FACÉTIE - Conformez-vous aux temps

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FACÉTIE - Conformez-vous aux temps

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CONFORMEZ-VOUS AUX TEMPS.

 

 

 

- 1764 -

 

 

 

[ Dans cet écrit, qui parut à la fin de 1764. Voltaire conseille aux gouvernants de se rapprocher des philosophes. ] (G.A.)

 

 

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          Feu monsieur de Montampui, mon bon ami, recteur de l’Université de Paris, eut envie un jour d’aller à une représentation de Zaïre, pièce très sainte, dans laquelle l’héroïne ne donne un rendez-vous que pour se faire baptiser.

 

          M. le recteur n’avait d’autre parti à prendre que celui d’aller en fiacre de son collège à la comédie, vêtu de son habit ordinaire, comme en usent tous les honnêtes gens de Paris ; mais il crut, comme le P. Castel (1), que l’univers avait les yeux sur lui, et il le crut avec d’autant plus de raison, qu’étant recteur de l’Université, il avait, suivant la force du mot, inspection sur l’univers, lequel, par conséquent, le regardait continuellement. Il sentit que l’univers apprendrait avec étonnement qu’un nommé Montampui (2) avait été à la comédie, et que tous les siècles en seraient scandalisés.

 

          Montampui ne voulant ni faire cette peine à l’univers, ni se priver de la comédie, prit le parti de se déguiser en femme. Il avait dans une vieille armoire un ajustement de sa grand’mère, décédée du temps de la Fronde. Le voilà qui s’affuble d’un cotillon de drap rouge, et d’un manteau feuille-morte. Il couvre sa vieille tête de recteur d’une coiffure à triple étage, surmontée d’un gros nœud de rubans rose-sèche.

 

          Une paire d’engageantes rousses et déchirées, laisse paraître dans tout leur avantage ses bras carrés et velus. Notre recteur, ainsi troussé, sort par une porte secrète du collège, et court à celle de la comédie.

 

          Cette étrange figure attroupa le monde ; on eut peu de respect pour madame ; elle fut tiraillée, reconnue pour un vilain homme, et menée en prison, où elle demeura jusqu’à ce qu’elle eut avoué qu’elle était le recteur de l’Université de Paris, la fille aînée de nos rois (3). Si M. Montampui avait eu dans la tête ce bel axiome : Conformez-vous aux temps, il n’aurait pas donné cette scène à l’univers.

 

          Ce n’est pas la peine de recommander cette maxime aux courtisans ; ils l’ont toujours fidèlement observée avec les hommes en place ; serviebant tempori, comme dit Tacite. Les dames et les petits-maîtres ont toujours aussi révéré la mode, et même enchéri sur elle ; ce n’est pas à ceux qui vont selon le temps, c’est à ceux que la destinée a mis à la tête des gouvernements que s’adresse ce petit discours.

 

          Rois d’Angleterre, vous ne faites plus semblant de guérir des écrouelles, depuis que votre peuple s’est aperçu que vous n’êtes pas médecins. La Société royale de Londres a vu clairement qu’il n’y a nul rapport physique ni métaphysique entre les prérogatives de la couronne d’Angleterre et des humeurs froides. Vous avez retranché cette cérémonie ; vous vous êtes conformés aux temps.

 

          Je suis persuadé qu’il y avait de très belles lois dans Athènes sur la récolte du gland, avant que Triptolème eût enseigné aux Grecs à semer du blé ; mais quand les Athéniens eurent commencé à manger du pain, et à trouver cette nourriture meilleure que l’autre, alors toutes les lois sur le gland, s’abolirent d’elles-mêmes, et les archontes furent obligés d’encourager l’agriculture.

 

          Archevêques de Naples, le temps viendra où le sang de monsieur saint Janvier ou Gennaro ne bouillira plus quand on l’approchera de sa tête. Les gentilshommes napolitains et les bourgeois en sauront assez dans quelques siècles, pour conclure que ce tour de passe-passe ne leur a pas valu un ducat ; qu’il est absolument inutile à la prospérité du royaume et au bien-être des citoyens ; que Dieu ne fait point de miracle à jour nommé, qu’il ne change point les lois qu’il a imposées à la nature. Quand ces notions seront descendues des nobles aux citadins, et de ceux-ci à la portion du peuple qui est capable de raison, alors on verra dans Naples ce qu’on vit dans la petite ville Egnatia, où du temps d’Horace l’encens brûlait de lui-même, sans qu’on l’approchât du feu. Horace tourna le miracle en ridicule, et il ne se fit plus. C’est ainsi qu’on s’est défait du saint nombril de Jésus dans la ville de Châlons ; c’est ainsi que les miracles sont partis de la moitié de l’Europe avec les reliques. Dès que la raison vient, les miracles s’en vont.

