CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 8

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à M. de Cideville.

 

22 Février 1764.

 

 

          Mon cher et ancien ami, vous en usez avec nous comme les jansénistes avec la communion ; vous nous écrivez

 

A tout le moins une fois l’an.

 

Cela n’empêche pas que nous ne vous aimions tous les jours. Nous prétendons d’ailleurs être plus philosophes à Ferney que vous ne l’êtes à Launay ; car nous ne faisons nulle infidélité à nos campagnes, et vous quittez la vôtre. Le fracas et les folies de Paris ont encore pour vous des charmes ; mais il paraît que les tragédies nouvelles n’en ont guère.

 

          Vous me parlez de contes : en voici un que je vous donne à deviner. Pour peu que vous vous ressouveniez de votre grec, vous n’aurez pas de peine ; et si vous n’aviez pas quitté Laurany, j’aurais cru que Macare était chez vous. Mais vous êtes homme à le mener de la campagne à la ville. Macare est certainement chez mademoiselle Corneille, aujourd’hui madame Dupuits : elle est folle de son mari, elle saute du matin au soir, avec un petit enfant dans le ventre, et dit qu’elle est la plus heureuse personne du monde. Avec tout cela, elle n’a pas encore lu une tragédie de son grand-oncle, ni n’en lira. Son grand-oncle commenté vous arrivera, je crois, avant qu’il soit un mois. Les Anglais, qui viennent ici en grand nombre, disent que toutes nos tragédies sont à la glace ; il pourrait bien en être quelque chose ; mais les leurs sont à la diable.

 

          Il est fort difficile à présent d’envoyer à Paris des Tolérances par la poste ; mais frère Thieriot, tout paresseux qu’il est, tout dormeur, tout lambin, pourra vous en faire avoir une, pour peu que vous vouliez le réveiller.

 

          J’ai été pendant trois mois sur le point de perdre les yeux, et c’est ce qui fait que je ne peux encore vous écrire de ma main. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments.

 

          Si vous aimez les contes, dites à M. d’Argental qu’il vous fasse lire chez lui les Trois manières.

 

          Adieu, mon cher et ancien ami.

 

 

 

 

 

à M. Robert.

 

Au château de Ferney, 23 Février 1764.

 

 

          Je vous remercie, monsieur, et je vous félicite de votre Plan d’Etudes (1). Il semble qu’autrefois les collèges n’étaient institués que pour faire des grimauds ; vous ferez des gens de mérite. On n’apprenait que ce qu’il fallait oublier, et, par votre méthode, on apprendra ce qu’il faudra retenir le reste de sa vie. La vraie philosophie prendra la place des sophismes ridicules, et la physique n’en sera que meilleure, en s’appuyant sur les expériences et sur les mathématiques plus que sur les systèmes. Newton a calculé le pouvoir de la gravitation, mais il n’a pas prétendu deviner ce que c’est que ce pouvoir. Descartes devinait tout : aussi n’a-t-il rien prouvé. Locke s’est contenté de montrer la marche et les bornes de l’entendement humain : malheur à ceux qui voudraient aller plus loin !

 

          Votre plan, monsieur, est un service rendu à la patrie. Il faut espérer que les Français feront enfin de bonnes études, et qu’on y connaîtra même le droit public, qui n’y a jamais été enseigné. Je souhaite que tous ces nouveaux secours forment de nouveaux génies. Je suis près de finir ma carrière mais je me consolerai par l’espérance que la génération nouvelle vaudra mieux que celle que j’ai vue. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Plan d’études et d’éducation, avec un discours sur l’éducation. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Frédéric,

 

Landgrave de Hesse-Cassel.

 

24 Février 1764.

 

 

          Monseigneur, l’aveugle remercie votre altesse sérénissime pour les roués (1) et autres martyrs ; votre bonne œuvre pourra être récompensée dans le ciel, mais elle n’y sera pas plus louée qu’elle l’est sur la terre On va juger incessamment le procès que la pauvre famille Calas intente à leurs juges. Il est vrai que cette abominable aventure semble être du temps de la Saint-Barthélemy ou de celui des Albigeois. La raison a beau élever son trône parmi nous, le fanatisme dresse encore ses échafauds, et il faut bien du temps pour que la philosophie triomphe entièrement de ce monstre.

 

          J’ai encore à remercier votre altesse sérénissime d’avoir donné la préférence aux acteurs français sur les châtrés italiens. Je n’ai jamais pu m’accoutumer à voir les rôles de César et d’Alexandre fredonnés en fausset par un chapon. Vous avez bien raison de faire plus de cas de votre cœur et de votre esprit que de vos oreilles. Que n’ai-je de la santé et de la jeunesse ! j’irais à Cassel, et n’irais pas plus loin. Agréez le profond respect, etc.

