FACÉTIE - Relation du voyage
Photo de PAPAPOUSS
RELATION DU VOYAGE,
DE M. LE MARQUIS LE FRANC DE POMPIGNAN,
DEPUIS POMPIGNAN JUSQU’À FONTAINEBLEAU,
ADRESSÉE AU PROCUREUR FISCAL DU VILLAGE
DE POMPIGNAN.
______
Vous fûtes témoin de ma gloire, mon cher ami ; vous étiez à côté de moi dans cette superbe procession, lorsque j’étais derrière un jeune jésuite. Tous les bourdons du pays se faisaient entendre, tous les paysans étaient mes gardes. Vous entendîtes ce sermon, dans lequel il est dit que j’ai la jeunesse de l’aigle, et que je suis assis près des astres, tandis que l’envie gémit sous mes pieds. Vous savez combien ce sermon me coûta de soins ; je le refis jusqu’à trois fois, à l’aide de celui qui le prononça ; car on ne parvient à la postérité qu’en corrigeant ses ouvrages dans le temps présent
Vous assistâtes à ce splendide repas de vingt-six couverts, dont il sera parlé à jamais. Vous savez que je me dérobai quelques jours après aux acclamations de la province ; je pris la poste pour la cour ; ma réputation me précédait partout. Je trouvai à Cahors mon portrait en taille douce dans le cabaret : il y avait au bas cinq petits vers qui faisaient une belle allusion aux astres, auprès desquels je suis assis.
Le Franc plane sur l’horizon :
Le ciel en rit, l’enfer en pleure.
L’Empyrée (1) était le beau nom
Que lui donna l’ami Piron ;
Et c’est à présent sa demeure.
Dès que j’arrivai à Limoges, je rencontrai le petit-fils de M. de Pourceaugnac : il était instruit de ma fête ; il me dit qu’elle ressemblait parfaitement au repas bien troussé que M. son grand-père avait donné (2). Nous nous séparâmes à regret l’un de l’autre.
Quand j’arrivai à Orléans, je trouvai que la plupart des chanoines savaient déjà par cœur les endroits les plus remarquables de mon discours. Je me hâtai d’arriver à Fontainebleau, et j’allai le lendemain au lever du roi, accompagné de M. Fréron, que j’avais mandé exprès. Dès que le roi nous vit, il nous adressa gracieusement la parole à l’un et à l’autre. « M. le marquis, me dit sa majesté, je sais que vous avez à Pompignan autant de réputation qu’en avait à Cahors votre grand-père le professeur. N’auriez-vous point sur vous ce beau sermon de votre façon qui a fait tant de bruit ? » J’en présentai alors des exemplaires au roi, à la reine, à M. le dauphin. Le roi se fit lire à haute voix, par son lecteur ordinaire, les endroits les plus remarquables. On voyait la joie répandue sur tous les visages ; tout le monde me regardait en rétrécissant les yeux, en retirant doucement vers les joues les deux coins de la bouche, et en mettant les mains sur les côtés, ce qui est le signe pathologique de la joie. En vérité, dit M. le dauphin, nous n’avons en France que M. le marquis de Pompignan qui écrive de ce style.
Allez-vous souvent à l’Académie ? me dit le roi. Non, sire, lui répondis-je. L’Académie va donc chez vous ? reprit le roi (c’était précisément le même discours que Louis XIV avait tenu à Despréaux). Je répondis que l’Académie n’est composée que de libertins et de gens de mauvais goût, qui rendent rarement justice au mérite. Et vous, dit le roi à M. Fréron, n’êtes-vous pas de l’Académie ? Pas encore, répondit M. Fréron. Il eut alors l’honneur de présenter ses feuilles (3) à la famille royale, et je restai à causer avec le roi. Sire, lui dis-je, vous connaissez ma bibliothèque ? Oh tant ! dit le roi, vous m’en avez tant parlé dans un de vos beaux mémoires….
Comme nous en étions là, le roi et moi, la reine s’approcha de moi et me demanda si je n’avais pas fait quelque nouveau psaume judaïque. J’eus l’honneur de lui réciter sur-le-champ le dernier que j’ai composé, dont voici la plus belle strophe :
Quand les fiers Israélites,
Des rochers de Beth-Phégor,
Dans les plaines moabites,
S’avancèrent vers Achor ;
Galgala, saisi de crainte,
Abandonna son enceinte,
Fuyant vers Samaraïm ;
Et dans leurs rocs se cachèrent
Les peuples qui trébuchèrent
De Béthel à Séboïm (4).
Ce ne fut qu’un cri autour de moi, et je fus reconduit avec des acclamations universelles, qui ressemblaient à celles de Nicole dans le Bourgeois gentilhomme (5).
Le temps et la gloire me pressent ; vous aurez le reste par la première poste.
1 – Personnage de la Métromanie, sous le masque duquel Piron ne songea nullement à peindre Pompignan, quoi qu’en dise Voltaire. C’est plutôt à Voltaire lui-même que songeait Piron lorsqu’il écrivait sa pièce en 1738. (G.A.)
2 – Voyez Monsieur de Pourceaugnac, acte Ier, scène VI. (G.A.)
3 – L’Année littéraire. (G.A.)
4 – Ces vers doivent être de Voltaire. On ne les trouve pas dans les Œuvres de Pompignan. (G.A.)
5 – Eclats de rire. (G.A.)