 

          Tribunal ancien ou nouveau (4), qui siégez dans une grande ville irrégulière, composée de palais et de chaumières, dégoûtante et magnifique, habitée tour à tour par des sauvages, des demi-sauvages, des Welches, des Romains, des Francs, et enfin par des Français, il y a bien longtemps que vous n’avez promené dans les rues la prétendue carcasse de la bergère de Nanterre (5), et que Marcel (6) et Geneviève ne se sont rencontrés sur le pont Notre-Dame pour nous donner de la pluie et du beau temps. Vous avez su que les bons bourgeois de Paris commençaient à soupçonner que ce n’est pas une petite fille de village qui dispose des saisons ; mais que le Dieu qui arrangea la matière et qui forma les éléments, est le seul maître absolu des airs et de la terre ; et bientôt Geneviève, honorée modestement dans sa nouvelle église (7), ne partagera plus avec Dieu le domaine suprême de la nature.

 

          Vous ne rendrez plus d’arrêts ni en faveur d’Aristote (8) ni contre l’émétique ; on ne vous présentera plus de réquisitoire pour empêcher que l’inoculation ne conserve la vie de nos princes et de nos citoyens ; vous vous conformerez aux temps (9).

 

          Les temps approchent où l’on se lassera d’envoyer de l’argent à trois cents lieues de chez soi, pour posséder en sûreté dans sa patrie des prés et des vignes accordés par le souverain (10).

 

          On verra qu’il n’appartient pas plus à un Italien de se mêler de ce que pense un Français qu’il n’appartient à ce Français de prescrire à cet Italien ce qu’il doit penser. On sentira l’énorme et dangereux ridicule d’avoir dans un Etat un corps considérable (11) de citoyens dépendants d’un maître étranger. Ce corps comprendra lui-même qu’il serait plus honoré, plus cher à la nation, si, réclamant son indépendance naturelle, il cessait d’employer à ses dépens une espèce de simonie pour se rendre esclave. Il se fortifiera dans cette idée sage et noble par l’exemple d’une île voisine (12). Alors vous ferez servir votre influence et votre pouvoir à briser des liens dont la nation s’indigne. Vous vous conformerez aux temps.

 

          Il est plus beau, sans doute, de les préparer que de s’y conformer ; car il y a peu de mérite à se nourrir des fruits que l’arrière-saison fait naître : mais c’en est un grand de préparer sa terre, par une sage culture, à porter de bonne heure les productions dont on n’aurait eu qu’une jouissance tardive.

 

          L’opinion gouverne le monde ; mais ce sont les sages qui à la longue dirigent cette opinion.

 

          Quand ces sages ont enfin éclairé les hommes, il ne faut pas traiter avec eux comme on en usait du temps de Pierre Lombard, de Scot et de Gilbert de La Porée (13).

 

          Une société insociable (14), étrangère dans sa patrie, composée de gens de mérite, de sots, de fanatiques, de fripons, portait, d’un bout de l’univers à l’autre, l’étendard d’un homme qui prétend commander de droit divin à l’univers : elle avait fabriqué dans un coin, au nom de cet homme, cent et une flèches (15), dont elle perçait dévotement ses ennemis ; elle voulut persuader que ces flèches étaient d’or, et qu’elles étaient tombées du ciel.

 

          Pour appuyer cette opinion, elle employa une espèce de magie. Les incrédules (16) qui voulaient prouver que ces flèches n’étaient que de plomb, se trouvaient tout d’un coup, sans savoir comment, à trois cents, à cinq cents milles de chez eux, ou dans un château voisin, obscur et mal meublé, dont ils ne sortaient point qu’ils n’eussent signé que les cent et une flèches étaient d’or très pur.

 

          Vous avez enfin purgé le pays de ces magiciens (17) ; vous avez enfin vu de loin le temps où l’exécration publique les aurait exterminés. Non-seulement vous vous êtes conformés aux temps, mais vous avez prévenu les temps.

 

          Ne gâtez pas cette bonne œuvre, en écrasant le fanatisme d’une main, et en poursuivant la raison de l’autre.

 

          Quand vous voyez cette raison faire des progrès si prodigieux, regardez-là comme une alliée qui peut venir à votre secours, et non comme une ennemie qu’il faut attaquer. Croyez qu’à la longue elle sera plus puissante que vous ; osez la chérir et non la craindre. Conformez-vous aux temps.

 

 

 

 

 

1 – On avait publié l’année précédente un ouvrage intitulé : Esprit, saillies et singularités du père Castel. Ce jésuite, à moitié fou, était mort en 1757. (G.A.)

2 – Nom de fantaisie. (G.A.)

3 – Titre que prenait l’Université. (G.A.)

4 – Parlement de Paris. (G.A.)

5 – On descendait la châsse, que les parlementaires suivaient processionnellement. (G.A.)

6 – L’image en osier de Marcel était aussi portée dans les rues à la fête des Rogations. (G.A.)

7 – Le futur Panthéon dont Louis XV venait de poser la première pierre. (G.A.)

8 – Voyez l’Histoire du Parlement de Paris, chapitre XLIX. (G.A.)

9 – Voyez, Omer de Fleury étant entré. (G.A.)

10 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article ANNATES. (G.A.)

11 – Le clergé. (G.A.)

12 – L’Angleterre. (G.A.)

13 – C’est-à-dire pendant le moyen âge. (G.A.)

14 – Les jésuites. (G.A.)

15 – Les cent et une propositions condamnées par la bulle Unigenitus. (G.A.)

16 – Les jansénistes qu’on exilait, ou qu’on mettait à la Bastille. (G.A.)

17 – Cette année même, 1764. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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