 

 

1 – Les roués désignent ici les Calas, et non le Triumvirat. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Irailh. (1)

 

Au château de Ferney, 24 Février 1764.

 

 

          J’attendais, monsieur, pour vous remercier de votre ligne (2), que je l’eusse reçu et lu ; on ne me l’a remis que depuis trois jours. Il est heureusement arrivé par la diligence de Lyon à l’adresse de M. Camp-Berugnier (3).

 

          J’étais impatient de m’instruire dans cet ouvrage. Je vois que vous y avez habilement développé des faits importants. Il était en effet essentiel d’approfondir les droits de la Bretagne.

 

          C’est une matière un peu délicate que la discussion des privilèges d’une province. Vous avez rempli cet objet à la satisfaction de vos lecteurs. Les liseurs de brochures n’en sentiront peut-être pas tout le mérite ; mais votre ouvrage intéressera toujours les vrais amateurs de l’histoire.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime qui vous est due, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Histoire de la réunion de la Bretagne à la France. (G.A.)

3 – Banquier à Lyon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

26 Février 1764.

 

 

          Ce n’est pas assurément un ministre d’Etat qui a écrit les Lettres historiques sur les fonctions essentielles du Parlement. J’ai reçu, grâce aux bontés de mon cher frère, le tome second de cet ouvrage. L’auteur est un homme très instruit ; mais il ressemble à Don Quichotte, qui voyait partout des chevaliers et des châteaux, quand les autres ne voyaient que des meuniers et des moulins à vent. Ne pourriez-vous point me dire à qui on attribue ce livre ?

 

          J’ai lu Blanche (1). Nous prenons donc à présent nos tragédies chez les Anglais ? Quand prendrons-nous ce qu’ils ont de bon ?

 

          Il y a un petit volume du doux Caveyrac, intitulé : Il est temps de parler (2). On ne devrait pas avoir le temps de le lire ; mais je suis curieux. J’ai à peu près tout ce qui s’est fait pour et contre les jésuites ; envoyez-moi, je vous prie, le doux Caveyrac. Voudriez-vous aussi avoir la bonté de me faire connaître le conte de Piron, intitulé : La Queue ? On prétend que le public a dit, comme le compère Matthieu (3) :

 

Messire Jean, je n’y veux point de queue.

 

          Que dites-vous du parlement de Toulouse, qui ne veut pas enregistrer l’ordre du roi de garder le silence ? Il faut que ces gens-là soient de grands bavards. A-t-on répondu à ce faquin de Crevier ? Nous le tenons d’un autre côté sur la sellette ; il sera condamné au moins à l’amende honorable. – Quid novi ? Ecr. l’inf…

 

          Encore un mot à mon cher frère Il a dû recevoir, par M. de Laleu, un certificat de vie par lequel il apparaît que je suis possesseur de soixante-dix ans Je souhaite vivre encore quelques années pour embrasser mon frère et pour aider à écr. l’inf…

 

 

1 – Blanche et Guiscard, de Saurin. (G.A.)

2 – Il est temps de parler, ou Compte rendu au public des pièces légales de Me Ripert de Monclar, et de tous les événements arrivés en Provence à l’occasion de l’affaire des jésuites. L’auteur n’est pas Caveyrac, mais l’abbé Dazès. (G.A.)

3 – Ou plutôt le compère Pierre, personnage d’un conte de La Fontaine. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Saurin.

 

28 Février 1764.

 

 

          Vous avez fait, monsieur, bien de l’honneur à ce Thomson (1). Je l’ai connu il y a quarante années. S’il avait su être un peu plus intéressant dans ses autres pièces et moins déclamateur, il aurait réformé le théâtre anglais, que Gilles Shakespeare a fait naître et a gâté ; mais ce Gilles Shakespeare, avec toute sa barbarie et son ridicule, a, comme Lope de Vega, des traits si naïfs et si vrais et un fracas d’action si imposant, que tous les raisonnements de Pierre Corneille sont à la glace en comparaison du tragique de ce Gilles. On court encore à ses pièces, et on s’y plaît en les trouvant absurdes.

 

          Les Anglais ont un autre avantage sur nous, c’est de se passer de la rime. Le mérite de nos grands poètes est souvent dans la difficulté de la rime surmontée, et le mérite des poètes anglais est souvent dans l’expression de la nature. Le vôtre, monsieur, est principalement dans les pensées fortes, exprimées avec vigueur ; je vois dans tous vos ouvrages la main du philosophe.

