CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 27
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à M. Lekain.
6 auguste 1764.
Le petit ex-jésuite, mon cher ami, ne s’est point découragé ; il retravaille son ouvrage, il y jette un plus grand intérêt, il ajoute, il retranche, il refait, et vous aurez l’ouvrage, dès qu’il y aura mis la dernière main. Il m’a chargé de vous prier instamment de remettre le manuscrit à certains adorables anges qui veulent bien avoir la bonté de le renvoyer au pauvre défroqué. Il m’assure par ses lettres qu’il vous est très dévoué, et qu’il n’aspire qu’à vous donner des preuves de son amitié. Ne comptez pas moins sur la mienne ; vous savez combien j’aime vos talents et votre personne.
à M. M***
Au château de Ferney, 6 auguste 1764.
Mon âge et mes infirmités, monsieur, ne me permettent pas de répondre régulièrement aux lettres dont on m’honore. Je savais, il y a longtemps, l’heureux accouchement de madame de Voyer. J’ai été attaché toute ma vie à MM. d’Argenson. M. et madame de Voyer étaient faits pour braver des préjugés aussi ridicules que funestes ; et tous nos jeunes conseillers du parlement qui n’ont point eu la petite-vérole seraient beaucoup plus sages de se faire inoculer que de rendre des arrêts contre l’inoculation. Si vous voyez M. et madame de Voyer, je vous prie, monsieur, de leur présenter mes hommages, et d’agréer les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être.
à M. Tronchin-Esculape.
1764 (1).
Le gazetier d’Amsterdam très anti-jésuitique ne dit pas un mot des révérends Pères (2). Le résident de France jure que la chose n’est pas vraie ; un ministre de France doit être bien instruit. On m’assure la nouvelle de Paris ; mais ce sont des philosophes, gens suspects, qui la débitent. En attendant, prions Dieu pour la conversion de la société.
Mon cher Esculape, Dieu ne m’a donné ni votre corps ni votre sagesse cependant je vis grâce à vos conseils et à mon régime. Je supporte mes maux ; je jouis des intervalles, et je vous aime de tout mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le 6 août, la société avait été dissoute. (G.A.)
à M. Damilaville.
9 auguste.
Mon cher frère, vous fatiguerai-je encore du dépôt de mes lettres, que vous avez la bonté de faire parvenir à leur destination ? En voici une que je vous supplie de faire tenir à M. Blin de Sainmore, à qui vous avez donné un Corneille. Il a fait une petite brochure (1) contre les préjugés de la littérature qui me paraît assez bien, quoiqu’elle ne soit pas assez approfondie. Vous savez qu’il faut encourager tous les ennemis des préjugés.
S’il vous restait quelques exemplaires de Corneille, je vous supplierais d’en faire tenir un à M. le marquis Albergati, sénateur de Bologne ; mais comment envoyer à Bologne ? je crois que tout va par les voitures publiques, et qu’en mettant le paquet à la diligence de Lyon, il arriverait à bon port ; mais je ne veux pas vous causer un tel embarras, et abuser à ce point de votre amitié et de votre activité, deux bonnes qualités que je souhaite à frère Thieriot.
Il faut que je vous conte que Palissot ne s’éloigne pas de vouloir se raccommoder avec les philosophes. Il m’a écrit plusieurs fois ; je lui ai répondu que je ne pouvais lui pardonner d’avoir attaqué des gens de mérite qui, pour la plupart, ayant été persécutés, devaient être sacrés pour lui.
J’en reviens toujours à gémir avec vous de voir les philosophes attaqués après ceux mêmes qui devraient l’être, par ceux qui pensent comme nous, et qui auraient combattu sous les mêmes étendards, s’ils n’avaient pas été possédés du démon de l’envie et de celui de la satire. Par quelle fureur enragée, quand on veut être satirique, n’exerce-t-on pas ce latent contre les persécuteurs des gens de bien, contre les ennemis de la raison, contre les fanatiques ?
Dites-moi, je vous prie, si frère Platon est lié avec le secrétaire de notre Académie. Je crois que ce secrétaire ne sera jamais l’ennemi de la philosophie ; mais je ne crois pas qu’il veuille se compromettre pour elle. Nous avons des compagnons, mais nous n’avons point de guerriers.
Vous souvenez-vous du petit ouvrage attribué à Saint-Evremond (2) ? On le réimprime en Hollande, revu et corrigé, avec plusieurs autres pièces dans ce goût. On m’en a promis quelques exemplaires, que je ne manquerai pas de faire passer à mon cher frère.
Bonsoir ; je ferme ma lettre, et je vous jure que ce n’est pas pour être oisif. Ecr. l’inf…
1 – Lettre sur la nouvelle édition de Corneille. (G.A.)
2 – L’Analyse de la religion chrétienne. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
A Ferney, 10 auguste (1).
Croiriez-vous, monsieur, que j’ai eu toutes les peines du monde à trouver dans Paris un exemplaire du nouveau Corneille commenté ? Il n’y en a plus à Genève ; les libraires n’en avaient point assez imprimé. En un mot, vous en recevrez un de Paris. Mais il faut vous résoudre à ne l’avoir que dans deux mois ; Vous savez que les voitures ne font pas une grande diligence.
