CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 21
Photo de PAPAPOUSS
à M. le président Hénault.
Aux Délices, 20 Juin 1764.
Vous m’avez envoyé, mon illustre et cher confrère, le portrait d’un des premiers hommes de France, et mon cœur vous répète ce que l’exergue (1) vous a dit. Riez d’une caricature qui me ressemble assez : c’est l’ouvrage d’un jeune homme de quinze ans, qui, en me voyant par la fenêtre, m’a croqué en deux minutes, et m’a gravé en quatre. Ce siècle est le siècle des graveurs ; sans vous, il ne serait pas celui des grands hommes.
1 – « Qu’il vive autant que son ouvrage. » (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
Aux Délices, 20 Juin 1764.
Par ma foi, monsieur, je crois que j’irai bientôt retrouver Francesco Algarotti. Sa conversation était fort agréable : je m’entretiendrai de vous avec lui ; ce sera ma consolation ; mais je ne me ferai point dresser de monument de marbre (1), quoiqu’il y ait en Suisse d’assez beau marbre et un assez bon sculpteur. Je trouve que les mausolées ne doivent être érigés que par les héritiers. Je suis affligé de sa perte ; il avait du mérite, et c’était un des meilleurs infarinati que nous eussions. Notre Goldoni ne passera pas sitôt par notre petit ermitage ; il me paraît qu’il restera longtemps à Paris.
Je vois, monsieur, par votre lettre, que vous donnez les plus belles fêtes d’Italie. On peut faire ailleurs des courses de chevaux ; mais vous courez sur le cheval Pégase ; vous donnez des plaisirs à l’esprit, tandis que d’autres en donnent aux yeux. Mes yeux ne sont plus guère capables d’avoir du plaisir : mon âme a un plaisir bien sensible à être aimée de la vôtre. Agréez, monsieur, les assurances de mon respectueux attachement.
1 – Comme avait fait Algarotti. (G.A.)
à M. d’Aquin de Château-Lyon.
Aux Délices, 22 Juin 1764.
S’il vous était permis, monsieur, de rendre votre Avant-Coureur aussi agréable que vos lettres, il ferait une grande fortune. Je vous supplie de continuer. J’aurai le plaisir d’avoir de vous ce que vous faites de mieux. Vous me contez très plaisamment des anecdotes fort plaisantes. Ne vous lassez pas, je vous prie : songez que je suis malade. Vous êtes médecin, autant qu’il m’en souvient. Vos lettres sont pour moi une excellente recette.
Je n’ai point lu cette lettre de Jean-Jacques (1) dont vous me parlez. Moi, persécuteur ! moi, violent persécuteur ! C’est Jeannot lapin à qui on fait accroire qu’il est un foudre de guerre. Il y a deux ans que Jean-Jacques, auteur de quelques comédies, s’avisa d’écrire contre la comédie. Je ne sais pas trop bien quelle était sa raison ; mais cela n’était guère raisonnable.
Jean-Jacques ajouta à cette saillie celle de m’écrire (2) que je corrompais sa patrie en faisant jouer la comédie chez moi, en France, à deux lieues de Genève. Je ne lui fis point de réponse. Il s’imagina que j’étais fort piqué contre lui, quoiqu’il dût savoir que les choses absurdes ne peuvent fâcher personne. Croyant donc m’avoir offensé, il s’est allé mettre dans la tête que je m’étais vengé, et que j’avais engagé les magistrats de Genève à condamner sa personne et son livre. Cette idée, comme vous le voyez, est encore plus absurde que sa lettre. Que voulez-vous ? Il faut avoir pitié des infortunés à qui la tête tourne ; il est trop à plaindre pour qu’on puisse se fâcher contre lui.
Permettez-moi de souscrire pour votre Avant-Coureur. Si jamais d’ailleurs j’obtiens quelque crédit dans le sanhédrin de la comédie, je vous ferai recevoir spectateur, et vous pourrez me siffler à votre aise. Sans cérémonie.
1 – Lettre à M. M***, du 28 Mai. (G.A.)
2 – Le 17 Juin 1760. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
22 Juin 1764.
Je crois, mes divins anges, toutes réflexions faites, qu’il faut que le roi de Pologne se contente du paquet qui est chez M. Delaleu depuis plus d’un mois, et qu’il fasse comme le roi son gendre et moi chétif ; car s’il prend les vingt-cinq exemplaires, il n’en restera plus pour ceux à qui j’en destinais. C’est une négociation que vous pouvez très bien faire avec M. de Hullin, qui est sans doute un ministre conciliant.
