CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 25

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 25

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à M. le comte d’Argental.

 

21 Juillet 1764.

 

 

          Il est bien juste qu’après avoir ennuyé mes anges, je les amuse. Voici de la pâture pour la Gazette littéraire. Ce morceau me paraît curieux (1). Il faut que je dise à mes anges qu’on trouve la Gazette littéraire un peu sèche, et qu’il eût été à souhaiter que les articles de pure annonce et les suppléments eussent été fondus ensemble une fois par semaine. Par ce moyen, chaque gazette eût été intéressante et piquante. Je crains toujours que la petite note mise par les auteurs au bas des Remarques sur Pétrarque ne m’ait brouillé avec l’abbé de Sade.

 

          Je suis encore persuadé qu’avec une vingtaine de vers les roués auraient un grand succès ; mais on dit qu’il est impossible que Molé réussisse dans Pompée.

 

          Mes chers anges, je vous prie d’obtenir qu’on ne retranche rien du petit morceau que j’ai l’honneur de vous envoyer.

 

          Respect et tendresse.

 

          Sûrement, par le temps qu’il fait, madame l’ange n’a plus de rhumatisme.

 

 

1 – Les Anecdotes sur le Cid. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

21 Juillet 1764 (1).

 

 

          Je ne me console point de voir que ceux qui devraient combattre les uns pour les autres, sous le même drapeau, soient ou des poltrons, ou des déserteurs, ou des ennemis. La folie de Rousseau m’afflige. Est-il vrai que c’est à Duclos qui écrivait cette indigne lettre dans laquelle il disait que j’étais le plus violent et le plus adroit de ses persécuteurs ? y eut-il jamais une démence plus absurde ? Moi, persécuter l’auteur du Vicaire savoyard ! moi, persécuter quelqu’un ! J’ai toujours sur le cœur cette étrange calomnie. Faut-il, mon cher frère, qu’on ait à la fois les fidèles et les infidèles à combattre, et qu’on passe pour un persécuteur, tandis qu’on est soi-même persécuté ! Tout cela fait saigner le cœur : l’amitié seule d’un philosophe peut guérir ces blessures.

 

          J’attends toujours une occasion pour vous envoyer un petit paquet pour vous et pour vos intimes. Dieu nous garde de jeter le pain de Dieu aux chiens !

 

          Si la lettre de M. Panckoucke m’a fait rire, celle de M. Elie de Beaumont m’afflige. Est-il possible qu’on perde un tel procès (2), qu’on ne soit pas le fils de son père, parce que ce père a fait un voyage en Suisse ! Qu’on dise à présent que les Français ne sont pas des Welches !

 

          Embrassez, je vous prie, pour moi M. et madame Elie. Leur imagination est comme le char de leur patron, elle est toute brillante ; mais leur patron ne les valait pas.

 

          Je vous embrasse tendrement, mon cher frère.

 

P.S. – Frère Thieriot est donc à présent attaché à un archevêque, et le voilà devenu grand-vicaire de Cambrai. Il a passé sa vie dans des attachements qui ne lui ont pas réussi : il aurait été heureux s’il avait su qu’un ami vaut mieux que vingt protecteurs auxquels on se donne successivement.

 

          J’oubliais de vous dire que frère Gabriel n’a point imprimé assez d’exemplaires du Corneille. Je l’ai laissé, comme de raison, le maître de toute l’affaire. S’il avait imprimé autant d’exemplaires qu’il y avait de souscripteurs, il aurait eu plus d’argent, et mademoiselle Corneille aussi ; mais il n’a compté que ceux qui avaient fait le premier paiement. J’en suis bien fâché, mais ce n’est pas ma faute ; j’ai rempli mon devoir, et cela me suffit. Ceux qui n’ont pas eu d’exemplaires, et qui en demandent, peuvent en prendre chez M. Corneille, à qui le roi en a donné cent cinquante : madame d’Argental se fait un plaisir d’en débiter pour gratifier cet honnête homme. Je m’étonne que cela ne soit pas public dans Paris ; mais dans Paris on ne sait jamais rien, on n’est instruit de rien, on ne sait à qui s’adresser, on ignore tout au milieu du tumulte.

 

          Frère Gabriel a bien mal fait encore d’imprimer les trois volumes de remarques (3) à part, sans me le dire. Les fautes d’impression sont innombrables. Il y a assez loin de ma campagne à Genève, et je n’ai pu revoir les épreuves. Tout va de travers en ce monde. Dieu soit loué !

 

 

1 – Dans les autres éditions, cette lettre commençait par deux alinéas qui sont de 1763. (G.A.)

2 – L’affaire Potin. (G.A.)

3 – Les Commentaires sur Corneille. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 21 Juillet 1764.

 

 

          Ma main me refuse le service aujourd’hui, monseigneur, attendu que mes yeux sont affligés de leur ancienne fluxion ; ainsi mon héros permettra que je reprenne ma charge de dictateur. Il m’a été absolument impossible d’aller à Genève faire ma cour à M. le duc de Lorges. Vous savez d’ailleurs que je n’aime à faire ma cour qu’à vous.

