ARTICLES DE JOURNAUX - Discours académiques
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ARTICLES DE JOURNAUX.
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DISCOURS ACADÉMIQUES SUR LA POÉSIE SACRÉE DES HÉBREUX,
prononcés à Oxford par M. R. Lowth,
professeur public de poésie.
Gazette littéraire, 30 Septembre 1764.
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C’est ici la seconde édition d’un ouvrage estimé et digne de l’être. On y trouve partout une érudition profonde avec beaucoup de goût, deux qualités qu’on rencontre rarement ensemble. M. Lowth s’est proposé d’examiner la poésie des Hébreux suivant les principes que les critiques ont appliqués à celle des Grecs et des Romains. Il était difficile de présenter de nouvelles idées sur un sujet qui paraît épuisé ; car les beautés et les règles de la poésie ont été analysées par d’excellents écrivains de toutes les nations anciennes et modernes : cependant, malgré la difficulté de l’entreprise, il nous semble que ce savant auteur a considéré la poésie en général sous des aspects nouveaux, et qu’il a découvert dans les poèmes hébreux des beautés qui méritent l’attention des hommes de goût et des critiques.
Les discours qui composent cet ouvrage ont été prononcés à l’université d’Oxford, où l’auteur donne des leçons publiques sur la poésie. Le style nous a paru d’une latinité pure et élégante, mais un peu verbeux ; c’est le défaut ordinaire de ces discours d’appareil, où nos latinistes modernes, pour arrondir et lier leurs périodes, énervent le discours, et noient le sens dans une multitude de paroles surabondantes.
Le premier discours traite de la fin et de l’utilité de la poésie : l’auteur examine si le but de cet art est de plaire ou d’instruire, ou d’instruire à la fois et de plaire. C’est là une de ces questions sophistiques et oiseuses qui ont fait écrire bien des pages inutiles, et qui ne formeraient pas une difficulté si elles étaient réduites à des termes clairs et précis. On se moquerait d’un homme qui demanderait si la fin de la peinture est d’instruire ou de plaire ; il en est de même de la poésie ; elle est indifférente au vice et à la vertu, et peut également servir l’un et l’autre. Son but est d’attacher l’esprit en flattant l’imagination et l’oreille, soit que les idées ou les sentiments qu’elle veut exciter en nous soient bons ou mauvais, utiles ou nuisibles. Homère, en composant ses poèmes sublimes, ne s’embarrassait guère s’ils ne serviraient qu’à accréditer et à répandre des superstitions dangereuses ou absurdes ; il ne cherchait qu’à amuser ses contemporains, en leur parlant de ce qui les intéressait davantage, de leurs dieux et de leurs héros. Nous osons même dire que la poésie, par sa nature, est plus favorable au mensonge qu’à la vérité ; car son but est de tout exagérer, d’éveiller les passions, non de les calmer, et de troubler la raison plutôt que de l’éclairer. Enfin le poète qui a peint la nature physique ou morale d’une manière vraie et intéressante a rempli les conditions de son art ; il n’a pas satisfait aux devoirs d’un bon citoyen, s’il n’a pas respecté les mœurs et les lois de son pays ; mais ces obligations n’ont aucun rapport avec l’essence et la nature de la poésie.
M. Lowth fait voir que la poésie sacrée peut être soumise aux règles de la critique ; et, sans entrer dans aucune discussion théologique, il examine les poèmes des Hébreux selon ces mêmes règles ; il en considère successivement le mètre, l’élocution, et la disposition.
Les savants ont toujours été partagés sur la forme de la poésie hébraïque : les uns ont pensé, après saint Jérôme, qu’elle avait des vers mesurés ; d’autres ont cru qu’elle était rimée comme celle des Arabes ; d’autres ont dit qu’elle ne consistait que dans un langage plus pompeux et plus figuré M. Lowth a adopté le sentiment de saint Jérôme, et avance que la poésie des Hébreux était en vers assujettis à une espèce de mètre fixe ; c’est ce qu’il prouve assez spécieusement, en faisant remarquer plusieurs formules particulières aux ouvrages de poésie, et certaines altérations dans la forme et l’emploi des mots que les poètes contractaient ou prolongeaient, sans doute pour les accommoder à la mesure et à l’harmonie. Mais quelle était cette espèce de mètre ? c’est ce qu’il paraît impossible de découvrir. Comme la prononciation de l’hébreu est entièrement perdue aujourd’hui, il ne reste plus aucune trace de la sorte d’harmonie que cette langue pouvait avoir (1).
