ARTICLES DE JOURNAUX - Lettre écrite de Munich
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ARTICLES DE JOURNAUX.
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LETTRE ÉCRITE DE MUNICH AUX AUTEURS
DE LA GAZETTE LITTÉRAIRE, SUR LA BATAILLE D’AZINCOURT
ET SUR LA PUCELLE D’ORLÉANS,
à l’occasion des tomes XIII et XIV de l’Histoire de France,
par M. de Villaret.
Gazette littéraire, 30 Septembre 1764.
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On ne s’instruit des faits qu’en confrontant les auteurs qui en ont parlé. M. Hume, dans son Histoire d’Angleterre, au règne de Henri V, page 308, nous dit qu’à la bataille d’Azincourt l’armée française était commandée par le Dauphin : mais il est, je crois, le seul qui le dise. Ce Dauphin était Louis, gendre du duc de Bourgogne, âgé de dix-huit ans. Il était malade alors, et mourut quelque temps après la bataille. S’il se trompe sur ce fait important, il ne se trompe pas sur la marche des Anglais, qui arrivèrent auprès d’Azincourt après avoir passé la Somme et la petite rivière du Ternois, à Solangy, au pays de Vimeu, comté de Saint-Pol dans l’Artois.
Cette journée d’Azincourt est si fameuse dans l’histoire de France et d’Angleterre, et elle fut suivie quelques années après d’une si grande révolution, que ses moindres particularités en sont intéressantes. On veut savoir la position des lieux, la marche des deux armées, le nombre des combattants, et toutes leurs manœuvres.
Hubner, dans sa Géographie, dit « qu’Azincourt est un village près de Béthune où les Anglais battirent les Français en 1415. » Mais Béthune est fort loin de là ; cette ville est sur la Brette, qu’il n’est pas étonnant qu’il se soit mépris à ce point sur la situation d’Azincourt. Il y aurait plus de mille erreurs à corriger dans son livre.
Daniel (1) décrit exactement la marche du roi d’Angleterre et du connétable de France qui le suivit. « Le connétable, dit-il, quitta sa route pour aller prendre les devants et couper les Anglais sur le chemin de Calais. »
Le nouvel auteur de l’Histoire de France (2), tome XIII, page 356, s’exprime ainsi : « Aussitôt qu’on eût appris que les Anglais avaient passé la Somme, les troupes françaises, incessamment accrues par de nouveaux corps, se hâtèrent d’aller à leur rencontre. » On ne doit point entendre par ces paroles que l’armée de France vint se présenter aux Anglais en venant à eux du côté opposé, et que Henri V, ayant passé la Somme, trouva les ennemis vers l’autre bord. L’auteur fait assez entendre que le roi d’Angleterre, venant de Normandie, passa la Somme auprès de Saint-Quentin, et que le connétable d’Albret, qui commandait l’armée de France, partit aussi de Normandie, et passa la Somme vers Abbeville.
Henri V, des environs de Saint-Quentin au-delà de la Somme, s’avançait sur le chemin de Calais, soit pour s’en retourner en Angleterre, soit pour en attendre des renforts ; et le connétable d’Albret, se portant sur le chemin de Calais dans l’Artois, faisait une très belle manœuvre de guerre. Il avait une armée quatre fois plus forte que celle des ennemis, et cherchait à leur fermer aisément tous les passages.
Daniel dit que « le roi d’Angleterre, ayant passé la petite rivière du Ternois à Blangy, fut fort surpris de découvrir des hauteurs l’armée française, dans la plaine d’Azincourt et de Russeauville, rangée en bataille, et tellement postée qu’il ne pouvait l’éviter. »
Il ne devait pas en être surpris, s’il est vrai, comme le rapporte le nouvel auteur d’après Froissard, qu’un héraut d’armes était venu trois jours auparavant lui annoncer, suivant l’esprit de chevalerie de ces temps-là, qu’on lui livrerait bataille dans trois jours.
La nouvelle Histoire dit « que le connétable, à qui la disposition de la bataille appartenait, n’oublia rien de ce qu’il fallait pour la perdre. Maître de s’étendre dans un terrain spacieux où il eût pu facilement envelopper les ennemis et profiter de la supériorité du nombre, il choisit un espace étroit, resserré d’un côté par une petite rivière, et de l’autre par un bois. »
C’est le sentiment de Rapin Thoyras, qui était un officier de mérite, aussi bien qu’un historien très judicieux.