 

          M. le duc de Wurtemberg n’est point allé à Venise, comme on le disait ; il reste chez lui pour mettre ordre à ses affaires ; ce qui ne sera pas aisé. Son frère (1) est toujours mon voisin, et mène la vie du monde la plus philosophique. Quoique les finances de la France soient encore plus dérangées que celles du Wurtemberg, il paraît cependant qu’on a beaucoup de confiance dans le nouveau ministère. M. de Laverdy fait assurément mieux que ses prédécesseurs, car il ne fait rien du tout, et cela donne de grandes espérances.

 

          Je crois actuellement M. de Lauraguais jugé (2). Vous croyez bien que je m’intéresse au bienfaiteur du théâtre ; il l’a tiré de la barbarie, et s’il y a aujourd’hui un peu d’action sur la scène, c’est à lui qu’on en est redevable. Avec tout cela, on peut fort bien avoir tort avec sa femme et avec soi-même ; j’ai peur qu’il ne soit dans ce cas, et qu’il ne soit ni sage ni heureux.

 

          J’ai toujours eu envie de prendre la liberté de vous demander ce que vous pensez de l’affaire de M. de Lally  : on commence toujours en France par mettre un homme trois ou quatre ans en prison, après quoi on le juge. En Angleterre, on n’aurait du moins été emprisonné qu’après avoir été condamné et il en aurait été quitte pour donner caution, comme dans la comédie de l’Ecossaise. La Bourdonnais fut quatre ans à la Bastille ; et quand il fut déclaré innocent, il mourut du scorbut, qu’il avait gagné dans ce beau château.

 

          Je ne sais si j’ai eu l’honneur de vous mander que M. Fargès, maître des requêtes, en opinant dans l’affaire des Calas, avait dit, en renforçant sa petite voix, qu’il fallait faire rendre compte au parlement de Toulouse de sa conduite inique et barbare. M. Daguesseau trouva l’avis un peu trop ferme : « Oui, messieurs, reprit M. Fargès, je persiste dans mon avis ; ce n’est pas ici le cas d’avoir des ménagements. » Voilà tout ce qui est parvenu dans ma profonde retraite.

 

          On me parle beaucoup de vos landes, qu’on a voulu défricher, et de votre mer, qu’on a voulu dessaler ; je ne croirai ni l’un ni l’autre que quand vous aurez daigné me dire si la chose est vraie. Ces deux entreprises me paraissent également difficiles. Je souhaite non seulement que vous dessaliez l’Océan et la Méditerranée, mais que vous fassiez cette expérience sur cent vaisseaux de ligne.

 

          Vous savez, monseigneur, que j’ai eu la hardiesse de vous demander si, dans la Saintonge et l’Aunis, les huguenots ont des espèces de temples. Je vous demande bien pardon d’être si questionneur.

 

          Daignez recevoir, avec votre indulgence ordinaire, mes questions, mon tendre respect, et mon inviolable attachement.

 

 

1 – Louis-Eugène, qu’il lui succéda. (G.A.)

2 – Sa femme prétendait avoir été battue et plaidait en séparation. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

 

Aux Délices, 24 Juillet 1764.

 

 

          Quoique j’aie très peu vécu à Paris, mademoiselle, j’y ai vu retrancher au théâtre la première scène de Cinna. Je vous félicite de l’avoir rétablie, et encore plus de n’avoir point dit, ma chère âme (1). Je vous prie de vouloir bien lire les remarques sur l’épître dédicatoire qui est au-devant de Théodore : vous y verrez que je mérite, aussi bien que M. Huerne, les censures de maître Le Dain ; mais vous y verrez en même temps que les papes et leurs confesseurs approuvent un art que vous avez rendu respectable par vos talents et par votre mérite. J’ai passé ma vie à combattre en faveur de votre cause, et je suis presque le seul qui aie eu ce courage. Si les acteurs qui ont du talent avaient assez de fermeté pour déclarer qu’ils cesseront de servir un public ingrat, tant qu’on cessera de leur rendre les droits qui leur appartiennent, on serait bien obligé alors de réparer une si cruelle injustice. Il y a longtemps que je l’ai proposé ; mes conseils ont été aussi inutiles que mes services.

 

          Je ne sais comment les imprimeurs allemands ont imprimé dans les Horaces, situation plus haute, au lieu de situation plus touchante ; mais ce sont des Allemands, et les Français ne seront que des Welches tant qu’ils s’obstineront à vouloir flétrir le seul art qui leur fasse honneur dans l’Europe. Médiocres et faibles imitateurs presque dans tous les genres, ils n’excellent qu’au théâtre, et ils veulent le déshonorer.

 

          J’ai un assez joli théâtre à Ferney ; mais je vais le faire abattre si vous n’êtes pas assez philosophe pour y venir. Vous seule m’avez quelquefois fait regretter Paris. Comptez que personne ne vous honore autant que votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. Dupuy,

 

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE DES

INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES (1).