Il paraît que les premiers écrits des Hébreux étaient en vers : M. Lowth l’a fait voir à l’égard des premières parties de leur histoire et des plus anciennes prophéties. C’est ce qu’on a déjà remarqué de toutes les autres nations. Les premiers ouvrages en prose des Grecs ne parurent que longtemps après Homère et Hésiode. Phérécide de Scyros chez ce peuple, et Appius Cæcus chez les Romains, furent les premiers qui écrivirent en prose. La poésie était, dans les premiers temps, le langage sacré, le langage de la religion et des lois. Athénée nous apprend que les lois de Charondas étaient chantées dans les fêtes des Athéniens, et Tacite dit que les Germains n’avaient d’autre histoire que les chants de leurs bardes. Tous ces faits ont été déjà observés et recueillis ; et il n’est pas difficile d’en rendre raison en remontant à l’origine de la poésie, en considérant sa nature, son objet primitif, et son union intime avec la musique dès sa naissance.
Le langage des Hébreux, comme celui de toutes les nations orientales, est remarquable par la force et la hardiesse des images et des figures ; mais il faut avouer que ce peuple n’avait aucune idée de ce que nous appelons goût, délicatesse, convenance. Leurs allusions fréquentes à la grossesse, à l’accouchement, et à d’autres infirmités du beau sexe, choquent étrangement notre goût et nos mœurs.
Le défaut commun des figures et des métaphores qu’on trouve dans les poèmes hébreux est d’être presque toujours outrées. Il faut observer cependant que ce défaut pouvait n’en être pas un pour les Juifs. Ce peuple, dont les mœurs étaient simple et encore barbares, dont l’imagination était sans cesse exaltée par l’ardeur du climat, par le spectacle continuel de la guerre, par la pompe d’une religion majestueuse et terrible, pouvait trouver naturelles des figures qui nous paraissent exagérées. Mais il y en a qui ne peuvent être justifiées par rien : Des collines qui bondissent comme des agneaux (2), forment une image qui passe toutes les limites de la licence. La comparaison, qui est une des figures le plus communément employées par les Hébreux, est aussi une de celles où nous trouvons le moins de justesse et de précision : dans les peintures fortes et grandes ce défaut est moins frappant ; mais dans les images simples et gracieuses il est insupportable. Voyez le Cantique des cantiques, ce poème plein de douceur et de grâces. Ce début présente un tableau charmant : « Levez-vous, délices de mon cœur ! venez, ma bien-aimée ! Les frimas et les pluies ont disparu. De jeunes fleurs naissent déjà du sein de la terre. Les oiseaux recommencent leur ramage, et la tourterelle fait entendre son chant plaintif. Le figuier assaisonne ses fruits d’un suc délicieux, et la vigne florissante répand au loin un doux parfum. Levez-vous, délices de mon cœur ! venez, ô ma bien-aimée ! » Cela est beau dans tous les temps et dans tous les climats. Mais lorsque l’amant compare le cou de sa bien-aimée à la tour de David, ses yeux au soleil et à la lune, ses cheveux à un troupeau de brebis pareilles et sortant du lavoir, et sa gorge à deux faons jumeaux qui paissent au milieu des lis ; ces deux images ont quelque chose de piquant et de doux, mais il s’y joint encore je ne sais quoi de gigantesque qui en détruit la grâce et l’effet. M. Lowth, en louant presque également ces différents morceaux, s’est laissé aller à cette prévention naturelle et trop familière à ceux qui se livrent entièrement à l’étude de certaine langue et de certains auteurs.
En général les métaphores des poètes hébreux sont claires et frappantes, parce qu’elles étaient prises dans des objets familiers qui étaient également sous les yeux du poète et des lecteurs. Elles étaient ordinairement tirées des grands objets de la nature, le soleil, la lune, les étoiles, etc. ; et les poètes les employaient souvent pour désigner les revers ou la prospérité de la nation. Les poètes latins se sont servis aussi des mêmes images ; mais ils n’y ont pas mis la même force, la même chaleur de coloris. Horace n’est qu’élégant lorsqu’il dit :
(3) Lucem redde tuæ, dux bone, patriæ :
Instar veris enim vultus ubi tuus
Affulsit populo, gratior it dies,
Et soles melius nitent.
