CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 20

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 20

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, près de Genève, 16 Juin 1764 (1).

 

 

          Madame, mon ombre ne prend plus guère la liberté d’écrire à votre altesse sérénissime ; les années et les maladies s’opposent aux devoirs comme aux plaisirs. Je suis réduit à m’entretenir en silence du souvenir de vos bontés. Souffrez  cependant, madame, que j’aie l’honneur de renouveler mes remerciements à votre altesse sérénissime au sujet de cette famille infortunée des Calas, si cruellement traitée à Toulouse et si généreusement secourue par votre bienfaisance. Vos bienfaits lui ont porté bonheur. L’arrêt inique et barbare des juges de Toulouse vient d’être cassé d’une voix unanime par tout le conseil d’Etat du roi. Jamais on n’a vu une plus éclatante justice après une si horrible iniquité.

 

          Votre altesse sérénissime s’occupe peut-être à présent de l’anarchie de la Pologne et de ses bons voisins. Je ne sais pas qui sera roi des Sarmates, mais je sais bien qu’il ne sera ni plus heureux ni plus aimé que madame la duchesse de Gotha l’est dans ses Etats. Il faut que ce nom de roi soit quelque chose de bien beau, puisqu’on l’achète à des conditions si gênantes.

 

          Je me flatte que votre altesse sérénissime jouit de toutes les félicités qui ont manqué à tant de rois, santé, tranquillité, occupations douces qui ne laissent aucune inquiétude dans l’âme, assurance d’être aimée autant que respectée. Je mets surtout la grande maîtresse des cœurs parmi les causes de votre bonheur. Daignez, madame, me conserver des bontés qui font la consolation de ma vieilesse, et agréez mon profond respect pour votre altesse sérénissime et pour votre auguste famille.

 

         

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

17 Juin 1764.

 

 

          J’ai vu, mon cher et grand acteur, ce jeune ex-jésuite auteur de ce drame barbare (1). Il dit qu’un opéra-comique est beaucoup plus agréable ; il prétend que ces trois coquins qu’on donne immédiatement après de coquin de Cromwell révolteraient le public, et que voilà trop de barbaries ; il dit qu’on mourra de chaud au mois de juillet, et que la pièce fera mourir de froid ; il dit qu’il ne faut aux Welches que de la tendresse. Je ne peux, au pied des Alpes, savoir quel est le goût de Paris ; je m’en rapporte à vous, et je vous plains de jouer la comédie pendant l’été. Heureusement votre salle est fraîche aux pièces nouvelles. Il est à croire que votre ex-jésuite en fera une belle glacière ; sans cette espérance je vous aurais conseillé de vous habiller de gaze.

 

          Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

1 – Le Triumbirat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

17 Juin 1764.

 

 

          Mes anges me permettent-ils de leur adresser ma réponse à Lekain ? ils verront quels sont les sentiments du jeune ex-jésuite.

 

          J’oubliai, dans ma dernière lettre, de dire que j’avais écrit à M. le duc de Choiseul, pour l’Ecole militaire ; mais j’ai peur de n’avoir pas grand écrit. J’avais flatté le fondateur de la Guyane d’orner sa colonie d’une trentaine de galériens qui sont sur les chantiers de Marseille, pour avoir écouté la parole de Dieu en pleine campagne. Ils avaient promis de s’embarquer avec chacun mille écus. Croiriez-vous que ces drôles-là, quand il a fallu tenir leur parole, ont fait comme les compagnons d’Ulysse, qui aimèrent mieux rester cochons que de redevenir hommes ? Mes gens ont préféré les galères à la Guyane.

 

          Gabriel Cramer arrive à Paris ; il jette quelquefois un coup d’œil curieux sur mon bureau ; il avise des fatras de vers, et de là il se met dans la tête que je fais quelque maussade tragédie. J’ai beau nier et le gronder, il a cette idée. Avouez-lui que je travaille à Pierre-le-Cruel, sans lui demander le secret.

 

          Une chose bien plus intéressante, c’est ce procès de Calas, renvoyé aux requêtes de l’hôtel, c’est-à-dire devant les mêmes juges qui ont cassé l’arrêt toulousain. Cette horrible aventure des Calas a fait ouvrir les yeux à beaucoup de monde. Les exemplaires de la Tolérance se sont répandus dans les provinces, où l’on était bien sot : les écailles tombent des yeux, le règne de la vérité est proche. Mes anges, bénissons Dieu.

 

 

 

 

 

à M. Formey.

 

Aux Délices, 17 Juin 1764.

 

 

          Il est vrai, monsieur, que nous ne sommes pas vous et moi de la première jeunesse. On dit dans le monde que la vie est courte, et qu’elle se passe en malheurs ou en niaiseries. J’ai pris ce dernier parti ; et il paraît que vous en faites autant : ce n’est pourtant pas une niaiserie que d’avoir de jolies filles qui jouent la comédie ; et je vous fais mon compliment de tout mon cœur sur les agréments que vous goûtez dans votre famille. Réjouissez-vous dans vos œuvres, car c’est là votre portion ; une de vos vocations, à ce que je vois, est de faire des journaux. Il y a longtemps que vous passez en revue les sottises des hommes, et quelquefois les miennes. Si vous y trouvez utile dulci, continuez.

 

          C’est un Livonien très aimable qui vous rendra ma réponse. Il m’a trouvé constant dans mes goûts, j’habite depuis six ans les Délices sans m’en lasser ; il est vrai qu’on ne joue point la comédie dans le sacré territoire de Genève, et c’est ce qui fait que je ne dis plus :

 

Je ne décide point entre Genève et Rome.

 

Henr., ch. II.

 

Je décide pour Rome sans difficulté ; mais j’ai fait bâtir en France, à une lieue de Genève, un fort joli théâtre : envoyez-moi toutes vos filles, je leur donnerai des rôles.

 

          Voulez-vous me faire un plaisir, quoique nous ne soyons pas de la même religion ? c’est de faire donner ce petit billet au libraire de Berlin qui a imprimé Timée de Locres, et Ocellus Lucanus (1). Je me doute que ce sont des radoteurs, et c’est pour cela même que je les veux lire ; j’en ai lu tant d’autres !

 

          Je suis affligé de la perte d’Algarotti ; c’était le plus aimable infarinato d’Italie. Vous aurez le plaisir de le louer, en attendant celui de me juger. Je perds la vue comme Tirésie, sans avoir su, comme lui, les secrets du ciel : c’est ce qui fait que je ne mets pas ici de ma main la belle et solide formule de votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Ouvrage de d’Argens. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Fresney.

 

Aux Délices, 18 Juin 1764.

 

 

          J’ai reçu, monsieur, une lettre non datée, de Marmoutier, signée de Fresney. Je suppose qu’elle me vient d’un homme très aimable que j’ai eu l’honneur de voir, il y a environ douze ans, à Strasbourg ; et je ne suppose pas pourquoi il se trouve au milieu d’une troupe de bénédictins allemands. Je lui souhaite les cent mille livres de rente dont ces ivrognes jouissent. Je suis à peu près comme le vieux Tobie ; je perds la vue, et je n’ai point de fils qui me la rende avec le secours de l’ange Raphaël. Je dicte ma réponse, et je la dicte un peu au hasard, dans le doute où je suis si c’est le fils de madame de Fresney de Strasbourg qui m’a fait l’honneur de se souvenir de moi. Je serai toujours très attaché au fils et à la mère. Il me parle dans sa lettre d’un homme de lettres (1) qui a beaucoup d’esprit et de talents, qui est, je crois, actuellement à Nancy. Je le supplie, s’il est lié avec cette personne dont il me parle, de lui dire que je suis pénétré d’estime pour elle. Il est vrai que je suis fort embarrassé à son sujet. Vous savez, monsieur, que toutes les puissances de ce monde ont été en guerre ; les gens de lettres, qui sont fort loin d’être des nuisances, y sont aussi ; il se trouve que l’homme de mérite en question fait la guerre à des hommes de mérite dont je suis l’ami ; je voudrais pouvoir être leur conciliateur.

 

          Je suis moi-même en guerre de mon côté avec des gens qui sont ses ennemis ; tout cela est difficile à arranger, mais je conclus qu’il faut rire, et passer ses jours gaiement.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que j’ai voués à M. et à madame de Fresney, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Palissot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

18 Juin 1764.

 

 

          Vous me ferez plaisir, mon cher frère, de me faire avoir les bêtises de Fréron sur les Commentaires de Corneille. Figurez-vous que Panckoucke a communiqué à M. d’Aquin (1) sa lettre et ma réponse ; ainsi, puisqu’elles sont connues, le droit des gens permet qu’on les imprime. Je crois même que la chose est nécessaire pour l’édification publique, et vous savez que l’édification des Français consiste à rire Je crois ce temps-ci fort stérile en nouvelles ; je suis d’ailleurs toujours comme ce personnage (2) de l’Ecossaise qui disait : « Moins de nouvelles, moins de sottises. »

 

          Vous m’avez fait observer que si le roi de Pologne prend tous ses exemplaires, il n’en restera plus pour faire des présents. Ma foi, je crois que le roi de Pologne doit faire comme le roi de France et comme moi, ne prendre que la moitié des exemplaires pour lesquels il a souscrit ; encore n’en ai-je que le tiers, parce qu’il n’en restait plus : on n’en avait pas assez tiré. Il faudrait une cinquantaine d’yeux pour lire vingt-cinq Corneille ; le roi de Pologne n’en a que deux, comme moi, et encore ne sont-ils pas meilleurs que les miens. J’ai l’honneur d’être affligé de la vue comme lui.

