TRAITÉ SUR LA TOLÉRANCE - Chapitre VIII
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TRAITÉ SUR LA TOLÉRANCE
A L’OCCASION DE LA MORT DE JEAN CALAS.
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CHAPITRE VIII.
Si les Romains ont été tolérants.
Chez les anciens Romains, depuis Romulus jusqu’aux temps où les chrétiens disputèrent avec les prêtres de l’empire, vous ne voyez pas un seul homme persécuté pour ses sentiments. Cicéron douta de tout, Lucrèce nia tout, et on ne leur en fit pas le plus léger reproche. La licence même alla si loin, que Pline le Naturaliste commence son livre par nier un Dieu, et par dire que s’il en est un, c’est le soleil. Cicéron dit en parlant des enfers : Non est anus tam excors quœ credat : « Il n’y a pas même de vieille assez imbécile pour les croire. » Juvénal dit : Nec pueri credunt (satire II, vers 152) : « Les enfants n’en croient rien. » On chantait sur le théâtre de Rome :
Post mortem nihil est, ipsaque mors hinil.
SÉNÈQUE., Troade, chœur à la fin du second acte.
Rien n’est après la mort, la mort même n’est rien.
Abhorrons ces maximes, et, tout au plus, pardonnons-les à un peuple que les Evangiles n’éclairaient pas ; elles sont fausses, elles sont impies : mais concluons que les Romains étaient très tolérants, puisqu’elles n’excitèrent jamais le moindre murmure.
Le grand principe du sénat et du peuple romain était, Deorum offensœ diis curœ : « C’est aux dieux seuls à se soucier des offenses faites aux dieux. » Ce peuple-roi ne songeait qu’à conquérir, à gouverner et à policer l’univers. Ils ont été nos législateurs, comme nos vainqueurs ; et jamais César, qui nous donna des fers, des lois et des jeux, ne voulut nous forcer à quitter nos druides pour lui, tout grand pontife qu’il était d’une nation notre souveraine.
Les Romains ne professaient pas tous les cultes, ils ne donnaient pas à tous la sanction publique ; mais ils les permirent tous. Ils n’eurent aucun objet matériel de culte sous Numa, point de simulacres, point de statues ; bientôt ils en élevèrent aux dieux majorum gentium, que les Grecs leur firent connaître. La loi des douze Tables, Deos peregrinos ne colunto, se réduisit à n’accorder le culte public qu’aux divinités supérieures, approuvées par le sénat. Isis eut un temple dans Rome, jusqu’au temps où Tibère le démolit, lorsque les prêtres de ce temple, corrompus par l’argent de Mundus, le firent coucher dans le temple, sous le nom du dieu Anubis, avec une femme nommée Pauline. Il est vrai que Josèphe est le seul qui rapporte cette histoire ; il n’était pas contemporain, il était crédule et exagérateur. Il y a peu d’apparence que dans un temps aussi éclairé que celui de Tibère, une dame de la première condition eût été assez imbécile pour croire avoir les faveurs du dieu Anubis.
Mais que cette anecdote soit vraie ou fausse, il demeure certain que la superstition égyptienne avait élevé un temple à Rome avec le consentement public. Les Juifs y commerçaient dès le temps de la guerre Punique ; ils y avaient des synagogues du temps d’Auguste ; et ils les conservèrent presque toujours, ainsi que dans Rome moderne. Y a-t-il un plus grand exemple que la tolérance était regardée par les Romains comme la loi la plus sacrée du droit des gens ?