Les poètes juifs s’expriment avec plus d’audace et d’enthousiasme. Ce n’est ni l’aurore, ni le printemps, ni une nuit sombre, qu’ils offrent à nos yeux ; c’est le soleil et les astres qui semblent pour ainsi dire recevoir, par une création nouvelle, un éclat immense, ou qui sont prêts à retomber dans les premières ténèbres de l’antique chaos. Ecoutez Isaïe annoncer au peuple choisi la faveur de Jéhovah et une prospérité sans bornes. « La lune aura l’éclat du soleil du midi, et les rayons du soleil resplendiront d’un feu sept fois plus vif… Ce n’est plus la lumière du soleil qui brillera à vos yeux ; la lune ne servira plus à éclairer la nuit. Jéhovah sera pour vous une lumière éternelle, le soleil ne se couchera plus, et la lune ne retirera plus sa clarté : les jours de vos douleurs sont finis, etc. » Nous ne pouvons admirer également, comme M. Lowth, l’image suivante du même prophète : « La lune aura honte, et le soleil rougira, lorsque le Dieu des armées viendra régner (4). »
Les poètes hébreux excellent particulièrement à peindre avec énergie la grandeur et la majesté de Dieu, et surtout ses vengances. « Dieu est assis sur les nuées comme sur son char ; il vole sur les ailes des vents ; les foudres dévorants sont ses ministres. » Quand les prophètes annoncent aux Juifs la guerre, la famine, et les fléaux que leur prépare la colère de Dieu, c’est presque toujours sous l’image du bouleversement du monde. Cette figure est terrible dans Jérémie, lorsqu’il prédit la désolation de la Judée. « Je regardai la terre, et je la vie informe et inhabitée. Je vis les montagnes, arrachées de leurs fondements, s’agiter et s’entre-choquer. Pas un homme ne s’offrit à mes regards ; les oiseaux du ciel avaient disparu. Je levai les yeux vers le firmament ; ses flambeaux étaient éteints ; tout se consumait au feu dévorant de la colère de Jéhovah. » Les poètes profanes n’ont point de tableau plus imposant et plus vigoureux (5).
Les poètes sacrés sont particulièrement attentifs à observer le caractère particulier et distinctif des objets qu’ils décrivent. Ils parlent très souvent du Liban et du Carmel, mais ils ne citent pas indifféremment ces deux montagnes. Le liban avec ses cèdres élevés sert à représenter la grandeur de l’homme, tandis que le Carmel, couvert de vignes , d’oliviers, et d’arbrisseaux, est employé à peindre la délicatesse, la grâce, et la beauté de la femme.
Les comparaisons ne sont faites que pour donner plus de force ou de clarté à une idée ; les poètes ne devraient donc prendre pour terme de comparaison que des objets connus à leurs lecteurs. Il semble que Virgile ait manqué à cette règle lorsque, dans le douzième livre de son Enéide, il compare Enée au mont Athos et au mont Eryx, montagnes étrangères que les Romains ne connaissaient guère ; mais il faut observer qu’il ne fait que les nommer, au lieu qu’en y ajoutant aussitôt l’Apennin il le peint des plus vives couleurs.
Quantus Athos, aut quantus Eryx, aut ipse coruscis
Cum fremit ilicibus quantus, gaudetque nivali
Vertice se attollens pater Apenninus ad auras.
Cette différence est remarquable ; plus on étudie ce grand poète, plus on admire le goût sage et profond qui règne dans ses poésies. Il n’y a rien de si commun dans les ouvrages des poètes modernes que d’y voir peints des objets que ni eux ni leurs lecteurs ne connaissent que par ouï-dire. On transporte dans nos forêts les palmiers d’Asie et les lions d’Afrique. Les bergers de Pope se plaignent des ardeurs dévorantes de l’été, comme ceux de Théocrite s’en plaignaient dans les campagnes de Sicile. Pope, dans sa troisième Pastorale, dont la scène est en Angleterre, décrit comme Virgile le brûlant Sirius embrasant les champs altérés (6). Il peint, dans les vignes de Windsor, la grappe gonflée par des flots de vin. Le fameux Spenser, qui écrivait sous le règne d’Elisabeth, a introduit des loups en Angleterre ; tout le monde sait cependant qu’il n’y a pas plus de vignes que de loups dans cette île.
Il y a, dans la situation de chaque pays et dans la manière de vivre des habitants, des particularités qui doivent affecter la poésie de chaque nation. Les Juifs, par leur religion et leur politique, étaient séparés du reste du monde. Leur commerce était peu considérable, et leur principale occupation était le soin des troupeaux et la culture de la vigne. De là cette multitude d’images tirées des travaux relatifs à ce genre d’occupation.