 

          Tout ceci, mon cher frère, est peu philosophique : j’aime mieux examiner (3) laq façon dont certaines choses qui vous déplaisent se sont établies dans le monde.

 

          Songez à M. Blin de Sainmore ; il m’a écrit une belle lettre très bien raisonnée sur les pièces admirables de Racine, et sur les scènes imposantes de Corneille. Il y a quelques soixante ans que l’abbé de Châteauneuf me disait : Mon enfant, laissez crier le monde ; Racine gagnera tous les jours, et Corneille perdra.

 

          Pardonnez-moi, encore une fois, mes importunités, et permettez que je mette ces trois lettres dans votre paquet. Vous voilà plus chargé des affairesdu Parnasse que de celles du vingtième.

 

          Je vous embrasse le plus tendrement du monde. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Rédacteur du jour l’Avant-coureur. (G.A.)

2 – Freeport. (G.A.)

3 – En écrivant la Philosophie de l’histoire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

Aux Délices, 20 Juin 1764.

 

 

          Il faut, madame, que je vous parle net. Je ne crois pas qu’il y ait un homme au monde moins capable que moi de donner du plaisir à une femme de vingt-cinq ans, en quelque genre que ce puisse être. Je ne sors jamais ; je commence ma journée par souffrir trois ou quatre heures, sans en rien dire à M. Tronchin.

 

          Quand j’ai bien travaillé, je n’en peux plus. On vient dîner chez moi, et la plupart du temps je ne me mets point à table ; madame Denis est chargée de toutes les cérémonies, et de faire les honneurs de ma cabane à des personnes qu’elle ne reverra plus.

 

          Elle est allée voir madame de Jaucourt (1) ; et c’est pour elle un très grand effort, car elle est malade et paresseuse.

 

          Pour moi, je n’ai pu en faire autant qu’elle, parce que j’ai été quinze jours au lit, avec un mal de gorge horrible.

 

          Il faut vous dire encore, madame, que je ne vais jamais à Genève ; ce n’est pas seulement parce que c’est une ville d’hérétiques, mais parce qu’on y ferme les portes de très bonne heure, et que mon train de vie campagnard est l’antipode des villes. Je reste donc chez moi, occupé de souffrances, de travaux, et de charrues, avec madame Denis, la nièce à Pierre Corneille, son mari, et un ex-jésuite qui nous dit la messe, et qui joue aux échecs.

 

          Quand je peux tenir quelque pédant comme moi, qui se moque de toutes les fables qu’on nous donne pour des histoires, et de toutes les bêtises qu’on nous donne pour des raisons, et de toutes les coutumes qu’on nous donne pour des lois admirables, je suis alors au comble de ma joie.

 

          Jugez de tout cela, madame, si je suis un homme fait pour madame de Jaucourt. Il m’est impossible de parler à une jeune femme plus d’un demi-quart d’heure. Si elle était philosophe, et qu’elle voulût mépriser également saint Augustin et Calvin, j’aurais alors de belles conférences avec elle.

 

          Pour M. Hume, c’est tout autre chose : vous n’avez qu’à me l’envoyer, je lui parlerai, et surtout je l’écouterai. Nos malheureux Welches n’écriront jamais l’histoire comme lui ; ils sont continuellement gênés et garottés par trois sortes de chaînes : celles de la cour, celles de l’Eglise, et celles des tribunaux appelés parlements.

 

          On écrit l’histoire en France comme on fait un compliment à l’Académie française ; on cherche à arranger ses mots de façon qu’ils ne puissent choquer personne. Et puis je ne sais si notre histoire mérite d’être écrite.

 

          J’aime bien autant encore la philosophie de M. Hume que ses ouvrages historiques. Le bon de l’affaire, c’est qu’Helvétius, qui, dans son livre de l’Esprit, n’a pas dit la vingtième partie des choses sages, utiles et hardies, dont on sait gré à M. Hume et à vingt autres Anglais, a été persécuté chez les Welches, et que son livre y a été brûlé. Tout cela prouve que les Anglais sont des hommes, et les Français des enfants.

 

          Je suis un vieil enfant plein d’un tendre et respectueux attachement pour vous, madame.

 

 

1 – Femme du commandant de la Bresse. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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