Nous avons actuellement à Genève un Italien d’un grand mérite ; c’est M. Tiepolo, ambassadeur de Venise à Paris et à Vienne. Il est très malade entre les mains de Tronchin, et je suis assez malheureux pour ne pouvoir aller le voir, étant plus malade que lui à ma campagne.
On voulait, ces jours passés, me faire jouer un rôle de vieillard sur mon petit théâtre ; mais je me suis trouvé en effet si vieux et si faible, que je n’ai pu même représenter un personnage qui m’est si naturel. C’est à vous, monsieur, à vous livrer aux beaux-arts et au plaisir ; tout cela n’est plus pour moi.
Le roi de Prusse passe donc pour avoir fait une épitaphe latine à ce pauvre Algarotti. Ce monarque est bien digne d’avoir le don des langues ; il n’a jamais appris un mot de latin. Pour moi, monsieur, je ne me soucie point d’épitaphe ; j’ai renoncé à toutes sortes de vanité pour ce monde et pour l’autre, et je me borne à vous aimer de tout mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame la baronne de Verna.
A Ferney, 11 auguste.
Nous nous écrivons, madame, d’un bord du Styx à l’autre. Nous sommes deux malades qui nous exhortons mutuellement à la patience ; mais la différence entre vous et moi, c’est que vous êtes jeune et aimable ; vous n’avez pas le petit doigt du pied dans l’eau du Styx, et j’y suis plongé jusqu’au menton. Vous écrivez de votre main et avec la plus jolie écriture du monde, et moi je peux dicter à peine. Je vous suis très redevable de votre recette : il y a longtemps que j’ai épuisé tous les œufs de mes poules, et la couperose, et le nitre, et le sel, et l’eau fraîche, et l’eau-de-vie. Ayez la bonté de considérer, madame, que des yeux de soixante-onze ans ne sont pas comme les vôtres, et sont fort rebelles à la médecine. J’avoue, madame, qu’on a quelquefois la vie à d’étranges conditions ; mais vous avez une recette dont j’use avec plus de succès que des blancs d’œufs : c’est de savoir souffrir, d’opposer la patience aux maux, de vivre aussi doucement qu’il est possible, et de tenir son âme dans la gaieté, quand le corps est dans la souffrance. Je voudrais, madame, pouvoir venir avec mon bâton de quinze-vingts auprès de votre chaise longue. Je vous crois philosophe, puisque vous faites tant que de m’écrire…
Il faut que vous ayez bien de la force dans l’esprit, puisque la faiblesse du corps en donne très souvent à l’âme. Comptez, madame, que les vraies consolations sont dans la philosophie…
Une malade pleine d’esprit et de raison est infiniment supérieure à une sotte qui crève de santé. Vous ne pouvez pas danser, mais vous savez penser : ainsi je vous félicite encore plus que je ne vous plains. Je souhaite cependant que vos yeux puissent vous voir usant de vos deux jambes. Madame Denis vous dit les mêmes choses, et j’y ajoute mon sincère respect.
à M. Palissot.
11 auguste.
Si Paul avait toujours été brouillé avec Pierre et Barnabé, dont il parla si cavalièrement, vous m’avouerez, monsieur, que notre sainte religion aurait couru grand risque. La philosophie se trouvera fort mal de la guerre civile. J’ai toujours souhaité, comme vous savez, que les gens qui pensent bien se réunissent contre les sots et les fripons. Je voudrais de tout mon cœur vous raccommoder avec certaines personnes ; mais je crois que je n’y parviendrai que quand j’aurai regagné les bonnes grâces de Fréron et des Pompignan.
N’est-ce pas Hobbes qui a dit que l’homme était né dans un état de guerre ? Je suis fâché que cet Hobbes ait raison. On m’a fait voir je ne sais quel poème de l’abbé Trithème, intitulé la Pucelle ; il y a un chant (1) où tout le monde est fou ; chacun des acteurs donne et reçoit cent coups de poing. Voilà l’image de ce monde. Je conclus avec Candide qu’il faut cultiver son jardin. En voilà trop pour un pauvre malade.
1 – Le chant XVIII. (G.A.)
à Madame la comtesse d’Argental.
13 auguste.
Votre ami M. Tiepolo, madame, est arrivé très malade. J’ai envoyé tous les jours chez lui. Je lui ai mandé que j’étais à ses ordres. Je n’ai pu aller le voir ; et voici mes raisons. J’ai prêté les Délices à MM. les ducs de Randan et de Lorges. M. le prince Camille arrive ; madame la présidente de Gourgues et madame la marquise de Jaucourt sont à Genève ; c’est une procession qui ne finit point. Je suis à deux lieues de cette ville. Si je faisais une visite, il faudrait que j’en fisse cent ; ma santé ne me le permet pas. Je passerais ma vie à courir, je perdrais tout mon temps, et je ne veux pas en perdre un instant. Les tristes assujettissements auxquels mes maladies continuelles me condamnent me forcent à la vie sédentaire. Tout ce que je puis faire, c’est de bien recevoir ceux qui me font l’honneur de venir dans mon ermitage. J’ai acheté assez cher la liberté tranquille dans laquelle je finis mes jours, pour n’en pas faire le sacrifice. M. l’ambassadeur de Venise m’a promis qu’il viendrait à Ferney ; nous aurons grand soin de l’amuser et de lui plaire ; nous le promènerons ; il verra un pays plus beau que sa Brenta, et nous lui jouerons la comédie : c’est tout ce que je ferais pour un doge.
