CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 23
Photo de PAPAPOUSS
à M. le docteur Tronchin.
30 Juin 1764 (1).
Mon cher Esculape, voudriez-vous bien avoir la bonté de me faire renvoyer le volume contenant le manuscrit sur la compagnie des Indes que vous avez prêté à M. de Labat ? Je vous serais très obligé.
Que dites-vous de ce fou de Jean-Jacques, qui imprime que je suis le plus violent et le plus adroit de ses persécuteurs ? Vit-on jamais plus absurde démence ? Ce philosophe n’est pas plus guéri de sa folie que de ses carnosités. Il cherche à faire la guerre ; mais je ne mettrai pas mes troupes en campagne contre lui.
Mon cher Esculape, quoi que vous en disiez, je baisse infiniment, mais je vous aime de même.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. Cette lettre est de 1764, et non de 1765, comme l’ont cru les éditeurs. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
A Ferney, 1er Juillet 1764.
Je passe ma vie à me tromper, madame ; mais aussi il y a des moments où vous n’avez pas raison en tout. Vous me dites que je ne veux pas voir madame de Jaucourt. Je serai assurément charmé si je peux l’attirer chez moi ; mais je suis à deux grandes lieues d’elle ; je ne sors point, et je ne peux sortir. Ma nièce est allée la voir, et madame de Jaucourt ne lui a pas rendu sa visite. Tout cela s’arrangera comme on pourra, ainsi que toutes les bagatelles de ce monde.
Un autre reproche que vous me faites, c’est que je me suis vanté d’être votre confrère, et que je ne le suis pas tout à fait. Voici mon état :
J’ai des fluxions sur les yeux qui m’ont ôté l’usage de la vue des mois entiers ; elles se promènent quelquefois dans les oreilles, et alors je vois, mais je suis sourd ; elles tombent sur la gorge, et je deviens muet. Voilà un plaisant état pour courir après une jeune femme, à deux lieues de ma retraite. Les Parisiennes vont chez Esculape-Tronchin comme on va aux eaux de Forges mais l’air des Alpes fait plus de mal que Tronchin ne fait de bien. Il faut un corps d’Hercule pour vivre ici ; mais j’y suis libre, et j’ai trouvé que la liberté valait encore mieux que la santé. M’y voilà établi, je m’y suis fait une famille, je ne me transplanterai point ; je mourrai, comme Abraham, dans le coin de terre que j’ai achetée, et ce sera ma seule ressemblance avec le père des croyants.
Vous avez vu, madame, par ma dernière lettre, que le caractère de Jean-Jacques est aussi inconséquent que ses ouvrages. J’espère que madame la maréchale de Luxembourg me rendra la justice de croire que je ne hais point un homme qu’elle protège, et que je suis bien loin de persécuter un homme si à plaindre. Il n’a même été persécuté que pour des sentiments qui sont les miens, et je serais une âme bien noire et bien sotte de vouloir avilir une philosophie que j’aime, et de faire punir un homme accusé précisément des choses qu’on m’impute.
J’aime mieux vous parler de Corneille que de Rousseau ; j’avoue encore que j’aime mille fois mieux Racine. Faites-vous relire les pièces de ce dernier, si vous ne les savez pas par cœur ; et vous verrez si, après avoir entendu dix vers, vous n’aurez pas une forte passion de continuer. Dites-moi si au contraire le dégoût ne vous saisit pas à tout moment quand on vous lit Corneille. Trouvez-vous chez lui des personnages qui soient dans la nature, excepté Rodrigue et Chimène, qui ne sont pas de lui ?
Cette Cornélie, tant vantée autrefois, n’est-elle pas, en cent endroits, une diseuse de galimatias, et une faiseuse de rodomontades ? Il y a des vers heureux dans Corneille, des vers pleins de force, tels que Rotrou en faisait avant lui, et même plus nerveux que ceux de Rotrou ; il y a du raisonner ; mais en vérité il y a bien rarement de la pitié et de la terreur, qui sont l’âme de la vraie tragédie. Enfin qu’elle foule de mauvais vers, d’expressions ridicules et basses, de pensées alambiquées et retournées, comme vous dites, en trois ou quatre façons également mauvaises ! Corneille a des éclairs dans une nuit profonde ; et ces éclairs furent un beau jour pour une nation composée alors de petits-maîtres grossiers, et de pédants plus grossiers encore, qui voulaient sortir de la barbarie.
