CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 24
Photo de PAPAPOUSS
à M. Colini.
A Ferney, 11 Juillet 1764.
Je ne crois pas, mon cher ami, qu’il me soit permis de solliciter auprès de S.A.E. pour un homme d’Eglise (1) ; car, outre que je suis fort profane, j’ai toujours sur le cœur de n’être point venu me mettre aux pieds de monseigneur l’électeur. L’édition de Corneille, à laquelle il a fallu travailler deux ans et quelques mois, m’a retenu indispensablement auprès de Genève. J’ai été privé de la vue six mois entiers par une fluxion affreuse qui se promène encore sur ma pauvre figure, née très faible, et affligée de soixante et onze ans, qui seront bientôt révolus. Je suis obligé de prendre médecine quatre fois par semaine ; vous jugez bien que dans cet état je suis beaucoup plus digne de la boutique d’un apothicaire que de la cour d’un prince aimable, plein d’esprit et de connaissances. J’ai opposé autant que j’ai pu un peu de gaieté à la tristesse de ma situation ; mais enfin la gaieté cède à la douleur et à la vieillesse. Si je pouvais compter seulement sur un mois d’un état tolérable, je vous assure, mon cher Colini, que je prendrais bien vite la poste, et que vous me verriez venir me mettre au rang des sujets de S.A.E., c’est-à-dire au nombre des gens heureux. Ce mot d’heureux n’est pas trop fait pour moi. A votre âge, mon cher Colini, on jouit de la vie ; et au mien on la supporte. Je vous embrasse bien tendrement.
1 – Hilspach. (G.A.)
à M. Dupont.
A Ferney, par Genève, 12 Juillet 1764.
On a recours à ses amis dans l’occasion. Je commence, mon cher philosophe, à recouvrer la vue. Ma fluxion sur les yeux est tombée sur la gorge, et la première chose que j’aie lue de mes yeux dans les nouvelles publiques, c’est que M. le duc de Wurtemberg a quitté ses Etats, que ses affaires sont dérangées, tous les paiements arrêtés. La seconde, c’est que le duc a emprunté beaucoup d’argent sur la terre de Horbourg et de Riquevir, qui fournissaient jusqu’à présent au paiement d’une rente de 28,000 mille livres que j’ai sur lui, rente qui compose la meilleure partie de mon bien.
Je n’ai d’autres titres qu’une promesse de passer contrat, signée de la main du duc. Je crois même que je vous laissai en partant de Colmar un double de cette promesse. Si vous avez ce double, je vous prie de le faire homologuer au conseil souverain d’Alsace, et de le faire signifier au receveur de Horbourg et de Riquevir.
Ne pouvez-vous pas même, pour prévenir tout abus, lui faire signifier défense de payer à d’autres qu’à moi, en attendant la signification de la promesse du duc valant contrat ? C’est ce que j’ignore, et ce que je ne propose qu’en cas que votre jurisprudence le permette.
Si vous n’avez pas ce double, mandez-moi, je vous prie, si je dois vous envoyer l’original, ou si je peux me contenter d’envoyer une copie légalisée.
Il est probable, mon cher ami, qu’on est instruit à Colmar de tout ce qui regarde cette affaire. Ayez la bonté de me dire ce que vous en savez, et aimez votre vieil ami V.
à M. le comte d’Argental.
12 Juillet 1764.
Mes divins anges, je suis plus affligé des rhumatismes dont vous me parlez que de la petite disgrâce de l’ex-jésuite (1). Est-il possible que l’un de mes anges souffre ? cela est bien injuste.
J’ai communiqué au petit défroqué l’histoire de son infortune ; il m’a demandé le secret. Il craint que, s’il était connu, cela ne l’empêchât d’avoir un bénéfice ; mais surtout il vous supplie de recommander le secret à M. de Chauvelin. Il vous demande une grâce, c’est de revenir en requête civile, et de hasarder deux ou trois représentations ; car ce pauvre Poinsinet ayant protesté que le délit n’a pas été commis par lui, il se pourra que le public soit moins barbare. Un acteur pourrait annoncer que la pièce n’est point de celui à qui on l’attribuait, et qu’un jeune homme docile en étant l’auteur, et ayant fait quelques changements, on compte sur un peu d’indulgence. Je pense qu’alors l’ouvrage pourrait se relever. On ne risque rien à hasarder la révision. Voyez ce qui est arrivé à Oreste, et même à Zaïre. Vous pourriez, mes anges, en venir à votre honneur ; car enfin, si vous croyez la pièce passable, il faut bien qu’elle le soit.
On ne pourra refuser à Lekain, qui a proposé la pièce, de la rejouer ; mais enfin, si la chose était impraticable, en ce cas, je vous supplierais de redemander à Lekain l’exemplaire, et de vouloir bien me le renvoyer pour ce pauvre ex-jésuite.
J’attends tous les jours des livres d’Italie ; je ne perds pas assurément de vue la Gazette littéraire.