Je crois que vous recevrez à la fois M. d’Argental et ma lettre ; ainsi, madame, je vais parler à tous deux de mon petit ex-jésuite. Il m’est venu trouver avec une lettre de M. de Chauvelin l’ambassadeur, qui persiste toujours dans son goût pour les roués. Je lui ai dit que votre avis était qu’ils fussent imprimés, mais qu’il fallait en retrancher des longueurs, et même des scènes qui font languir l’action ; qu’il fallait surtout y semer des beautés frappantes, et faire passer l’atrocité du sujet à la faveur de quelques morceaux saillants, fortifier le dialogue, retrancher, ajouter, corriger. Il n’en a pas dormi ; il a réformé des actes entiers ; un peu de dépit peut-être lui a valu du génie. Il a voulu que ses anges en vinssent à leur honneur, et que ce qu’ils ont cru passable devînt digne d’eux. Je suis très content des sentiments de ce pauvre diable, qui paraît vous être infiniment attaché ; cela est tout jeune, et plein de bonne volonté.
Ayez donc la bonté, mes anges, de faire retirer l’exemplaire de Lekain aussi bien que les rôles. Je conseillerais à Lekain de faire imprimer l’ouvrage lui-même, et de la débiter à son profit ; peut-être y gagnerait-il plus qu’avec un libraire. Il y a tant de gens qui font des recueils de toutes les pièces bonnes ou mauvaises, qu’on ne risque presque rien. D’ailleurs le petit prêtre serait très fâché qu’il y eût un privilège ; ces privilèges entraînent toujours des procès. C’est assez que notre grand acteur fasse un profit honnête de cette édition.
L’auteur compte vous envoyer l’ouvrage dès qu’il sera au net. Il ne faudra à Lekain qu’une permission tacite. On mettra une petite préface au-devant de l’ouvrage, le tout sous l’approbation des anges, à qui l’ex-jésuite a voué un culte d’hyperdulie pour le moins.
Je n’ai pas la moindre facétie italienne pour fournir à la Gazette. De plus, comment pourrais-je y pourvoir à présent que j’ai les roués sur les bras ? Un petit jésuite à conduire n’est pas une besogne aisée. Toutefois, divins anges, daignez dire dans l’occasion un mot des dîmes. Je crains la Saint-Martin (1) autant que les buveurs l’aiment (2).Je suis à vos pieds et au bout de vos ailes.
1 – Epoque de la rentrée des tribunaux. (G.A.)
2 – On banquetait dans les familles ce jour-là. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
20 auguste.
Mes divins anges, j’ai montré votre lettre et votre savant mémoire au petit défroqué. Je lui ai dit : Vous voyez que les anges pensent comme moi. Combien de fois, petit frère, vous ai-je averti qu’il ne fallait pas qu’on envoyât Julie prier Dieu, quand on va assassiner les gens : Cela seul serait capable de faire tomber une pièce. – Je m’en suis bien douté, m’a-t-il répondu, et j’ai eu toujours de violents scrupules. – Que n’avez-vous donc supprimé cette sottise ? – Elle est corrigée, a dit le pauvre enfant, aussi bien que tous les endroits que vos anges reprennent. J’ai pensé absolument comme eux, mais j’ai corrigé trop tard. Je m’étais follement imaginé que la chaleur de la représentation sauverait mes fautes : je suis jeune, j’ai peu d’expérience, je me suis trompé. J’ose croire que si la pièce, telle qu’elle est aujourd’hui, était bien jouée à Fontainebleau, elle pourrait reprendre faveur.
Je vous avoue, mes anges, que la simplicité, la candeur, et la docilité de ce bon petit frère, m’ont attendri. Je vous envoie son drame, que je crois assez passablement corrigé. Je le mets sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin, et je vous en donne avis.
Je n’ai pas encore pu voir votre aimable ambassadeur vénitien. Il est malade à Genève, et moi à Ferney. Des pluies horribles inondent la campagne, et interdisent tout voyage. J’envoie savoir tous les jours de ses nouvelles.
Vous ne m’aviez pas dit que vous feriez bientôt un tour à Villars. M. le duc de Praslin a sans doute le plus beau palais qui soit autour de Paris, et dans la plus vilaine situation. On dit que tout est horriblement dégradé.
Je compte bien sur ses bontés pour nos pauvres dîmes. Gare la Saint-Martin ! Respect et tendresse.
J’oubliais de vous dire que ce pauvre ex-jésuite a été très fâché qu’on ait intitulé son drame le Partage du Monde. C’est un titre de charlatan.