Le P. Daniel s’exprime ainsi dans le récit de cette bataille : « Le roi d’Angleterre avait choisi admirablement son poste entre deux bois qui couvraient les deux flancs de son armée. » N’est-il pas vraisemblable que si la position de l’armée anglaise entre deux bois était admirable, celle du connétable entre un bois et une rivière était plus admirable encore ? car le connétable était appuyé non-seulement à un bois, mais encore à une rivière. Si la journée fut si malheureuse, ne doit-on pas attribuer la perte de la bataille à d’autres causes qu’à une mauvaise disposition ?
Il est bien difficile de savoir quel était l’ordre des deux armées. « La signification des termes qui a changé, dit le P. Daniel, cause beaucoup d’embarras dans l’ancienne relation des batailles de ce temps-là. »
Rien n’est assurément plus vrai. Nous ne sommes guère plus instruits des détails des opérations militaires depuis Clovis jusqu’à la journée d’Ivry, que des dispositions de l’armée grecque devant Troie.
Le P. Daniel dit, d’après d’anciens auteurs contemporains, que le duc d’Alençon joignit le roi d’Angleterre dans la mêlée (car on se mêlait alors) et que même il abattit d’un coup de sabre une partie de la couronne que Henri portait au-dessus de son casque, mais qu’il fut tué par les officiers qui environnaient le roi d’Angleterre.
Voici comme le nouvel historien raconte cette aventure conformément à Rapin Thoyras (page 372, tome XIII) : « Environné de morts et de mourants, couvert de sang, le duc d’Alençon jette un dernier regard sur sa troupe exterminée ou dispersée. Supérieur par la grandeur de son âme à la fortune qui le trahit, suivi de quelques-uns des siens qui ne l’avaient pas abandonné, il fond sur les ennemis. Tout fuit ou tombe sous ses coups : partout il porte la mort ou l’effroi : il enfonce les rangs, il parvient jusqu’au monarque anglais ; c’était lui qu’il cherchait. Les deux héros se mesurent de l’œil, s’approchent. Le duc d’York, privé de la vie, tombe à côté du roi. Le duc d’Alençon, sans s’arrêter, se nomme, s’élance sur son adversaire ; d’un coup de hache il enlève une partie de la couronne qui formait le cimier de son casque. Il allait redoubler ; c’en était fait, un second coup sauvait peut-être la France : il levait déjà le bras, lorsque Henri, d’un revers, l’étend à ses pieds, etc. »
Quelques lecteurs jugeront peut-être que cette description est un peu trop poétique et peu convenable à la grave simplicité de l’histoire ; mais il ne faut pas juger avec trop de sévérité un écrivain entraîné par la force de son sujet qui lui fait passer les bornes ordinaires. On sait assez qu’on doit également éviter l’écueil du style poétique et celui du style familier. Le P. Daniel fait battre trop souvent une armée à plate couture ; on fuit trop à vau de route ;et quand sur ces entrefaites les ennemis sont aux trousses et qu’on est à la débandade, le lecteur est trop dégoûté. Un enthousiasme noble, quoique déplacé, est peut-être plus pardonnable que ces expressions populaires ; mais il ne s’agit pas ici de la manière d’écrire l’histoire, il s’agit de l’histoire même. Tous les écrivains, et M. Hume lui-même, disent que les Français furent punis de leur témérité à la bataille d’Azincourt comme à celles de Crécy et de Poitiers.
On peut demander où était la témérité de combattre avec des forces très supérieures une faible armée, fatiguée d’une longue marche, et dans laquelle régnait la dyssenterie. Il n’y eut assurément rien de téméraire chez les Français dans aucune de ces trois batailles. S’il y eut de la témérité, elle fut dans les Anglais, qui osèrent combattre à la journée d’Azincourt, et attaquer les premiers une armée quatre fois plus forte que la leur.
