CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 7

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à M. le comte d’Argental.

 

12 Février 1764.

 

Si Pygmalion la forma,

Si le ciel anima son être,

L’amour fit plus, il l’enflamma.

Sans lui que servirait de naître ?

 

          Si mes anges trouvent ces versiculets supportables, à la bonne heure, sinon au rebut. J’aurai du moins eu le mérite de leur avoir obéi sur-le-champ, et c’est un mérite que j’aurai toujours.

 

          Mes anges me donnent de très bonnes raisons d’avoir mis Lekain de la conspiration ; ils ont très bien fait, je les applaudis ; je leur ai toujours dit : « Votre volonté soit faite ; » mais je joins l’approbation à la résignation.

 

          Je répète à mes anges que la nation a enfin trouvé son vrai génie, sa vraie gloire, qui est l’opéra-comique. On me mande pourtant qu’il y a de très belles choses dans Idoménée, car je suis encore assez bon Français pour aimer le tripot  de Melpomène.

 

          Je joins ici la liste des tripotiers, que mes anges me demandent ; j’y joins aussi un petit extrait pour la Gazette littéraire, dont j’envoie le double à M. Arnaud ; je l’ai cru digne de votre curiosité. Tout Ferney (au curé près) remercie mes anges et M. le duc de Praslin. Bien est-il vrai que M. le duc de Praslin m’a fait tenir hier un petit paquet de je ne sais où, et qui contient les Sermons dont j’envoie l’extrait ; mais pour le gros paquet délivré à M. le comte de Guerchi par Paul Vaillant, shérif de Londres, je n’en ai point de nouvelles ; et tout ce que je peux faire, c’est de joindre ici un petit mémoire de ce que contenait ce tardif paquet, qui était préparé depuis six mois, et qui viendra probablement en qualité d’almanach de l’année passée.

 

          Mes yeux sont encore en très mauvais état ; mais dès que j’aurai des yeux et des livres nouveaux, je fournirai à M. l’abbé Arnaud (1) tous les mémoires dont je pourrai m’aviser.

 

N.B. – Pour peu qu’il y ait encore de bonne foi chez les hommes, mes anges doivent avoir reçu un double des Trois manières. M. Janel lui-même doit leur avoir envoyé deux Olympie ; plus, des remontrances sur Olympie, accompagnées d’une lettre. Il y avait aussi une lettre avec les Trois manières, dans un paquet adressé à M. de Courteilles. Si rien de tout cela n’est arrivé, à quel saint désormais avoir recours ? Je présente à mes anges la plus respectueuse tendresse.

 

 

1 – Directeur de la Gazette littéraire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

A Ferney, 14 Février 1764.

 

 

          Votre ami, monsieur, me fait trop d’honneur, et je suis obligé de vous avouer ma turpitude et ma misère. Le goût de la liberté, le voisinage de la Bourgogne, où j’ai quelque bien, la beauté de la situation, dont on m’avait fait des éloges très mérités, m’ont engagé à bâtir dans le pays que j’habite depuis dix ans ; mais une ceinture de montagnes couvertes de neiges éternelles gâte tout ce que la nature a fait pour nous. En vain nous sommes sous le quarante-sixième degré de latitude, les vents sont toujours froids et chargés de particules de glace. Presque aucune plante délicate ne réussit dans ce climat ; on est obligé de semer de nouvelle graine de brocoli tous les deux ans ; toutes les belles fleurs dégénèrent. Les vignes, quoique plus méridionales que celles de Bourgogne, ne produisent que de mauvais vin ; le froment qu’on sème rend quatre pour un, tout au plus ; les figues n’ont point de saveur, les oliviers ne peuvent croître. Enfin nous avons un très bel aspect avec un très mauvais terrain ; mais aussi nous lisons, nous imprimons ce qui nous plaît, et cela vaut mieux que des olives et des oranges.

 

          Je vous avoue à la fois ma misère et mon bonheur. Ce bonheur serait parfait, si je pouvais jamais embrasser un homme de votre mérite. Ma vieillesse et mes maux me privent d’une si douce espérance, sans m’ôter aucun de mes sentiments.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

15 Février 1764.

 

 

          Ah, mons Crevier ! ah, pédant ! ah, cuistre ! vous aurez sur les oreilles. Vous l’avez bien mérité, et nous travaillons actuellement à votre procès. Vous entendrez parler de nous avant qu’il soit peu, mons Crevier.

 

          Mes chers frères auront des contes de toutes les façons ; un peu de patience, et tout viendra à la fois. J’ai reçu la première partie des Lettres historiques sur les fonctions du parlement. Il est plaisant que cela paraisse imprimé à Amsterdam : il faut que l’auteur croie avoir dit partout la vérité, puisqu’il a fait imprimer son livre hors de France. Je remercie bien mon cher frère, et j’espère qu’il aura la bonté de me faire tenir la seconde partie. Je fais venir souvent des livres sur leurs titres, et je suis bien trompé. Ils ressemblent presque tous aux remèdes des charlatans : on les prend sur l’étiquette, et on ne s’en porte pas mieux. Mais au moins il y a quelque chose de consolant dans les mauvais livres : quelque mauvais qu’ils soient, on y peut trouver à profiter, et même dans celui du lourd Crevier contre le sautillant Montesquieu.