Je n’ai commencé ce fatras que pour marier mademoiselle Corneille ; c’est peut-être la seule occasion où les préjugés aient été bons à quelque chose. Je ne me passionne point pour Racine. Que m’importe sa personne ? Je n’ai vécu ni avec lui ni avec Corneille. Je ne vais point chercher de quelle mine sort un diamant que j’achète ; je regarde à son poids, à sa grosseur, à son brillant, à ses taches. Enfin je ne puis ni sentir qu’avec mon goût, ni juger qu’avec mon jugement.
Racine m’enchante, et Corneille m’ennuie. Je vous avouerai même que je n’ai jamais lu ni ne lirai jamais une douzaine de ses pièces, que, grâce au ciel, je n’ai point commentées. Ah ! madame, quand vous voudrez avoir du plaisir, faites-vous relire Racine par quelqu’un qui soit digne de le lire ; mais, pour le bien goûter, rappelez-vous vos belles années ; car Montaigne a dit : « Crois-tu qu’un malade rechigné goûte beaucoup les chansons d’Anacréon et de Sapho (1) ? »
Je vous ai trop parlé de vers ; une autre fois je vous parlerai philosophie. Mille tendres respects.
1 – « Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho rient à un vieillard avaricieux et rechigné ? » (Montaigne, livre II, chap. XII.)
à Madame la baronne de Verna.
Au château de Ferney, 3 Juillet 1764.
La conformité de votre état au mien est une nouvelle raison qui devait m’engager à répondre plus tôt à la lettre dont vous m’avez honoré ; et c’est précisément ce qui m’en a empêché. Une fluxion sur les yeux, qui se joint à tous mes maux, m’ôte la liberté d’écrire ; mais votre lettre est bien capable de me faire penser. Je vois que vous adoucissez vos souffrances par la lecture. C’est en effet une grande ressource ; mais ce n’en est une que pour les bons esprits, qui sont en très petit nombre. Bien peu de dames cherchent à s’instruire ; c’est un grand avantage que vous avez sur elles. Mes ouvrages ne sont pas dignes assurément de l’honneur que vous leur faites ; mais vous y suppléez en pensant de vous-même les choses que je n’ai pas dites. Je ne fais que mettre sur la voie ; je présente des esquisses, et vous achevez dans votre esprit ce que je n’ai fait qu’ébaucher.
Il y a des vérités qu’on ose à peine faire entrevoir au public, mais que des personnes comme vous saisissent tout d’un coup, et qu’elles développent. Je souhaite, madame, que ces vérités, qui ne sont faites que pour les philosophes, vous soient de quelque consolation. La philosophie est le plus grand des remèdes, c’est la santé de l’âme ; et il paraît que si votre corps souffre, votre âme se porte très bien. Vous ne trouverez point, madame, que ma philosophie soit rebutante, elle est même quelquefois un peu trop gaie. Dans ce dernier cas, j’ai besoin de votre indulgence.
Vous me faites bien regretter, madame, d’avoir si peu profité du temps que vous êtes venue passer à Genève. Vous aviez malheureusement alors plus besoin de M. Tronchin que de moi. Si jamais vous croyez en avoir besoin encore, daignez, madame, ne prendre d’autre maison que la mienne.
J’ai l’honneur d’être, avec bien du respect, etc.
à M. le docteur Tronchin.
Mardi 4 (1).
Je vous prie, mon cher Esculape, de me mander si M. le duc de Lorges me fait l’honneur de venir dîner jeudi à Ferney, et s’il est au régime. Je doute que M. de Lauraguais ait battu sa femme ; je sais qu’il est physicien, et je n’ai jamais ouï dire qu’il fût philosophe. Les brouillons qui ont dit que vous aviez concerté chez moi la perte de Jean-Jacques, ne sont pas plus philosophes que M. de Lauraguais. J’ai été affligé de la nouvelle infamie qu’ils ont faite. Mais je ne les crains pas ; et j’ai, en tout sens, de quoi les graver. Je me porte très mal, mais je sais souffrir.
Je ne perdrai au moins mon indépendance qu’en mourant. Voilà ma philosophie, et vous aimer est mon devoir.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 6 Juillet 1764.
