ARTICLES DE JOURNAUX - Sur l'anglomanie et l'histoire
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ARTICLES DE JOURNAUX.
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SUR L’ANGLOMANIE ET L’HISTOIRE.
Gazette littéraire, 14 Novembre 1764.
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Mille gens, messieurs, s’élèvent et déclament contre l’anglomanie : j’ignore ce qu’ils entendent par ce mot. S’ils veulent parler de la fureur de travestir en modes ridicules quelques usages utiles, de transformer un déshabillé commode en un vêtement malpropre, de saisir jusqu’à des jeux nationaux pour y mettre des grimaces à la place de la gravité (1), ils pourraient avoir raison ; mais si par hasard ces déclamateurs prétendaient nous faire un crime du désir d’étudier, d’observer, de philosopher, comme les Anglais, ils auraient certainement grand tort ; car, en supposant que ce désir soit déraisonnable, ou même dangereux, il faudrait avoir beaucoup d’humeur pour nous l’attribuer, et ne pas convenir que nous sommes à cet égard à l’abri de tout reproche.
Je fais cette réflexion en lisant votre feuille du 24 Octobre dernier, dans laquelle vous annoncez une Histoire d’Angleterre en forme de lettres. Vous dites que ce que les Anglais savent le mieux, c’est l’Histoire d’Angleterre ; et j’ajoute que ce que les Français savent le moins, c’est l’Histoire de France. Otez à la plupart ce qu’ils ont ramassé dans des anecdotes forgées par la malignité, dans des mémoires platement rédigés, dans des romans sans imagination, et il ne leur restera pas même la notion la plus imparfaite d’une science très importante.
L’étude de l’histoire serait pourtant aussi nécessaire à Paris qu’à Londres. Si nous apprenions quelle est l’origine et la bonté de notre gouvernement, le patriotisme nous ranimerait ; les temps de calme et d’obéissance, comparés aux temps de trouble et de vertige, seraient une leçon admirable de douceur et de soumission ; les faits bien vus feraient tomber cette fureur pour la dispute, dont l’âcreté augmente en raison de l’obscurité et de l’inutilité des objets sur lesquels elle s’exerce ; ils feraient revivre cet esprit de franchise et de loyauté, qui vaut bien l’esprit d’intrigue et de cabale ; ils nous forceraient à appliquer les hommes et les événements passés aux hommes et aux événements actuels ; nous travaillerions à devenir meilleurs, et nous gagnerions infiniment du côté des hommes et des choses.
On me dira que nous n’avons point d’historiens ; que, pour un de Thou, il y a cent mauvais compilateurs ; qu’il eût été à souhaiter que l’auteur de l’Essai sur les mœurs, etc. se fût attaché à l’histoire de son pays ; que c’est à un homme d’Etat et à un philosophe à écrire l’histoire, parce qu’il faut connaître les hommes pour les peindre, et participer au gouvernement, ou avoir les qualités propres à ce grand métier, pour en développer les ressorts : ces raisonnements sont vrais , je les ai faits.
J’ai vu, dans presque tous les historiens romains, l’intérieur de la république ; ce qui concerne la religion, les lois, la guerre, les mœurs, m’a été clairement dévoilé ; je ne sais même si je n’ai pas plus distinctement connu ce qui s’est passé au-dedans, que ce qui s’est exécuté au dehors. Pourquoi cela ? c’est que l’écrivain tenait à la chose publique ; c’est qu’il pouvait être magistrat, prêtre, guerrier, et que, s’il ne remplissait pas les premières fonctions de l’Etat, il devait au moins s’en rendre digne. J’avoue qu’il ne faut point songer à obtenir chez nous un pareil avantage, notre propre constitution y résiste ; mais je n’en conclus point qu’il ne faille pas étudier notre histoire.
Contentons-nous de ces historiens simples qui, comme dit Montaigne, « n’y apportent que le soin et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice, et d’enregistrer à la bonne foi toutes choses sans choix et sans triage, nous laissant le jugement entier pour la connaissance de la vérité. » Si nous en avons de tels, félicitons-nous, et lisons-les avec un esprit philosophique : si notre instruction n’est ni élevée ni profonde, elle sera proportionnée à notre génie, et pourra suffire à nos besoins.
J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Allusion aux imitateurs de Shakespeare. (G.A.)