ARTICLES DE JOURNAUX - Anecdotes sur le Cid
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ARTICLES DE JOURNAUX.
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ANECDOTES SUR LE CID.
Gazette littéraire, 1er Auguste 1764.
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Nous avions toujours cru que le Cid, de Guillem de Castro, était la seule tragédie que les Espagnols eussent donnée sur ce sujet intéressant ; cependant il y avait encore un autre Cid qui avait été représenté sur le théâtre de Madrid avec autant de succès que celui de Guillem. L’auteur est don Juan Bautista Diamante, et la pièce est intitulée : Comedia famosa del Cid honrador de su padre ; « La fameuse comédie du Cid qui honore son père » (à la lettre, honorateur de son père).
Il y a même encore un troisième Cid, de don Fernando de Zarate, tant ce nom de Cid était illustre en Espagne et cher à la nation.
On peut observer que ces trois pièces portent pour titre, Comedia famosa, fameuse comédie, ce qui prouve qu’elles furent très applaudies dans leur temps. Toutes les pièces de théâtre étaient alors appelées comédies. On est étonné que madame de Sévigné, dans ses lettres, dise qu’elle est allée à la comédie d’Andromaque, à la comédie de Bajazet ; elle se conformait à l’ancien usage. Scudéry, dans sa Critique du Cid, dit : « Le Cid est une comédie espagnole dont presque tout l’ordre, les scènes et les pensées de la française sont tirés, etc. »
Nous ne dirons rien ici de la fameuse comédie de don Fernando de Zarate ; il n’a point traité le sujet du Cid et de Chimène ; la scène est dans une ville des Maures ; c’est un amas de prouesses de chevalerie.
Pour le Cid honorateur de son père, de don juan Bautista Diamante, on la croit antérieure à celle de Guillem de Castro de quelques années (1). Cet ouvrage est très rare, et il n’y en a peut-être pas aujourd’hui trois exemplaires en Espagne.
Les personnages sont don Rodrigue, Chimène ; don Diègue, père de don Rodrigue ; le comte Lozano, le roi don Fernand, l’infante dona Urraca ; Elvira, confidente de Chimène ; un criado de Ximena ; don Sancho, qui joue à peu près le même rôle que le don Sanche de Corneille ; et enfin un bouffon qu’on appelle Nuno gracioso.
On a déjà dit ailleurs que ces bouffons jouaient presque toujours un grand rôle dans les ouvrages dramatiques du seizième et du dix-septième siècle, excepté en Italie. Il n’y a guère d’ancienne tragédie espagnole ou anglaise dans laquelle il n’y ait un plaisant de profession, une espèce de Gilles. On a remarqué (2) que cette honteuse coutume venait de la plupart des cours de l’Europe, dans lesquelles il y avait toujours un fou à titre d’office. Les plaisirs de l’esprit demandent de la culture dans l’esprit ; et alors l’extrême ignorance ne permettait que des plaisirs grossiers. C’était insulter à la nature humaine de penser qu’on ne pouvait se sauver de l’ennui qu’en prenant des insensés à ses gages. Le fou qui fait un personnage dans le Cid espagnol y est aussi déplacé que les fous l’étaient à la cour.
Don Sanche vient annoncer au roi Ferdinand que le comte est mort de la main de Rodrigue. Le valet gracieux, Nuno, prétend qu’il a servi de second dans le combat, et que c’est lui qui a tué le comte. « Car, dit-il, il en coûte peu de paraître vaillant. »
Por que parecer valiente es a poquisima costa.
On lui demande pourquoi il a tué le comte ; il répond : « J’ai vu qu’il avait faim, et je l’ai envoyé souper dans le ciel. »
Vi que el conde tenia hambre,
Le envie a cenar con Cristo.
Cette scène se passe presque tout entière en quolibets et en jeux de mots, dans le moment le plus intéressant de la pièce.
Qui croirait qu’à de si basses bouffonneries pût immédiatement succéder cette admirable scène que Guillem de Castro imita, et que Corneille traduisit, dans laquelle Chimène vient demander vengeance de la mort de son père, et don Diègue la grâce de son fils ?
CHIMÈNE.
Justicia, buen rey, justicia,
Pide Ximena postrada
A vuestros pies, sola, u trista,
Ofendida, y desdichada.
DIÈGUE.
Yo, rey, os pido el perdon
De mi hijo, a vuestras plantas,
Venturoso, alegre, y libre
Del deshonor en que estaba.
CHIMÈNE.
Mato a mi padre Rodrigo.
DIÈGUE.
Vengo del suyo la infamia.
On voit dans ces deux derniers vers le modèle de celui de Corneille, qui est bien supérieur à l’original, parce qu’il est plus rapide et plus serré :
Il a tué mon père – Il a vengé le sien.