 

          Tout ce que j’apprends des dispositions présentes conduit à croire qu’on en fera pas mal de répandre quelques exemplaires de la Tolérance. Tout dépend de l’opinion que les premiers lecteurs en donneront. Il s’agit ici de servir la bonne cause, et je crois que mon cher frère ne s’y épargnera pas.

 

          Je ne sais si je lui ai mandé que cet ouvrage avait déjà opéré la délivrance de quelques galériens condamnés pour avoir entendu, en plein champ, de mauvais sermons de sots prêtres calvinistes. Il est évident que nos frères ont fait du bien aux hommes. On brûle leurs ouvrages ; mais il faudra bientôt dire : Adora quod incendîsti, incende quod adorâsti. Puissent les frères être toujours unis contre les méchants : Qu’ils fassent seulement pour l’intérêt de la raison la dixième partie de ce que les autres font pour l’intérêt de l’erreur, et ils triompheront.

 

          On dit que le contrôleur-général a fait retrancher les pensions sur la cassette, supprimer les tables des officiers de la maison, et diminuer les revenant-bons des financiers. Ces ménages de bouts de chandelles ne sont peut-être pas ce qui fait fleurir un Etat ; mais, si on encourage le commerce et l’agriculture, on pourra faire quelque chose de nous.

 

          J’embrasse tendrement mon cher frère et les frères. Ecr. l’inf…

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

17 Février 1764.

 

 

          J’envoie à mes anges de petits extraits où il y a des choses assez curieuses, qui pourront les amuser un moment ; après quoi ils pourront envoyer ce chiffon à MM. Arnaud et compagnie, qui mettront mes matériaux en ordre. S’ils n’ont pas reçu un paquet des Trois manières, il y a certainement quelqu’un qui a une quatrième manière sûre de voter les paquets à la poste ; et c’est sur quoi M. le duc de Praslin pourrait interposer doucement son autorité et ses bons offices.

 

          Le déposant affirme, de plus, avoir adressé à M. Janel (marquez bien cela), à M. Janel lui-même, deux exemplaires d’Olympie, dont plusieurs pages griffonnées à la main.

 

          Plus, un mémoire justificatif contre les cruels qui veulent faire mourir Statira au cinquième acte.

 

          Plus, un petit conte ; mais je ne suis pas sûr que ce conte ait été mis dans les paquets. Ce n’est qu’une opinion probable : ce qui est démontré, c’est que je suis à mes anges avec respect et tendresse.

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

A Ferney, 18 Février 1764.

 

 

          Il y a longtemps, monseigneur, que j’hésite à vous envoyer ce petit conte ; mais comme il m’a paru un des plus propres et des plus honnêtes, je passe enfin par-dessus tous mes scrupules ; vous verrez même, en le parcourant, que vous étiez un peu intéressé ; et vous sentirez combien je suis fâché de ne pouvoir vous nommer. Votre éminence a beau dire que le sacré-collège n’est pas heureux en poètes, j’ai dans mon portefeuille des choses qui feraient honneur à un consistoire composé de Tibulles ; mais les temps sont changés : ce qui était à la mode du temps des cardinaux du Perron et de Richelieu ne l’est plus aujourd’hui ; cela est douloureux.

 

          Je ne sais si votre éminence est au Plessis ou à Paris ; si elle est à la campagne, c’est un vrai séjour pour des contes ; si elle est à Paris, elle a autre chose à faire qu’à lire ces rapsodies. On m’a dit que vous pourriez bien être berger d’un grand troupeau ; si cela est, adieu les belles-lettres. Je ne combattrai pas l’idée de vous voir une houlette à la main ; au contraire, je féliciterai vos ouailles, et je suis bien sûr que vos pastorales seront d’un autre goût que celles du Puy en Velay ; mais j’avoue qu’au fond de mon cœur j’aimerais mieux vous voir la plume que la houlette à la main. J’ai dans la tête qu’il n’y a personne au monde plus fait par la nature, et plus destiné par la fortune, pour jouir d’une vie charmante et honorée, que vous l’êtes ; toutes les houlettes du monde n’y ajouteront rien, ce ne sera qu’un fardeau de plus : mais faites comme il vous plaira, il faut que chacun suive sa vocation, je n’en ai aucune pour jouer de la harpe (1) dont vous m’avez parlé ; cet instrument ne me va pas, j’en jouerais trop mal.

 

Tu nihil invita dices faciesve Minerva.

 

HOR. de Art. poet.

 

          J’ai été enchanté que vous avez retrouvé à Versailles votre ancienne amie (2) ; cela lui fait du bien de l’honneur dans mon esprit. Je suppose que M. Duclos, notre secrétaire, est toujours très attaché à votre éminence. Il a le petit livre de la Tolérance ; je vous demande en grâce de le lire et de le juger.

