CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 6

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à M. Lekain.

 

1er Février 1764.

 

 

 

          Le pauvre ex-jésuite, à qui M. Lekain a écrit, l’assure de toute son amitié, et certainement il trouvera très bon que le tailleur, qui lui a fait un habit court, en fasse un aussi pour un héros de l’antiquité. Il ne sait pas encore quel parti on prendra d’abord. Il s’en remet uniquement à la volonté des personnes qui feront rendre ce petit billet à M. Lekain. Il paraît que rien ne presse, et que la Crète (2) doit l’emporter sur Rome et sur Ephèse. Toutes les affaires se croisent dans le monde ; mais on n’aura rien de plus pressé que de témoigner à M. Lekain l’estime et l’attachement qu’on a pour lui.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – L’Idoménée, de Lemierre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

4 Février 1764.

 

 

          Mon cher frère, je suis dans les limbes de toute façon, car mes yeux ne voient plus, et je ne sais rien de ce qui se passe. Mais je vois, à vue de pays, la paix renaître dans l’intérieur du royaume, l’argent circuler, l’Opéra-Comique triompher, Grandval revenir (1) grasseyer à l’hôtel des comédiens ordinaires du roi, et l’Opéra attirer la foule dans la belle salle du Louvre ; mais, si j’étais à Paris, j’aimerais bien mieux souper avec vous et avec Platon que de voir toutes ces belles choses.

 

          Laissons toujours dormir la Tolérance. Le bon prêtre qui est l’auteur de cet ouvrage me mande qu’il serait au désespoir de scandaliser les faibles. Mais si vous pouviez en prendre pour vous une douzaine d’exemplaires, et les faire circuler, avec votre prudence ordinaire, entre des mains sûres et fidèles, vous rendriez par là un grand service aux honnête gens, sans alarmer la délicatesse de ceux qui craignent que cet ouvrage ne soit trop répandu.

 

          De tous les contes j’ai choisi le plus court et le plus philosophique, pour l’envoyer à mon cher frère. Les dames n’y entendront rien, mais les philosophes devineront plus qu’on ne leur en dit.

 

          Au reste, Thélème (2) ne doit trouver place que dans un petit recueil que les gens de bien feront un jour. L’ouvrage est trop petit et trop sage pour être imprimé séparément.

 

          Je suppose à présent tout tranquille, ce qui est bien triste pour des Français. Il ne s’agit plus que des plaisirs qu’ils peuvent goûter à la Comédie-Italienne. Qu’est-ce que c’est que cet Idoménée ? l’a-t-on joué ? cela vaut-il mieux que celui de Crébillon ?

 

          Je n’entends point parler du terrible ouvrage du lourd Crevier contre Montesquieu, ni du livre intitulé Fonctions du Parlement. Si frère Thieriot veut bien m’envoyer ces livres, il me fera plaisir.

 

          Je prie mon frère de vouloir bien faire parvenir l’incluse à frère du Molard, au Gros-caillou. Frère du Molard est un bon cacouac,

 

Et sait du grec, madame, autant qu’homme de France.

 

Fem. sav., act. III, sc. V.

 

          Le petit livret attribué à Saint-Evremond fait-il un peu de fortune ? L’âge, la maladie, les fluxions sur les yeux, n’attiédissent point mon saint zèle.

 

          Vivez heureux, et écr. l’inf…

 

 

1 – Grandval, retiré en 1762, venait de rentrer. (G.A.)

2 – Thélème et Macare. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le duc de La Vallière.

 

6 Février 1764.

 

 

          Je crois Macare à Montrouge ; M. le duc est encore plus fait pour Macare (1) que pour des faucons (2). S’il était un de ces ducs et pairs qui ne savent pas le grec, on lui dirait que Macare signifie bonheur, et Thélème, volonté ; mais on ne lui fera pas cette injure.

 

 

1 – C’est-à-dire pour le bonheur. (G.A.)

2 – La Vallière était grand-fauconnier de France. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

7 Février 1764 (1).

 

 

          Voici deux Olympies rentrayées, je les mets sous les ailes de mes anges ; l’une sera pour mademoiselle Clairon, l’autre pour Lekain. Les changements ne regardent qu’eux, et il n’y a qu’un vers de changé pour le grand-prêtre. J’ai cherché principalement à rendre le dialogue plus animé et plus intéressant. C’est cela seul qui fait le succès des pièces tragiques. Quand on intéresse, on a toujours raison.

 

          Je joins à ce paquet un petit résumé que je fis, il y a quelque temps, de tous les motifs qui m’ont déterminé à ne point faire mourir Statira au cinquième acte. J’ai ce changement en horreur ; et on ne fait que des sottises, quand on travaille en contredisant son goût : l’éloquence n’appartient qu’aux persuadés.

 

          Mais encore une fois, pourquoi avoir abandonné la conspiration ? