CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 19

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à Madame la marquise du Deffand.

Aux Délices, 4 Juin 1764.

 

 

          J’écris avec grand plaisir, madame, quand j’ai un sujet. Ecrire vaguement et sans avoir rien à dire, c’est mâcher à vide, c’est parler pour parler ; et les deux correspondants s’ennuient mutuellement, et cessent bientôt de s’écrire.

 

          Nous avons un grand sujet à traiter ; il s’agit de bonheur, ou du moins d’être le moins malheureux qu’on peut dans ce monde. Je ne saurais souffrir que vous me disiez que plus on pense, plus on est malheureux. Cela est vrai pour les gens qui pensent mal ; je ne dis pas pour ceux qui pensent mal de leur prochain, cela est quelquefois très amusant ; je dis pour ceux qui pensent tout de travers : ceux-là sont à plaindre sans doute, parce qu’ils ont une maladie de l’âme, et que toute maladie est un état triste.

 

          Mais vous, dont l’âme se porte le mieux du monde, sentez, s’il vous plaît, ce que vous devez à la nature. N’est-ce donc rien d’être guéri des malheureux préjugés qui mettent à la chaîne la plupart des hommes, et surtout des femmes ? de ne pas mettre son âme entre les mains d’un charlatan ? de ne pas déshonorer son être par des terreurs et des superstitions indignes de tout être pensant ? d’être dans une indépendance qui vous délivre de la nécessité d’être hypocrite ? de n’avoir de cour à faire à personne, et d’ouvrir librement votre âme à vos amis ?

 

          Voilà pourtant votre état. Vous vous trompez vous-même quand vous dites que vous voudriez vous borner à végéter : c’est comme si vous disiez que vous voudriez vous ennuyer. L’ennui est le pire de tous les états. Vous n’avez certainement autre chose à faire, autre parti à prendre, qu’à continuer de rassembler autour de vous vos amis : vous en avez qui sont dignes de vous.

 

          La douceur et la sûreté de la conversation est un plaisir aussi réel que celui d’un rendez-vous dans la jeunesse. Faites bonne chère, ayez soin de votre santé, amusez-vous quelquefois à dicter vos idées, pour comparer ce que vous pensiez la veille à ce que vous pensez aujourd’hui ; vous aurez deux très grands plaisirs, celui de vivre avec vous-même. Je vous défie d’imaginer rien de mieux.

 

          Il faut que je vous console encore, en vous disant que je crois votre situation fort supérieure à la mienne. Je me trouve dans un pays situé tout juste au milieu de l’Europe. Tous les passants viennent chez moi. Il faut que je tienne tête à des Allemands, à des Anglais, à des Italiens, et même à des Français, que je ne verrai plus ; et vous ne vivez qu’avec des personnes que vous aimez.

 

          Vous cherchez des consolations ; je suis persuadé que c’est vous qui en fournissez à madame la maréchale de Luxembourg. Je lui ai connu une imagination bien brillante, et l’esprit du monde le plus aimable ; j’ai cru même entrevoir chez elle de beaux rayons de philosophie ; il faut qu’elle devienne absolument philosophe : il n’y a que ce parti-là pour les belles âmes. Voyez la misérable vie qu’a menée madame la maréchale de Villars dans ses dernières années ; la pauvre femme allait au salut, et lisait, en bâillant, les Méditations du P. Croiset.

 

          Vous qui relisez Corneille, madame, mandez-moi, je vous prie, tout ce que vous pensez de mes remarques, et je vous dirai ensuite mon secret. Daignez toujours aimer un peu votre directeur, qui se ferait un grand honneur d’être dirigé par vous.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Juin 1764.

 

 

          Anges célestes, quoi ! je ne vous ai pas mandé que Cornélie-Chiffon, que Chimène-Marmotte nous avait donné une fille ! il faut donc qu’il y ait eu une lettre de perdue, avec un petit cahier pour la Gazette littéraire. J’envoie ce paquet-ci, pour plus de sûreté, par M. le duc de Praslin, à qui je l’adresse. Il n’est pas douteux que M. l’abbé Arnaud aura un Corneille, aussi bien que les héros et les héroïnes tragiques ; mais il fallait que le ballot arrivât, et il faut que les exemplaires soient reliés. Je n’ai pas la moitié, à beaucoup près, des exemplaires que j’avais retenus.

 

          Oui, je mourrai dans l’opinion que c’est une barbarie welche d’étrangler, de tronquer, de mutiler les sentiments ; c’est l’Opéra-comique qui a mis à la mode cette abominable coutume. On ne veut plus rien aujourd’hui que par extrait ; et voilà pourquoi on n’a pas fait un bon ouvrage, depuis trente ans, en prose ou en vers. O Welches ! vous êtes dans la décadence, et j’en suis bien fâché.

 

          J’ai mis enfin M. de Chauvelin, l’ambassadeur, dans la confidence de la conspiration. J’exige de lui et de madame sa femme le serment de ne rien révéler. Mais mon paquet sera assurément ouvert par M. le comte de Viri (1). Voilà à quoi on est exposé dans les grandes affaires.

 

          Je vous remercie bien, mes anges, des espérances que vous me donnez pour mes dîmes. Si je triomphe de l’Eglise, ce sera de votre triomphe. L’Eglise et le parterre sont des gens difficiles.

 

          J’écrirai à M. de Lorenzi et à M. Béliard, s’il ne me vient rien par la voie de Cramer. M. Algarotti, qui m’aurait tout fourni, vient de mourir (2).

 

          J’ai eu l’honneur de voir aujourd’hui madame de Puiségur ; elle a voulu que je la reçusse en bonnet de nuit et en robe de chambre. Ma fluxion a un peu quitté mes yeux pour se jeter sur tout le reste. Je suis l’homme de douleur ; mais je souffre le tout assez gaiement : c’est le seul parti qu’il y ait à prendre dans ce monde.

 

          Avez-vous vu les propositions de paix que m’a faites maître Aliboron (3), et ma petite réponse ?

 

          Portez-vous bien surtout, mes divins anges. Ayez la bonté de présenter mes très sincères remerciements à M. Arnaud. Pardon.

 

 

1 – Ministre de la cour de Turin. (G.A.)

2 – Le 3 Mars. (G.A.)

3 – Voyez la lettre à Panckoucke du 24 Mai. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la princesse de ligne.

 

Aux Délices, 6 Juin 1764.

 

 

Brionne, de ce buste adorable modèle,

Le fut de la vertu comme de la beauté ;

L’amitié le consacre à la postérité,

Et s’immortalise avec elle.

 

          Vous vous adressez, madame, à une fontaine tarie, pour avoir un peu d’eau d’Hippocrène. Je ne suis qu’un vieillard malade au pied des Alpes, qui ne sont pas le mont Parnasse. Ne soyez pas surprise si j’exécute si mal vos ordres. Il est plus aisé de mettre madame de Brionne en buste qu’en vers. Vous avez des Phidias, mais vous n’avez point d’Homère qui sache peindre Vénus et Minerve.

 

          D’ailleurs, madame, vous écrivez avec tant d’esprit, que je suis tenté de vous dire : Si vous voulez de bons vers, faites-les. Je ne peux que vous représenter la difficulté d’une inscription en rimes. Quatre vers sont bien longs sous un marbre ; mais il en faudrait cent pour exprimer tout ce qu’on pense de vous et de madame la comtesse de Brionne.

 

          Jetez mes quatre vers au feu, madame, et mettez en prose,

 

 

L’AMITIÉ CONSACRE CE MARBRE A LA BEAUTÉ ET A LA VERTU.

 

 

          Cela est plus dans le style qu’on appelle lapidaire ; ou bien jetez encore au feu cette inscription, et mettez en deux mots votre pensée ; cela vaudra beaucoup mieux.

 

          Pardonnez à mon extrême stérilité, et agréez le profond respect, etc.

 

 

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 8 Juin 1764.

 

 

          Nous ne comptions pas, madame, que madame de Pompadour partirait avant nous. Elle a fait un rêve bien beau, mais bien court. Notre rêve n’est pas si brillant ; mais il est plus long et peut-être plus doux ; car, quoiqu’elle eût toutes les apparences du bonheur,  elle avait pourtant bien des amertumes, et la gêne continuelle attachée à sa situation a pu abréger ses jours. Au reste, la vie est fort peu de chose dans quelque état qu’on se trouve, et il n’y a pas grande différence entre la plus courte et la plus longue ; nous ne sommes que des papillons dont les uns vivent deux heures, et les autres deux jours. Je suis un papillon très attaché à vous, madame ; il y a longtemps que je n’ai eu la consolation de vous écrire. Une fluxion sur les yeux, qui m’a presque ôté la vue, a dérangé notre commerce ; mais elle n’a point été jusqu’à mon cœur. Je suis resté depuis dix ans dans ma retraite, comme vous dans la vôtre. Nous sommes constants  mais je ne suis pas si sage que vous : aussi vivrez-vous plus de cent ans, et je compte n’en vivre que quatre-vingts. Vous auriez bien dû faire un joli jardin au Jard ; cela est très amusant, et il faut s’amuser ; les eaux, les fleurs et les bosquets consolent, et les hommes ne consolent pas toujours. Adieu, madame ; mon cœur est à vous pour le reste de ma vie avec le plus tendre respect.

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 11 Juin 1764.

 

 

          Je me flatte que mes anges voudront bien faire payer à la mémoire de M. le comte Algarotti le petit tribut ci-joint (1).

 

          Est-il vrai qu’on va jouer Cromwell, et que c’est le Cromwell de Crébillon, achevé par un M. du Clairon ? Si on fait parler ce héros du fanatisme comme il parlait, ce sera un beau galimatias ; mais c’est avec du galimatias qu’il parvint à gouverner l’Angleterre ; et c’est ainsi qu’on a quelquefois subjugué le parterre.

 

          Voilà donc l’arrêt des juges de Toulouse cassé ; mais les os du pauvre Calas ne seront pas raccommodés. Qu’obtiendra-t-on en suivant ce procès ? les juges de Toulouse seront-ils condamnés à payer les frais de leur injustice ? Je baise le bout des ailes de mes anges en toute humilité.

 

 

1 – Voyez aux ARTICLES DE JOURNAUX. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de la Sauvagère.

 

Aux Délices, 11 Juin 1764.

 

 

          Je vous remercie, monsieur, de la bonté que vous avez eue de me faire part de vos découvertes et de vos observations. Je m’applaudis de penser comme vous. J’ai toujours cru que la nature a de grandes ressources. Je suis dans un pays tout plein de ces productions terrestres que les savants s’obstinent à faire venir de la mer des Indes. Nous avons des cornes d’ammon, de cent livres et de deux grains. Je n’ai jamais imaginé que de petites pierres plates et dentelées fussent des langues de chiens marin, ni que tous ces chiens de mer soient venus déposer quatre ou cinq mille langues sur les Alpes. Il y a longtemps que je suis obligé de renoncer à toutes ces observations qui demandent de bons yeux. Les miens sont dans un triste état, et ne me permettent pas même de vous assurer, de ma main, avec quels sentiments d’une estime respectueuse j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Aux Délices, 13 Juin 1764.

 

 

          Je serais curieux, mon cher frère, d’avoir un exemplaire du Supplément aux Welches, et je l’attends de vos bontés.

 

          Cromwell (1) a-t-il subjugué les esprits à Paris comme en Angleterre ? a-t-il été un sublime fanatique, un respectable hypocrite, un grand homme abominable ? Campistron l’aurait fait tendrement amoureux de la femme du major-général Lambert.

 

          Vous sentez, mon cher frère, combien la cassation de l’arrêt toulousain me ranime. Voilà des juges fanatiques confondus, et l’innocence publiquement reconnue. Mais que peut-on faire davantage ? pourra-t-on obtenir des dépens, dommages et intérêts ? pourra-t-on prendre le sieur David à partie ? Je vois qu’il est beaucoup plus aisé de rouer un innocent que de lui faire réparation.

 

          Dites-moi, je vous prie, si la Gazette littéraire prend un peu de faveur. Il me semble que cette entreprise pourrait un peu nuire au commerce de maître Aliboron dit Fréron. Je suis enfoncé à présent dans des recherches pédantesques de l’antiquité (2). Tout ce que je découvre dépose furieusement contre l’inf… Ah ! si les frères étaient réunis !

 

          Je ne sais, mon cher frère, si vous avez donné un Corneille commenté à maître Cicéron de Beaumont ; il doit en avoir un de préférence. N’est-il pas un des élus ! permettez que je mette ici une lettre pour lui.

 

          Il y a un M. Blin de Sainmore qui a fait un joli recueil de vers ; il lui faut un Corneille. Je voudrais bien que frère Thieriot me fît l’amitié de le voir, et de lui donner de ma part un exemplaire. Frère Thieriot pourrait l’engager à donner un supplément des fautes que je n’ai pas remarquées, et à faire en général quelques bonnes réflexions sur l’art dramatique. Ce M. Blin de Sainmore en est très capable.

 

          Il y a encore un M. de Belloi qui a fait des tragédies, qui s’y connaît, qui aime Racine ; il demeure dans l’impasse, dit-il, des Quatre-Vents. Vous m’avouerez qu’un homme qui donne son adresse dans une impasse, et non dans un cul-de-sac, n’est pas welche, et mérite un Corneille. Il me paraît essentiel d’en donner à ceux qui peuvent défendre le bon goût contre le préjugé.

 

          Je vous supplie, mon cher frère, d’envoyer le petit billet ci-joint à M. Mariette (3) ; vous pouvez lui dire ou lui faire dire que quatre personnes lui en enverront chacune autant, et que je paie ma quote-part le premier. Cela m’épargnera la peine d’écrire ; je n’ai pas de temps à perdre ; l’inf… m’occupe assez.

 

          Je vous embrasse, mon cher frère ; je vous demande mille pardons de toutes les peines que je vous donne pour le Corneille. J’abuse excessivement de votre amitié.

 

 

1 – Joué le 7 Juin. (G.A.)

2 – La Philosophie de l’histoire, qui sert d’introduction à l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

3 – M. Mariette ne voulut point recevoir le mandat ; il fut renvoyé à M. de Voltaire. (K.)

 

 

 

 

 

 

 

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