On nous dit qu’aussitôt que les chrétiens parurent, ils furent persécutés par ces mêmes Romains qui ne persécutaient personne. Il me paraît évident que ce fait est très faux ; je n’en veux pour preuve que saint Paul lui-même. Les Actes des Apôtres nous apprennent que saint Paul étant accusé par les Juifs de vouloir détruire la loi mosaïque par Jésus-Christ, saint Jacques proposa à saint Paul de se faire raser la tête, et d’aller se purifier dans le temple avec quatre Juifs, « afin que tout le monde sache que tout ce que l’on dit de vous est faux, et que vous continuez à garder la loi de Moïse. »
Paul chrétien alla donc s’acquitter de toutes les cérémonies judaïques pendant sept jours ; mais les sept jours n’étaient pas encore écoulés, quand les Juifs d’Asie le reconnurent ; et voyant qu’il était entré dans le temple, non-seulement avec les Juifs, mais avec des gentils, ils crièrent à la profanation ; on le saisit, on le mena devant le gouverneur Félix, et ensuite on s’adressa au tribunal de Festus. Les Juifs en foule demandèrent sa mort ; Festus leur répondit : « Ce n’est point la coutume des Romains de condamner un homme avant que l’accusé ait ses accusateurs devant lui, et qu’on lui ait donné la liberté de se défendre. »
Ces paroles sont d’autant plus remarquables dans ce magistrat romain, qu’il paraît n’avoir eu nulle considération pour saint Paul, n’avoir senti pour lui que du mépris : trompé par les fausses lumières de sa raison, il le prit pour un fou ; il lui dit à lui-même qu’il était en démence : Multœ te literœ ad insaniam convertunt. Festus n’écouta donc que l’équité de la loi romaine en donnant sa protection à un inconnu qu’il ne pouvait estimer.
Voilà le Saint-Esprit lui-même qui déclare que les Romains n’étaient pas persécuteurs, et qu’ils étaient justes. Ce ne sont pas les Romains qui se soulevèrent contre saint Paul, ce furent les Juifs. Saint Jacques, frère de Jésus, fut lapidé par l’ordre d’un Juif saducéen, et non d’un Romain. Les Juifs seuls lapidèrent saint Etienne (1) ; et lorsque saint Paul gardait les manteaux des exécuteurs, certes il n’agissait pas en citoyen romain.
Les premiers chrétiens n’avaient rien sans doute à démêler avec les Romains ; ils n’avaient d’ennemis que les Juifs, dont ils commençaient à se séparer.On sait quelle haine implacable portent tous les sectaires à ceux qui abandonnent leur secte. Il y eut sans doute du tumulte dans les synagogues de Rome. Suétone dit, dans la Vie de Claude (chap. XXV) : Judœs, impulsore Christo, assidue tumultuantes, Roma expulit. Il se trompait, en disant que c’était à l’instigation de Christ ; il ne pouvait pas être instruit des détails d’un peuple aussi méprisé à Rome que l’était le peuple juif : mais il ne se trompait pas sur l’occasion de ces querelles. Suétone écrivait sous Adrien, dans le second siècle ; les chrétiens n’étaient pas alors distingués des Juifs aux yeux des Romains. Le passage de Suétone fait voir que les Romains, loin d’opprimer les premiers chrétiens, réprimaient alors les Juifs qui les persécutaient. Ils voulaient que la synagogue de Rome eût pour ses frères séparés la même indulgence que le sénat avait pour elle ; et les Juifs chassés revinrent bientôt après ; ils parvinrent même aux honneurs, malgré les lois qui les en excluaient : c’est Dion Cassius et Ulpien qui nous l’apprennent. Est-il possible qu’après la ruine de Jérusalem les empereurs eussent prodigué des dignités aux Juifs, et qu’ils eussent persécuté, livré aux bourreaux et aux bêtes des chrétiens qu’on regardait comme une secte de Juifs ?
Néron, dit-on, les persécuta. Tacite nous apprend qu’ils furent accusés de l’incendie de Rome, et qu’on les abandonna à la fureur du peuple. S’agissait-il de leur croyance dans une telle accusation ? non, sans doute. Dirons-nous que les Chinois que les Hollandais égorgèrent, il y a quelques années, dans les faubourgs de Batavia, furent immolés à la religion ? Quelque envie qu’on ait de se tromper, il est impossible d’attribuer à l’intolérance le désastre arrivé sous Néron à quelques malheureux demi-juifs et demi-chrétiens.
1 – Quoique les Juifs n’eussent pas le droit du glaive depuis qu’Archélaus avait été relégué chez les Allobroges, et que la Judée était gouvernée en province de l’empire, cependant les Romains fermaient souvent les yeux quand les Juifs exerçaient le jugement du zèle, c’est-à-dire quand, dans une émeute subite, ils lapidaient par zèle celui qu’ils croyaient avoir blasphémé.