N.B. – Mes anges, ne vous découragez pas sur le drame de l’ex-jésuite, à moins que vous n’y ayez senti du froid, car à cette maladie point de remède.
1 – Le Triumvirat avait été représenté sans succès le 5 Juillet. (G.A.)
à M. Damilaville.
13 Juillet 1764.
Dieu me préserve, mon cher frère, d’avoir la moindre part au Dictionnaire philosophique portatif ! J’en ai lu quelque chose ; cela sent terriblement le fagot. Mais puisque vous êtes curieux de ces ouvrages impies pour les réfuter, j’en chercherai quelques exemplaires, et je vous les enverrai par la première occasion.
Frère Cramer vous a dit qu’il y avait un vieux pédant entouré de vieux in-folio dont le nom seul fait trembler, qui travaillait de tout son cœur à un ouvrage fort honnête (1) : frère Cramer a raison. Je crois que la meilleure manière de tomber sur l’inf… est de paraître n’avoir nulle envie de l’attaquer, de débrouiller un peu le chaos de l’antiquité, de tâcher de jeter quelque intérêt, de répandre quelque agrément sur l’histoire ancienne, de faire voir combien on nous a trompés en tout, de montrer combien ce qu’on croit ancien est moderne, combien ce qu’on nous a donné pour respectable est ridicule, de laisser le lecteur tirer lui-même les conséquences.
Il est certain qu’en rassemblant certains points de l’histoire, on peut démêler les véritables sources qu’on nous a longtemps cachées. Cela demande du temps et de la peine, mais l’objet le mérite. L’auteur m’a déjà montré quelques cahiers : il dit que l’ouvrage sera sage, qu’il dira moins qu’il ne pense, et qu’il fera penser beaucoup. Cette entreprise m’intéresse infiniment.
Je suis bien loin de songer à des tragédies. On m’a mandé que les Triumvirs dont vous me parlez sont d’un jeune ex-jésuite qui a du talent. Les jésuites avaient au moins cela de bon qu’ils aimaient la comédie, et qu’ils en faisaient. Les jansénistes sont les ennemis de tout plaisir honnête.
Mon cher frère, quoique je sois absorbé dans des in-folio, je n’oublie pourtant pas Corneille. Il y a un jeune auteur qui a fait la Jeune Indienne ; il s’appelle, je crois, M. de Chamfort. Il y a un M. du Clairon, auteur de Cromwell. Il me semble que quiconque travaille pour le théâtre a droit à un Corneille : il faut que les disciples aient notre maître devant les yeux. Je vous supplie donc de vouloir bien avertir Duchesne d’envoyer prendre chez vous deux exemplaires pour ces deux messieurs : vous ferez, je crois, une très bonne œuvre.
Est-il vrai que M. le contrôleur-général rembourse quatre millions d’effets royaux ? Cela n’a guère de rapport à Corneille ; mais il faut s’instruire un peu des affaires publiques.
Je ne sais rien de nouveau ; je moissonne mes champs, et quelques vérités éparses dans de mauvais livres ; ce sont de vieux arsenaux dans lesquels je trouve des armes rouillées qui ne laisseront pas d’être aiguisées, et dont je tâcherai de me servir avec toute la discrétion possible.
Je gémis toujours de n’être pas aidé par quelqu’un de nos frères ; cela fait saigner le cœur. Vous seul me consolez et m’encouragez.
Je vous embrasse de tout mon cœur. Ecr. l’inf…
1 – La Philosophie de l’histoire. (G.A.)
à M. le conseiller Tronchin.
… Juillet 1764 (1).
Mon cher ami, j’ai fait ce que j’ai pu pour avoir un exemplaire de cette misère, et je n’ai pu y parvenir : on dit qu’il n’y en a qu’un ; on disait auparavant qu’il y en avait trois ou quatre. Cette petite manœuvre est un tour de la faction qui a prétendu que c’était à Ferney qu’on avait résolu de condamner Jean-Jacques. Depuis ce temps, presque toutes les remontrances ont roulé en partie sur la sévérité exercée contre Jean-Jacques, et sur le silence observé à mon égard ; mais les factieux auraient pu observer que je suis Français, établi en France et non à Genève. Ce dernier effort de mes ennemis vous paraît sans doute aussi méprisable qu’à moi. Je crois, comme vous, qu’il faut laisser tomber ce petit artifice ; un éclat qui me compromettrait, m’obligerait à faire un autre éclat. On sait assez que je n’ai opposé jusqu’à présent qu’un profond silence à toutes les clabauderies et aux entreprises du parti opposé. Le fond de l’affaire est qu’un certain nombre de vos citoyens est outré qu’un citoyen soit exclu de sa patrie, et qu’un étranger ait un domaine dans votre territoire. Voilà la pierre d’achoppement. Je vois que vous pensez très sagement, et que vous ne voulez pas accorder à des ennemis du repos public une victoire dont ils abuseraient. Je vois que vous avez parlé à M. le premier syndic et à vos amis suivant vos principes équitables et prudents. Je sens bien aussi que votre amitié va aussi loin que votre sagesse, et j’en suis bien touché. Je vous demande en grâce de me mettre un peu au fait, et d’être bien sûr que vous ne serez pas compromis. L’affaire de Wirtemberg (2) est un peu plus sérieuse, et je risque de tout perdre.