Je vous conjure, mes divins anges, de recommander le plus profond secret (1) à messieurs de la Gazette littéraire. Je ne fais pas grand cas des vers de Pétrarque ; c’est le génie le plus fécond du monde dans l’art de dire toujours la même chose ; mais ce n’est pas à moi à renverser de sa niche le saint de l’abbé de Sade.
S’il fait d’aussi grandes chaleurs à Paris que dans ma grande vallée entre les Alpes, la glace de nos roués sera de saison. Le temps n’est pas trop favorable pour une pièce nouvelle ; mais vous savez que vous êtes les maîtres de tout. Je conseille toujours aux acteurs de s’habiller de gaze. L’ex-jésuite qui m’est venu voir, comme vous savez, m’a prié de vous engager à faire une correction importante ; c’est de mettre je me meurs au lieu de je succombe. Je lui ai dit que l’un était aussi plat que l’autre, et que tout cela était très indifférent. C’est au second acte. C’est Julie qui parle à Fulvie :
A peine devant vous je puis me reconnaître.
Je me meurs.
Ce je me meurs est en effet plus supportable que je succombe, et sert mieux la déclamation. De plus, il y a un autre succombe dans la même scène, et il ne faut pas succomber deux fois. L’auteur pourra bien succomber lui-même, mais j’espère qu’on n’en saura rien.
Vraiment, mes anges, il faut confier à beaucoup de bavards que je fais Pierre-le-Cruel, et qu’il sera prêt pour le commencement de l’hiver ; rien ne sera plus propre à dérouter les curieux qui parlent des roués, et qui les attribuent déjà à Helvétius, à Saurin. Il faut les empêcher de venir jusqu’à nous.
Dites-moi un mot, je vous prie, de ces roués, et recommandez bien au fidèle Lekain d’empêcher qu’on étrique l’étoffe, qu’on ne la coupe, qu’on ne la recouse avec des vers welches ; il en résulte des choses abominables. Un Gui Duchesne achète le manuscrit mutilé, écrit à la diable ; et l’on est déshonoré dans la postérité, si postérité y a ; cela dessèche le sang et abrège les jours d’un pauvre homme. Quoi qu’il en soit, je baise le bout de vos ailes avec respect et tendresse.
1 – Il s’agit de l’article sur les Mémoires pour servir à la vie de Pétrarque. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
Aux Délices, 22 Juin 1764 (1).
Le philosophe indien attendra Pythagore à Ferney, où il sera le 25 ou le 26 du mois où nous sommes, et il tâchera de ne lui pas faire la chère des Pythagoriciens. Mon cher disciple, puisque vous voulez bien prendre ce nom, vous serez mon maître en tout. Vous ne verrez qu’un pauvre malade bien languissant. J’espère que le plaisir de vous voir me ranimera. Vous devez être trop fatigué de votre voyage pour que je vous accable encore d’une longue lettre, et nous avons plus de choses à nous dire qu’à nous écrire. Permettez, monsieur, que je vous embrasse bien tendrement.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 23 Juin 1764.
Je reçois, au départ de la poste, une lettre d’un ange, du 18 de juin, et je suis très affligé que l’autre ange soit malade. Répondons vite.
Quant au vers,
Le danger suit le lâche, et le brave l’évite,
si ce vers n’était pas précédé de ceux qui l’expliquent, il serait ridicule ; mais, pour prévenir tout scrupule, il n’y a qu’à mettre :
Le lâche fuit en vain, la mort vole à sa suite :
C’est en la défiant que le brave l’évite.
Quant à l’affaiblissement qu’on demande de la description du combat de Pompée, c’est vouloir être froid pour vouloir paraître plus vraisemblable. Il y a des occasions où c’est n’avoir pas le sens commun que de vouloir trop chercher le sens commun. Je demande très instamment, très vivement, qu’on ne change rien à cette scène ; je demande surtout qu’on suive les dernières corrections que j’ai envoyées ; elles me paraissent favoriser beaucoup la déclamation, ce qui est un point très important. Il ne s’agit pas seulement de faire des vers, il faut en faire qui animent les acteurs.
On se mourait hier de chaud, on se meurt aujourd’hui, on est mort. Les comédiens ont le diable au corps de jouer une pièce nouvelle dans un temps où personne ne peut venir à la comédie.