 

          Je n’ai plus de place que pour mon profond respect et mon tendre attachement. Le vieux de la montagne.

 

 

1 – C’est-à-dire pour faire des psaumes, des hymnes, etc. (G.A.)

2 – Madame de Pompadour. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le prince de Ligne.

 

A Ferney, 18 Février 1764.

 

 

          Monsieur le prince, il n’y a  que le bel état où mes yeux sont réduits qui m’ait pu priver du plaisir et de l’honneur de vous répondre. Je suis devenu à peu près aveugle, et je suis dans l’âge où l’on commence à perdre tout, pièce à pièce. Il faut savoir se soumettre aux ordres de la nature ; nous ne sommes pas nés à d’autres conditions. Cela fait un peu de tort à notre théâtre : il n’y a point de rôle pour un vieux malade qui n’y voit goutte, à moins que je ne joue celui de Tirésie. Je n’ai d’autre spectacle que celui des sottises et des folies de ma chère patrie. Je lui ai bien de l’obligation ; car, sans cela, ma vie serait assez insipide. Après avoir tâté un peu de tout, j’ai cru que la vie de patriarche était la meilleure. J’ai soin de mes troupeaux comme ces bonnes gens ; mais, Dieu merci ! je ne suis point errant comme eux, et je ne voudrais, pour rien au monde, mener la vie d’Abraham, qui s’en allait, comme un grand nigaud, de Mésopotamie en Palestine, de Palestine en Egypte, de l’Egypte dans l’Arabie-Pétrée, ou à pied sur un âne, avec sa jeune et jolie petite femme, noire comme une taupe, âgée de quatre-vingts ans ou environ, et dont tous les rois ne manquaient pas d’être amoureux. J’aime mieux rester dans mon ermitage avec ma nièce et la petite famille que je me suis faite.

 

          Madame Denis a dû vous dire, monsieur, combien votre apparition nous a charmés dans notre retraite ; nous y avons vu des gens de toutes les nations, mais personne qui nous ait inspiré tant d’attachement et donné tant de regrets. Daignez encore recevoir les miens, et agréer le respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur le prince, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

20 Février 1764.

 

 

          L’un de mes anges peut donc écrire de sa main : Dieu soit loué : N’ont-ils pas bien ri tous deux du propos de la virtuose Clairon ? Votre conspiration me paraît de plus en plus très plaisante ; je ris aussi dans ma barbe. Je vous réponds que si nos seigneurs du tripot y ont été attrapés, nos seigneurs du parterre y seront pris. Puissions-nous jouir de ce plaisir vite et longtemps !

 

          A l’égard d’Olympie, je n’ai plus qu’un mot à dire : c’est qu’à l’impossible nul n’est tenu, et qu’il m’est absolument impossible de faire le remue-ménage qu’on me propose. J’ai tourné la chose de mille façons ; je me suis essayé, j’ai travaillé, et mon instinct m’a dit : Vieux fou, de quoi t’avises-tu de vouloir mieux faire que tu ne peux ?

 

          Mes anges doivent avoir reçu un paquet de matériaux pour la Gazette littéraire, adressé à M. le duc de Praslin. Je le servirai assurément tant que je pourrai.

 

          Mes anges ne m’ont point mandé qu’il avait consulté MM. Gilbert  de Voysins et Daguesseau de Fresne. Je leur ai sur-le-champ envoyé un mémoire qui n’est pas de paille, et dont je vais faire tirer copie pour mes anges gardiens, si la poste qui va partir nous en donne le temps.

 

N.B. – Voici mon consentement pour ce gros Grandval ; mais pour mademoiselle Dubois, comment voulez-vous que je fasse ? dites-le-moi. Je serais fort aise qu’on jouât le Droit du Seigneur, quoique je ne sois guère homme à jouir d’un si beau droit. Vous pensez bien que je ne connais mademoiselle d’Epinay que par le droit que les premiers gentilshommes ont sur les actrices. Pour mes anges, ils ont des droits inviolables sur mon cœur pour jamais.

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

A Ferney, 21 février 1764.

 

 

          Mon cher philosophe, si j’avais eu du crédit, j’aurais dit lapidibus istis ut aurum fiont. Je vous en aurais au moins fait avoir le double : mais les occasions sont si rares, qu’il ne fallait pas manquer celle-là (1). Je n’ai d’autre cabinet que mes champs, mes prés, et mes bois : le soleil et le coin du feu me paraissent les plus belles expériences du monde.

 

          J’ignore encore pourquoi ma bougie et mes bûches se changent en flammes, et pourquoi un épi en produit d’autres ; c’est ce qui fait que je m’amuse à faire des Contes de ma mère l’Oie. Ce n’est pas un conte que ma tendre amitié pour vous.

 

 

1 – Le cabinet d’histoire naturel de Bertrand venait enfin d’être vendu à l’électeur. (G.A.)

 

 

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