 

A Ferney, 24 Juillet 1764.

 

 

          L’homme que vous ne connaissez point, monsieur, et que je ne connaissais pas, est venu chez moi un jour que j’avais beaucoup de monde et que j’étais fort malade. Nous avons dîné ensemble. Il paraît avoir des connaissances et du mérite ; il m’a communiqué ses projets, et tout cela fait que je le plains beaucoup. Je suis trop vrai pour lui avoir caché que ni son mérite ni ses desseins ne pouvaient réussir dans le pays qu’il semblait avoir choisi pour sa retraite. Genève convient fort à des Génevois ; les Treize-Cantons conviennent aux Suisses, mais bien rarement à des Français. Le pays de Gex n’a que des terres ingrates, et les hommes sont souvent plus ingrats encore. S’il revient dans ma retraite, si je peux lui être utile, je lui rendrai tous les services qui dépendront de moi.

 

          Je suis charmé que cette occasion m’ait mis à portée de vous assurer des sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Louis Dupuy, né en 1709, mort en l’an III. Nous l’avons oublié dans le Catalogue des correspondants. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

26 Juillet 1764.

 

 

          Je commence, madame, par vous supplier de me mettre aux pieds de madame la maréchale de Luxembourg. Son protégé Jean-Jacques aura toujours des droits sur moi, puisqu’elle l’honore de ses bontés ; et j’aimerai toujours l’auteur du Vicaire savoyard, quoi qu’il ait fait et quoi  qu’il puisse faire. Il est vrai qu’il n’y a point en Savoie de pareils vicaires ; mais il faudrait qu’il y en eût dans toute l’Europe.

 

          Il me semble, madame, qu’au milieu de toutes vos privations, vous pensez précisément comme madame de Maintenon, lorsqu’à votre âge elle était reine de France : elle était dégoûtée de tout ; c’est qu’elle voyait les choses comme elles sont et qu’elle n’avait plus d’illusions. Vous souvient-il d’une de ses lettres dans laquelle elle peint si bien l’ennui et l’insipidité des courtisans ?

 

          Si vous jouissiez de vos deux yeux, je vous tiendrais bien plus heureuse que les reines et surtout que leurs suivantes. Maîtresse de vous-même, de votre temps, de vos occupations, avec du goût, de l’imagination, de l’esprit, de la philosophie et des amis, je ne vois pas quel sort pourrait être au-dessus du vôtre : mais il faut deux yeux ou du moins un pour jouir de la vie.

 

          Je sais ce qui en est avec mes fluxions horribles, qui me rendent quelquefois entièrement aveugle : je n’ai pas vos ressources ; vous êtes à la tête de la bonne compagnie, et je vis dans la retraite ; mais je l’ai toujours aimée, et la vie de Paris m’est insupportable.

 

          Dieu soit béni de ce que M. le président Hénault aime le monde autant qu’il en est aimé, et qu’il vit dans une heureuse dissipation ! J’aimerais peut-être encore mieux qu’il se partageât uniquement entre vous et lui-même : il ne trouvera jamais de société plus charmante que ces deux-là.

 

          On m’a dit aujourd’hui du mal de la santé de M. d’Argenson ; c’est le seul mal qu’on puisse dire de lui. Il ne se soucie guère que je m’intéresse à son bien-être,  mais cela ne me fait rien, et je lui serai toujours très attaché. Il n’y a plus de santé dans le monde : j’entends dire que mon frère d’Alembert, qui vous fait quelquefois sa cour, est assez mal. Celui-ci est bien philosophe, et méprise souverainement les pauvres préjugés qui empoisonnent la vie. La plupart des hommes vivent comme des fous et meurent comme des sots : cela fait pitié.

 

          Ne lisez-vous pas quelquefois l’histoire ? Ne voyez-vous pas combien la nature humaine est avilie depuis les beaux temps des Romains ? N’êtes-vous pas effrayée de l’excès de la sottise de notre nation ? et ne voyez-vous pas que c’est une race de singes dans laquelle il y a eu quelques hommes !

 

          Adieu, madame ; je suis un peu malade, et je ne vois pas le monde en beau. Ayez soin de votre santé, supportez la vie, méprisez tout ce qui est méprisable ; fortifiez votre âme tant que vous pourrez, digérez, conversez, dormez.

 

          J’oubliais de vous parler de Cornélie. C’était, à ce que dit l’histoire, une assez sotte petite femme qui ne se mêla jamais de rien. Corneille a très bien fait de l’ennoblir ; mais je ne puis souffrir qu’elle traite César comme un marmouset.

 

          Permettez-moi de croire que l’amour n’est pas la seule passion naturelle ; l’ambition et la vengeance sont également l’apanage de notre espèce pour notre malheur. Je souscris d’ailleurs à toutes vos idées, excepté à ce que vous dites sur l’abbé Pellegrin et sa Pélopée (1). Le grand défaut de notre théâtre, à mon gré, c’est qu’il n’est guère qu’un recueil de conservations en rimes.

 

          Mille tendres respects.

 

 

1 – Tragédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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