Quoi ! vous n’auriez pas reçu les lettres où je vous parlais des Calas ! J’apprends, mes divins anges, qu’il s’est tenu un conseil où vous avez admis la pauvre veuve. Vos bontés ne se refroidissent point ; vous avez un grand avantage sur les autres hommes, c’est que vos vertus sont persévérantes. Vous ne me parlez point de la lettre de M. Panckoucke et de ma réponse ; la chose est pourtant plaisante et mériterait d’être connue.
Je n’ai encore rien d’Italie : les Italiens, par ce temps-ci, ne font que la méridienne.
Je vous ai envoyé l’Eloge d’Algarotti, qui figurera bien dans la Gazette littéraire. Je vous ai écrit par M. le duc de Praslin et par M. de Courteilles ; celle-ci sera sous l’enveloppe de M. l’abbé Arnaud. Remarquez, s’il vous plaît, que nous nous sommes rencontrés sous le masque de Don Pèdre. J’ai confié à M. de Thibouville que je travaillais fortement à ce Don Pèdre : serait-il assez méchant pour m’avoir gardé le secret ?
Adieu, mes divins anges ; rions, mais surtout que madame d’Argental n’ait plus son rhumatisme ; il n’y a pas là de quoi rire.
à M. le cardinal de Bernis.
Aux Délices, 27 Juin 1764.
Monseigneur, il faut que vous permettiez encore cette petite importunité. Je sais respecter vos occupations, mais il y a une bagatelle très importante pour moi, pour laquelle je vous implore : elle n’est ni sacerdotale ni épiscopale, elle est académique. On va jouer une tragédie où votre éminence n’ira pas, et où je voudrais qu’elle pût aller. C’est ce Triumvirat, cet assemblage d’assassins et de coquins illustres, sur quoi je vous consultai l’année passée quand vous aviez du loisir. J’ai oublié de vous demander le secret, et je vous le demande aujourd’hui très instamment. On va donner la pièce sous le nom d’un petit ex-jésuite. Prêtez-vous à cette niche, si on vous en parle. Je vous prends pour mon confesseur : vous ne me donnerez peut-être pas l’absolution ; cependant je vous jure que j’ai suivi vos bons avis autant que j’ai pu. Si la pièce est sifflée, ce n’est pas votre faute, c’est la mienne.
Comme vous voilà établi mon confesseur, je vous avouerai, toute réflexion faite, que, malgré mon extrême envie de vous voir uniquement à la tête des lettres, vivant en philosophe, cependant je vous pardonne d’être archevêque.
Je ne trouve qu’une bonne chose dans le Testament attribué au cardinal de Richelieu : c’est qu’il faut qu’un évêque soit homme d’Etat plutôt que théologien. Le métier est bien triste pour qui s’en tient aux fonctions épiscopales ; mais un grand seigneur archevêque peut, dans les occasions, tenir lieu de gouverneur, d’intendant, de juge, et tant vaut l’homme, tant vaut son Eglise. Si vous aviez siégé à Toulouse, l’horrible affaire de Calas ne serait pas arrivée. Je suis obligé de parler ici à votre éminence d’un archevêque de votre voisinage qui a fait un étrange mandement. Il m’y a fourré très indécemment : c’est M. d’Auch. Il prenait bien son temps, tandis que je faisais mille plaisirs à son neveu, qui est un gentilhomme de mon voisinage. On dit que c’est un Patouillet, jésuite, qui est l’auteur de ce mandement brûlé à Toulouse. Il faut que ce Patouillet soit un fanatique bien mal instruit. Il ne savait pas que j’avais recueilli deux jésuites, dont l’un est mon aumônier, et l’autre demeure dans un de mes petits domaines. Le temps où nous vivons, monseigneur, demande des hommes de votre caractère et de votre esprit à la tête des grands diocèses. Comme je ne suis qu’un profane, je n’en dirai pas davantage, et je vous demande votre bénédiction.
Je voudrais bien que vous pussiez lire la Tolérance : je crois que vous y trouveriez quelques-uns de vos principes. L’ouvrage est un peu rabbinique, mais il vous amuserait.
J’aurai l’honneur d’écrire à votre éminence quand elle sera tranquille au pays des Albigeois et débarrassée de la grosse besogne.
Je la supplie de me conserver ses bontés et d’agréer mon tendre respect.