D’ailleurs la scène entière, les sentiments, la description douloureuse, mais recherchée, de l’état où Chimène a trouvé son père, est dans don Juan Diamante :
Gran senor, mi padre es muerto,
Y yo le hallé en la estacada ;
Correr en arroyos vi
Su sangre por la campana,
Su sangre que en tanto asalto
Defendio vuestras murallas,
Su sangré, senor, que en humo
Su sentimiento explicaba, etc.
Sire, mon père est mort ; mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc,
Ce sang qui tant de fois défendit vos murailles, etc.
Peut-être l’Académie de Madrid, non plus que l’Académie française, n’approuverait pas aujourd’hui qu’un sang défendît des murailles ; mais il ne s’agit ici que de faire voir comment les deux auteurs espagnols rencontrèrent à peu près les mêmes pensées sur le même sujet, et comment Corneille les imita.
Don Juan Diamante fait parler ainsi Chimène dans la même scène :
« Son cœur me crie vengeance par ses blessures. Tout expirant qu’il est, il bat encore il semble sortir de sa place pour m’accuser, si je tarde à le venger. »
Por las heridas me llama
Su corazon que a un defunte
Pienso que batia las alas
Para salirse del pecho
Y acusarme la tardanza.
L’idée est à la fois poétique, naturelle, et terrible. Il n’y a que batia las alas qui défigure ce passage ; un cœur ne bat point des ailes. Ces expressions orientales, que la raison désavoue, n’étant pas justes, ne doivent jamais être admises en aucune langue.
L’auteur espagnol s’y prend, ce semble, d’une manière plus adroite et plus tragique que Guillem de Castro pour faire le nœud de la pièce. Le roi laisse à Chimène le choix de faire mourir Rodrigue ou de lui pardonner. Chimène dit tout ce que lui fait dire Corneille :
Je sais que je suis fille, et que mon père est mort.
El conde es muesto, y su hija soy.
Sa fille est bien mieux que je suis fille ; car ce n’est pas parce que Chimène est fille, mais parce qu’elle est fille du comte, qu’elle doit demander justice de son amant.
On trouve dans la pièce de Diamante cette pensée singulière :
Il est teint de mon sang. – Plonge-le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.
Manchado de sangre mia
El perdera lo tenido
Si con la mia le lavas.
Quoi ! souillé de mon sang ! – Il ne le sera plus s’il est lavé dans le mien. Lo tenido n’est pas la teinture ; l’Espagnol est ici plus simple, plus vrai, moins recherché que le Français.
C’est encore dans cette pièce que se trouve l’original de ce beau vers :
Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui.
Perseguirie hasta derderle
Y morir luego con él.
En un mot, une grande partie des sentiments attendrissants qui valurent au Cid français un succès si prodigieux sont dans les deux Cid espagnols, mais noyés dans le bizarre et dans le ridicule. Comment un tel assemblage s’est-il pu faire ? c’est que les auteurs espagnols avaient beaucoup de génie, et le public très peu de goût ; c’est que, pour peu qu’il y eût quelque intérêt dans un ouvrage, on était content, on ne se gênait sur rien ; nulle bienséance, nulle vraisemblance, point de style, point de vraie éloquence. Croirait-on que Chimène prend sans façon Rodrigue pour son mari à la fin de la pièce, et que le vieux don Diègue dit qu’il ne peut s’empêcher d’en rire ? No puedo tener la risa. Les deux Cid espagnols étaient des pièces monstrueuses, mais les deux auteurs avaient un très grand talent. Remarquons ici que toutes les pièces espagnoles étaient alors en vers de quatre pieds, que les Anglais appellent Doggerel, et que, du temps de Corneille, on appelait vers burlesques. Il faut avouer que nos vers hexamètres sont plus majestueux ; mais aussi ils sont quelquefois languissants ; les épithètes les énervent, le défaut d’épithètes les rend quelquefois durs. Chaque langue a ses difficultés et ses défauts.
Quant au fond de la pièce du Cid on peut observer que les deux auteurs espagnols marient Rodrigue avec Chimène le jour même qu’il a tué le père de sa maîtresse. L’auteur français diffère le mariage d’une année, et le rend même indécis. On ne pouvait garder les bienséances avec un plus grand scrupule. Cependant les auteurs espagnols n’essuient aucun reproche ; et les ennemis de Corneille l’accusèrent de corrompre les mœurs. Telle est parmi nous la fureur de l’envie. Plus les arts ont été accueillis en France, plus ils ont essuyé de persécutions. Il faut avouer qu’il y a dans les Espagnols plus de générosité que parmi nous. On ferait un volume de ce que l’envie et la calomnie ont inventé contre les gens de lettres qui ont fait honneur à leur patrie (3).
1 – Nous avons déjà signalé dans les Commentaires l’erreur de Voltaire sur le Cid de Diamante. Répétons encore ici que Diamante, contemporain de Corneille, imita l’auteur français au lieu d’être imité par lui. (G.A.)
2 – Voyez plus haut les Commentaires sur le Cid. (G.A.)
3 – Voltaire pensait à lui en écrivant cela. (G.A.)