 

          Vous savez qu’il n’y a pas un mot de vrai dans l’histoire de Sigismunda et de Guiscardo ; mais je vous sais bon gré d’avoir donné des louanges à ce Mainfroy dont les papes ont dit tant de mal, et à qui ils en ont tant fait. Un temps viendra, sans doute, où nous mettrons les papes sur le théâtre, comme les Grecs y mettaient les Atrée et les Thyeste, qu’ils voulaient rendre odieux. Un temps viendra où la Saint-Barthélemy sera un sujet de tragédie, et où l’on verra le comte Raymond de Toulouse braver l’insolence hypocrite du comte de Montfort. L’horreur pour le fanatisme s’introduit dans tous les esprits éclairés. Si quelqu’un est capable d’encourager la nation à penser sagement et fortement, c’est vous sans doute. Je ne suis plus bon à rien ; je suis comme ce Danois qui, étant las de tuer à la bataille d’Hochstedt, disait à un Anglais : « Brave Anglais, va-t-en tuer le reste, car je n’en peux plus. »

 

          Adieu, mon cher philosophe. Vous ne me parlez plus de votre ménage ; je me flatte qu’il est toujours heureux ; conservez un peu d’amitié à votre véritable ami.

 

 

1 – La tragédie de Blanche et Guiscard est faite d’après Thomson. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

29 Février 1764.

 

 

          Voici ce que je dis d’abord à mes anges sur leur lettre du 23 de février : Je les remercie du fond de mon cœur de toutes leurs bontés ; je leur envoie une lettre de M. le premier président de Dijon, qui fera connaître à M. le duc de Praslin qu’il peut, en toute sûreté, protéger les mécréants contre les prêtres.

 

          J’ajoute, à propos de la Gazette littéraire, que je pourrai rendre de plus promptes services en italien qu’en anglais, quand les choses seront en train. La raison en est que les Alpes sont plus près de l’Italie que de l’Angleterre. Mais il me semble que je ne dois établir aucune correspondance, ni faire venir les livres nouveaux d’Italie, sans un ordre exprès de M. le duc de Praslin. Je le servirai tant que l’âme me battra dans le corps, et que j’aurai un reste de visière ; et quand je serai aveugle tout-à-fait, je dirai : Buona notte.

 

          Mes anges, que servirait de vivre est fort bien ; mais trouvez-moi une rime à ivre.

 

          Pour Olympie, il y a du malheur, il y a de la fatalité dans mon fait. Je suis avec elle comme M. de Ximenès avec mademoiselle Clairon ; vous savez qu’en trois rendez-vous il perdit partie, revanche et le tout (1). Il arrive à mon imagination le même désastre qu’essuya sa tendresse. Mais j’aime bien les roués (2) ! Je suis fâché à présent de n’avoir pas joué un tour ; c’était de faire attendre des changements pour Pâques, et, en attendant, on aurait pu donner les roués : mais, n’en parlons plus, il faut se soumettre à sa destinée.

 

          Il y a du malheur cette année sur les tragédies, et vous m’en avez envoyé une preuve.

 

          Vous avez dû recevoir force rogatons ; j’y joins une lettre (3) ostensible que je vous écris pour être montrée à M. le duc de Duras ; je crois que cela vaut mieux que de lui écrire en droiture.

 

          Respect et tendresse à mes anges.

 

 

1 – Voyez la lettre à Ximenès du 1er Décembre 1752 (G.A.)

2 – Les roués désignent ici le Triumvirat. (G.A.)

3 – On n’a pas cette lettre, non plus que tant d’autres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame D’Epinay.

 

A Ferney, 2 Mars 1764.

 

 

          En vous remerciant, madame, de la bonté que vous avez d’informer des gens de l’autre monde du bel établissement que vous faites dans celui-ci (1). Vous serez toujours ma belle philosophe, quand même vous m’auriez oublié. Je me mets aux pieds de madame votre fille, à condition qu’elle sera philosophe aussi.

 

          Savez-vous bien que je suis quelquefois en commerce de lettres avec M. votre fils ? Mais je lui demande pardon de n’avoir pas répondu à sa dernière lettre, j’étais extrêmement malade. Je ne sors presque plus du coin de mon feu, tout s’affaiblit chez moi, hors mon respectueux attachement pour vous. La tranquillité dont je jouis est la seule chose qui me fasse vivre. Je crois, madame, que vous avez mieux que de la tranquillité ; vous devez jouir de tout le bonheur que vous méritez ; vous faites celui de vos amis, il faut bien qu’il vous en revienne quelque chose. Si avec cela vous avez de la santé, il ne vous manque rien. Pardonnez-moi, s’il vous plaît, de ne vous pas écrire de ma main ; je deviens un peu aveugle ; mais on dit que quand il n’y aura plus de neige sur nos montagnes, j’aurai la vue du monde la plus nette. Je ne veux pas vous excéder par une longue lettre ; vous êtes peut-être occupée actuellement à coiffer la mariée. Je présente mes très humbles respects à la mère et à la fille.

 

 

1 – Madame d’Epinay mariait sa fille. (G.A.)

 

 

 

 

 

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