauvre, et, en qualité de pauvre, grand faiseur d’enfants. Ce M. de La Balme est oncle de ce jeune homme à qui j’ai donné mademoiselle Corneille. J’ai un fils haut de cinq pieds et demi, m’a-t-il dit, et je ne sais qu’en faire ; vous êtes connu de M. l’ambassadeur de France à Turin ; il a pour vous des bontés ; il est sans doute ami du ministre de la guerre, ainsi mon fils sera enseigne ; il a déjà un frère et deux oncles dans le service, et ses ancêtres ont servi dès le temps de César ; je m’en prendrai à vous si mon fils n’est pas enseigne. Monsieur, lui ai-je répondu, je doute fort que M. de Chauvelin se mêle des enseignes de Savoie, et je ne suis pas assez hardi pour abuser à ce point des bontés dont il m’honore. Alors le bon M. de La Balme m’a embrassé tendrement. Mon cher monsieur de Voltaire, écrivez à M. l’ambassadeur, je vous en conjure. Monsieur, je n’ose, cela passe mes forces. Enfin il m’a tant prié, tant pressé, il était si ému, que j’ai la hardiesse d’écrire ; mais je n’écris qu’autant que la chose soit facile, qu’elle s’accorde avec toutes vos convenances, qu’elle ne vous compromette en rien, et que vous me pardonniez la liberté que je prends.

 

          Que vos excellences agréent les respects du bonhomme V.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 31 auguste.

 

 

          J’eus une belle alarme ces jours passés, monseigneur, pour votre commandant de Guyenne. J’envoyai de mon lit, dont je ne sors guère, savoir des nouvelles de la brillante santé que Tronchin lui avait promise ; il venait de recevoir ses sacrements et de faire son testament. La raison de cette opération soudaine, la voici :

 

          Tronchin l’a condamné à ne manger que des légumes, des carottes, des fèves cuites à l’eau. Monsieur, a dit M. le duc de Lorges, je ne peux digérer votre galimafrée ; elle me fait enfler le devant et le derrière. On lui a appliqué les sangsues pour le derrière, et on lui a fait la ponction pour le devant ; les vents ont redoublé de fureur, mais les sacrements ont un peu apaisé la tempête, et il est actuellement hors de danger. M. le duc de Randan, son frère, et M. le duc de la Trimouille, sont arrivés avec vingt officiers : madame Denis veut absolument leur donner la comédie. Je vais recevoir mes sacrements aussi, pour avoir une raison valable de ne point faire le baladin à soixante-dix ans.

 

          J’apprends dans ce moment la mort de M. d’Argenson (1), et j’en suis plus touché que de celle de l’empereur Ivan (2), parce qu’il était plus aimable. Il va se raccommoder avec madame de Pompadour, car ils ne pouvaient bien vivre ensemble que dans l’autre monde.

 

          J’ai le ridicule de m’intéresser à l’élection d’un roi de Pologne ; mais je crains fort que l’aventure du prince Ivan, supposé qu’elle soit vraie, n’empêche M. Poniatowski, favori de l’impératrice, d’être élu roi, comme il s’en flattait. On prétend qu’il y aura un peu de trouble au fond du Nord, pendant que mon héros fait régner la paix et les plaisirs dans son beau duché d’Aquitaine. Continuez cette douce vie, et daignez vous ressouvenir avec bonté de votre vieux courtisan redevenu aveugle, qui vous présente son tendre et profond respect.

 

 

1 – Marc-Pierre. (G.A.)

2 – Poignardé le 16 Août. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 31 auguste 1764.

 

 

          J’apprends, madame, que vous avez perdu M. d’Argenson. Si cette nouvelle est vraie, je m’en afflige avec vous. Nous sommes tous comme des prisonniers condamnés à mort, qui s’amusent un moment sur le préau jusqu’à ce qu’on vienne les chercher pour les expédier. Cette idée est plus vraie que consolante. La première leçon que je crois qu’il faut donner aux hommes, c’est de leur inspirer du courage dans l’esprit ; et puisque nous sommes nés pour souffrir et pour mourir, il faut se familiariser avec cette dure destinée.

 

          Je voudrais bien savoir si M. d’Argenson est mort en philosophe ou en poule mouillée. Les derniers moments sont accompagnés, dans une partie de l’Europe, de circonstances si dégoûtantes et si ridicules, qu’il est fort difficile de savoir ce que pensent les mourants. Ils passent tous par les mêmes cérémonies. Il y a eu des jésuites assez impudents pour dire que M. de Montesquieu était mort en imbécile, et ils s’en faisaient un droit pour engager les autres à mourir de même.

 

          Il faut avouer que les anciens, nos maîtres en tout, avaient sur nous un grand avantage ; ils ne troublaient point la vie et la mort par des assujettissements qui rendent l’une et l’autre funestes. On vivait, du temps des Scipion et des César, on pensait et on mourait comme on voulait ; mais pour nous autres, on nous traite comme des marionnettes.

 

          Je vous crois assez philosophe, madame, pour être de mon avis. Si vous ne l’êtes pas, brûlez ma lettre ; mais conservez-moi toujours un peu d’amitié pour le peu de temps que j’ai encore à ramper sur le tas de boue où la nature nous a mis.

 

 

 

 

 

 

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