Mes divins anges, quoi ! toujours un rhumatisme ! Je conçois bien que nous autres agriculteurs des Alpes nous soyons souvent affligés de ce fléau ; mais un ange, une dame de Paris, qui n’est jamais exposée aux malignes influences de l’air : non, ce n’est pas là une maladie de dame. Que dit à cela M. Fournier (1) ? Mon cher ange, qui n’a point de rhumatisme, écrit très proprement, quoi qu’il en dise ; et moi aussi, qui ai recouvré la vie jusqu’à ce que je la reperde. Cette vie est pleine de tribulations. Conservez votre santé, mes anges ; cela vaut mieux que des pièces de théâtre, et surtout que les pièces d’aujourd’hui. Je fais donc Pierre-le-Cruel, comme dit M. de Thibouville ; je l’ai même confié à M. de Ximenès ; ainsi je ne crois pas qu’on puisse en douter. Pour vous, mes braves conjurés, vous avez employé un jésuite pour faire les roués. Je ne sais quel nom on donne à la pièce ; je sais seulement qu’elle ne ressemble pas à Bérénice. Le petit jésuite dit qu’il est très loin de souhaiter qu’on l’imprime sitôt ; il fera tout ce que vous ordonnez pour Lekain : il désire seulement qu’on donne un honoraire à un jeune homme (2) qui, depuis dix ans, a copié cinq ou six tragédies dix ou douze fois chacune, et à qui le petit jésuite doit quelque attention. Ledit défroqué ne veut jamais être connu, à moins qu’ayant été encouragé l’été par un petit succès, il n’en ait un grand pendant l’hiver, après avoir donné la dernière main à ses roués. Vous avez terminé noblement l’affaire du roi de Pologne, et je vous en remercie. Cramer viendra sans doute chez vous, et vous lui recommandez de presser son correspondant d’Italie de dépêcher les livres qu’il a promis, et alors je les aurai. Je suis toujours aux ordres de la Gazette littéraire, quoiqu’elle ait mis une certaine note trop flatteuse à l’extrait de Pétrarque, note à laquelle l’abbé de Sade s’obstine, dit-on, à me reconnaître.
Je suis à présent à sec, et accablé d’un ouvrage très considérable en faveur de la bonne cause. Mes chers anges, respect et tendresse.
1 – Médecin. (G.A.)
2 – Wagnière. (G.A.)
à M. Damilaville.
6 Juillet 1764.
Mon cher frère, je ne perds pas le peu de temps qui me reste à vivre. Je me doute bien de ce que frère Cramer vous montrera ; mais je ne crois pas que cet ouvrage doive jamais être vendu avec privilège. Je vous demande en grâce de confondre tout barbare et tout faux frère qui pourrait me soupçonner d’avoir mis la main à ce saint œuvre (1). Je veux le bien de l’Eglise, mais je renonce de tout mon cœur au martyre et à la gloire éternelle. Sachez que Dieu bénit notre Eglise naissante ; trois cents Meslier, distribués dans une province (2), ont opéré beaucoup de conversions. Ah ! si j’étais secondé ! mais les frères sont tièdes, les frères ne sont point rassemblés : ce malheureux Rousseau n’est fidèle qu’à son caprice et à son amour-propre. C’était assurément l’homme le plus capable de rendre de grands services ; mais Dieu l’a abandonné. Son Vicaire savoyard pouvait faire du bien ; mais cela est noyé dans un roman absurde qu’on ne peut lire. Enfin ce malheureux s’est rendu indigne de la bonne cause. J’ai été très fâché de l’excès de folie qui l’a porté à imprimer que je le persécutais ; il est bien triste qu’un homme qui a passé quelque temps pour notre frère fasse accroire qu’un de nous le persécute. Mais que voulez-vous, ce pauvre homme m’ayant offensé, s’est imaginé que je m’étais vengé. Il ne connaît pas les véritables frères. Une des faiblesses de ce pauvre fou est de mentir impudemment. Il se vante qu’on a voulu l’engager à écrire contre les jésuites : quelle pitié ! les parlements avaient bien besoin de Jean-Jacques ! Ils ont écrit eux-mêmes, et assurément mieux que lui.
Je vous embrasse pieusement, mon cher frère. Ecr. l’inf…
1 – Le Dictionnaire philosophique portatif. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argence du 22 Juin. (G.A.)