Le terrain était fangeux, dit-on, et la cavalerie française enfonçait jusqu’aux jarrets dans la terre détrempée par les pluies ; mais les chevaux anglais enfonçaient-ils moins dans ce terrain ? On ajoute que les archers anglais étaient plus exercés et avaient de meilleurs arcs : c’est une chose très problématique, et les flèches des Français étaient en plus grand nombre que les flèches anglaises.
On nous dit que l’infanterie française n’était composée que de nouvelles milices ; mais l’infanterie anglaise était composée de même. Les Actes de Rymer nous apprennent qu’elle fut levée à la hâte, et que Henri V faisait des conventions avec les seigneurs terriens pour lui fournir des soldats.
On prétend que la principale cause de la déroute vint de deux cents arbalétriers anglais cachés à la droite de la gendarmerie française ; ils se levèrent tout à coup, et mirent cette gendarmerie dans le plus grand désordre. Mais, si l’armée française était si bien appuyée par une rivière à droite et par un bois à gauche, comment ces deux cents arbalétriers purent-ils prendre l’armée en flanc ? comment un corps de vingt mille gendarmes fut-il défait par deux cents archers ?
Le nouvel auteur de l’Histoire de France avoue que la plupart des Anglais combattaient nus de la ceinture en bas. La raison en est, selon les historiens anglais, que les soldats de Henri V, attaqués de la dyssenterie, étaient obligés de soulager la nature en combattant. Il n’est guère possible que toute une armée ait combattu dans un tel état, et qu’elle ait été pleinement victorieuse. Quelques soldats peut-être auront été réduits à cette nécessité, et on aura exagéré leur nombre.
Enfin, la bataille fut entièrement perdue, et le plus grand nombre s’enfuit devant le plus petit, ce qui n’est arrivé que trop souvent. L’auteur éclairé, qui nous donne cette nouvelle Histoire de France, paraît avoir très bien senti la raison de ces calamités fréquentes. Le maréchal de Saxe l’a dite sans détour dans une lettre écrite quelque temps après la journée de Fontenoy ; et ce qu’il dit est assez prouvé par les arrangements qu’il avait pris pour cette bataille.
Ce qu’il est très nécessaire d’observer, c’est que cette fatale journée d’Azincourt ne produisit rien du tout. Henri V repassa en Angleterre, et ne reparut en France que deux ans après ; encore ne put-il s’y présenter qu’avec vingt-cinq mille hommes. Aussi ce ne fut point la bataille d’Azincourt qui fit proclamer Henri V roi de France, à moins qu’on ne dise que la terreur qu’il inspira par cette victoire lui aplanit le chemin du trône.
Un événement encore plus singulier que la défaite d’Azincourt est celui de la Pucelle d’Orléans. Mézerai, dans sa grande Histoire, dit que Saint Michel, le prince de la milice céleste, apparut à cette fille ; mais dans son Abrégé, mieux fait que sa grande Histoire, il se contente de dire que « Jeanne assurait avoir commission expresse de Dieu de secourir la ville d’Orléans, et puis de faire sacrer le roi à Reims, étant disait-elle, sollicitée à cela par de fréquentes apparitions des anges et des saints. »
Le jésuite Daniel fait entendre que Dieu opéra des miracles dans cette fille ; mais il ajoute ensuite : « Je ne voudrais pas cautionner généralement la vérité de ses prophéties qui ne se trouvèrent pas toute véritables, parce que les prophéties ne parlent pas toujours en prophètes. »
De pareilles distinctions ne sont guère admises que dans les disputes sur les bancs de l’école.
Il n’est pas permis d’écrire ainsi l’histoire. Il y a une contradiction manifeste à dire que quand on fait des prophéties on ne parle pas en prophète. Si une personne qui se dit inspirée prédit de la part de Dieu des choses qui n’arrivent point, il est évident qu’elle n’est point inspirée. Les Anglais accusèrent la Pucelle d’avoir été conduite par le diable ; mais il paraît que ni Dieu ni le diable n’employèrent aucun moyen surnaturel dans toute cette aventure. Il y a eu souvent de pieuses fraudes ; il y en a eu d’héroïques : celle de Jeanne d’Arc, est de ce dernier genre.