J’apprends dans ce moment que ce n’est pas la vénérable compagnie qui a déféré la sottise en question. Je dois supposer que la personne qui s’en est chargée n’a eu que de bonnes intentions.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Dupont du 12 Juillet. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
16 Juillet 1764.
Voici, mes anges, la lettre du conjuré de Turin, qui m’est venue après le récit que vous m’avez fait de notre défaite. Je suis persuadé que M. de Chauvelin vous a écrit dans le même goût ; les conjurés en agissent rondement les uns avec les autres. Il me paraît bien difficile que mes anges, M. le duc de Praslin, M. de Chauvelin, maman et moi (qui sommes assez difficiles), nous nous soyons tous si grossièrement trompés. Mon avis serait qu’au voyage de Fontainebleau, M. de Praslin ourdît, sous main, une petite brigue pour faire jouer les roués. Je présume qu’on ne se soucie point du tout à la cour d’humilier Poinsinet de Sivry (1), et que le ton de la pièce ne déplairait pas à beaucoup d’honnêtes gens, qui sont plus familiarisés que le parterre avec l’histoire romaine.
Amusez-vous, je vous prie, à me dire ce qui a le plus révolté ce cher parterre dans l’œuvre de Poinsinet de Sivry.
Comment se porte madame l’ange ? Respect et tendresse.
1 – On lui attribuait le Triumvirat. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
18 Juillet 1764.
Comment se porte madame l’ange ? Vous souvenez-vous de Sémiramis ? comme elle fut jouée froidement, comme elle tomba à la première représentation ? On dit qu’il n’y a point d’action dans les roués ; il me semble qu’il y en a beaucoup, et qu’un Pompée un peu ferme eût fait une grande impression. Est-il vrai que Molé est incapable de jouer les rôles vigoureux ? en ce cas, pourquoi lui avoir donné Pompée ? L’ex-jésuite comptait que Lekain jouerait ce rôle. Quoi qu’il en soit, mes divins anges, Lekain a écrit au défroqué, et voici ma réponse, que je prends la liberté de vous adresser.
Plus j’y pense, plus je crois que la pièce, jouée avec chaleur, n’aurait point refroidi. Si je me trompe, détrompez-moi ; car j’aime encore plus la vérité que je n’aime les jésuites, et presque autant que j’aime mes anges, à qui je suis dévoué pour toute ma vie.
à M. Lekain.
18 Juillet 1764.
Mon cher grand acteur, le petit ex-jésuite auteur de ce malheureux drame m’est venu trouver ; il faut encourager la jeunesse : je l’ai engagé à retravailler son ouvrage, et il doit vous être remis. Je doute fort que, malgré tous ses soins, vous trouviez un libraire qui veuille l’imprimer ; il n’y a que les succès qui enhardissent les libraires. Je crois que votre intérêt serait de reprendre la pièce sans annoncer de corrections, mais en distribuant de nouveaux rôles : il se pourrait que cette pièce bien représentée plût au moins à quelques amateurs. Je sais que le sujet n’en est pas fort touchant ; je sais même que l’Opéra-Comique, où l’on joue les contes de La Fontaine, et où il n’est question que de tétons, de baisers, et de jouissance, inspire beaucoup de froideur pour tout spectacle sérieux ; mais il y a un petit nombre de gens qui aiment les sujets tirés de l’histoire romaine ; et si ce petit nombre est content, vous tirerez alors quelque parti de l’impression. L’auteur m’a conjuré de vous engager à ne point demander de privilège ; il vous prie encore de supprimer ce titre emphatique de Partage du Monde, titre qui promet trop, qui ne tient rien, et qui n’est pas le sujet de la pièce. Il prétend que vous pourriez obtenir un ordre des premiers gentilshommes de la chambre pour jouer sa pièce à Fontainebleau ; c’est une vraie pièce de ministres ; vous en donneriez quelques représentations à Paris ; cela demanderait peu de travail. Voyez ce que vous pouvez faire ; mandez-moi vos idées, afin que je les communique au jeune auteur. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
Si vous voulez absolument faire imprimer l’ouvrage du petit défroqué, je pense qu’il faudra changer ses a en o. Il a voulu suivre mon orthographe, cela lui ferait tort ; on le prendrait pour un disciple.
N.B. – Si vous prenez ce stérile parti d’imprimer sans jouer, si vous jouez sans imprimer, si vous gardez le manuscrit du prêtre sans imprimer ni jouer, en un mot, quelque chose que vous fassiez, il vous prie de retrancher au quatrième acte, scène troisième, tout ce qui est entre ces deux vers :
Elle coûtera cher, elle sera fatale…
Adieu ; que mon épouse, en apprenant mon sort…
Plus on retranche en prose, en vers, en tout genre, excepté en finance, moins on fait de sottises.