La prosopopée paraît être la figure favorite des écrivains hébreux. Ils personnifient Juda et Babylone, dont ils représentent les filles désolées et faisant entendre les voix les plus pathétiques de la douleur. Les Grecs et les Romains ont représenté sur leurs médailles des provinces et des nations entières sous des figures de femmes, mais rarement dans leurs écrits. On trouve sur des médailles romaines la Judée pleurant sous son palmier.
Les poésies des Hébreux sont en général plus dramatiques que celles d’aucune autre nation ; le poète met presque toujours l’apostrophe et le dialogue à la place du simple récit. Le livre de Job, qui est vraiment poétique pour le style, est entièrement dramatique ; ce qui y répand beaucoup d’intérêt et de vie, parce que le poète et le lecteur se supposent nécessairement dans les mêmes circonstances où se trouve le personnage qui parle.
La multitude des idées fortes et grandes qu’on rencontre dans les prophètes est étonnante. Les Grecs seuls peuvent leur être comparés à cet égard ; car les Romains sont plutôt purs, élégants, et corrects, que sublimes ; et, excepté dans la satire, ils n’ont été que les imitateurs des Grecs. Isaïe, par la variété et la richesse des images, par la majesté des pensées, par la douceur et l’abondance jointe à l’élévation et à la simplicité, peut être regardé comme l’Homère des Hébreux. Jérémie a de la hardiesse dans les figures et dans le style, mais il est supérieur dans l’art d’émouvoir les passions. Isaïe inspire la terreur, et Jérémie la pitié ; le premier brise et déchire l’âme ; le second l’attendrit et la pénètre de tous les sentiments dont il est plein de lui-même. Suivant ce qui nous reste de Simonide, et ce que les anciens ont dit de son caractère, ce poète avait beaucoup de ressemblance avec Jérémie. Ezéchiel est hardi, vigoureux et véhément, mais trouble et sauvage. Sa marche est si irrégulière et si rapide, qu’il est difficile de la suivre. Ses images portent l’empreinte de son caractère ; il revient sans cesse sur les mêmes objets avec un nouveau feu et une nouvelle indignation ; et le sentiment violent dont il paraît agité se communique à ses lecteurs. On trouve dans Æschile les mêmes beautés et les mêmes défauts. Nous ne disons rien des autres prophètes, dont le caractère est moins frappant et moins facile à saisir.
Nous sommes fâchés de trouver plusieurs pages inutiles dans l’ouvrage de M. Lowth : c’est un chapitre sur l’Allégorie mystique, que nous n’entendons guère. L’homme de goût a fait place en cet endroit à l’archidiacre qui, malgré sa promesse, nous donne une discussion théologique sur le double caractère que présente David dans quelques-uns de ses psaumes. Nous désirerions qu’à la place de ce chapitre il en eût fait un sur la poésie pastorale des Juifs. C’est dans leurs livres qu’on trouve la peinture la plus frappante des mœurs des premiers âges. Le Pentateuque nous offre une description si simple des différentes occupations des premiers hommes et de leurs patriarches, et nous reconnaissons la voix naïve de la nature dans les discours qu’on leur fait tenir. Leurs vertus et leurs vices étaient simples comme eux, aisément aperçus, et fortement exprimés. Le livre de Ruth est précieux par la multitude des images pastorales qui y sont répandues.
1 – Sur la métrique et la poésie des Hébreux, voyez Munk, Palestine. (G.A.)
2 – Et exsultabunt colles sicut agni ovium.
3 – Rendez, prince aimable, rendez la lumière à votre patrie : dès que votre visage brille aux yeux du peuple, semblable au printemps, il rend les jours plus beaux et l’éclat du soleil plus pur.
4 – Et pudebit lunam, et erubescet sol meridianus, cum regnat Jehova exercituum. (Isaïe, cap. XXIV, vers 23.)
5 – On voit que Voltaire, critique purement littéraire dans cet article, ne marchande pas la louange aux poètes hébreux. (G.A.)
6 – The sultry Sirius burns the thirsty plains. Ce vers est rendu d’une manière curieuse dans une traduction des Pastorales de Pope, faite par M. de Lustrac, et imprimée à Paris chez David le jeune, 1753. M. de Lustrac traduit : « Le Sirius brûlant embrase les champs altérés qu’il traverse ; et pour explication, il nous apprend dans une note que le Sirius est un fleuve d’Ethiopie célèbre par sa profondeur. On peut juger du goût qui règne dans le reste de la traduction.