Il faut lire attentivement la dissertation de Rapin Thoyras sur la Pucelle d’Orléans, à la fin du règne de Henri V. C’est un morceau très curieux et sagement écrit, sans lequel il serait difficile d’avoir des notions exactes de cet étrange événement.
Il faut voir ensuite comment on peut concilier Rapin Thoyras avec l’estimable auteur qui nous donne l’Histoire de France tome à tome. On trouve dans le tome XIV de cette histoire que Jeanne d’Arc était âgée de dix-sept ans quand elle fut présentée au roi, et dans Rapin Thoyras elle en a vingt sept. Rapin cite en preuve le procès criminel fait à Jeanne par les évêques de France et par un évêque anglais sur la requête de la Sorbonne : ce qui peut encore faire croire qu’en effet elle avait alors vingt-sept ans et non pas dix-sept (3), c’est qu’elle avoue, dans son interrogatoire, qu’elle avait eu un procès en Lorraine à l’officialité, à l’occasion d’un mariage. Elle ne dit point si c’était pour un mariage qu’on lui avait promis ou pour une cassation ; mais enfin, ce n’est guère à quinze ou seize ans qu’on soutient un procès en son nom pour un mariage. Cette anecdote pourrait d’ailleurs jeter quelques soupçons sur cette fameuse virginité qui augmentait sa gloire, et dont la perte n’aurait point diminué l’éclat de sa valeur.
La nouvelle Histoire de France cite aussi le procès manuscrit de la Pucelle ; nous ne savons pas si c’est le même qui est rapporté dans Pasquier, ou si c’est une pièce différente. Nous ignorons lequel de ces deux manuscrits contradictoires mérite le plus de croyance ; et nous attendons que l’auteur de la nouvelle Histoire éclaircisse ces difficultés avec son exactitude et son impartialité ordinaires, dans le volume auquel il travaille (4).
M. Hume, dans son Histoire, moins détaillée et moins circonstanciée que celle de Rapin, n’entre dans aucune de ces discussions ; il ne traite l’histoire qu’en philosophe. C’est assez que cette fille guerrière lui paraisse digne par son courage du rôle qu’on lui fait jouer. Tout le reste lui paraissant une supposition évidente, il lui importe peu de savoir quel était l’âge de Jeanne, et quelle fut sa conduite.
M. de Voltaire, dans son Essai sur l’Histoire générale, s’exprime ainsi sur le supplice de cette héroïne : « Enfin, accusée d’avoir repris une fois l’habit d’homme, qu’on lui avait laissé exprès pour la tenter, ses juges, qui n’étaient pas assurément en droit de la juger, puisqu’elle était prisonnière de guerre, la déclarèrent hérétique relapse, et firent des autels dans les temps héroïques où les hommes en élevaient à leurs libérateurs. Charles VII rétablit depuis sa mémoire assez honorée par son supplice même. »
M. Hume, tout Anglais qu’il est, appelle cet arrêt infâme. Cette admirable héroïne, dit-il, à qui les anciens, par une superstition plus généreuse, auraient dressé des autels, fut condamnée aux flammes sous prétexte d’hérésie et de magie, et expia par ce terrible supplice les services qu’elle avait rendus à son prince et à sa patrie.
Quelques années après cette mort, qui couvrit les juges d’une honte éternelle, il parut en Lorraine une aventurière qui se dit la Pucelle d’Orléans. Elle faisait du moins à ces juges iniques l’honneur de faire croire qu’ils n’avaient pas consommé leur crime, et qu’ils avaient brûlé un fantôme. Cette prétendue Jeanne d’Arc persuada tous les Lorrains, et un seigneur Des Armoises se fit honneur de l’épouser. C’est une anecdote que le judicieux auteur, de qui nous attendons des lumières, ne manquera pas d’approfondir. On voit qu’il y a du merveilleux dans l’histoire de la Pucelle d’Orléans jusqu’après sa mort même. Aucun événement ne mérite plus de recherches (5).
1 – Daniel a fait surtout de l’histoire-bataille, où la fantaisie domine. (G.A.)
2 – Villaret. (G.A.)
sept. (G.A.)
4 – De nos jours, Quicherat a publié le procès de Jeanne en six volumes. (G.A.)
5 – Villaret répondit à cet article dans le même journal. (G.A.)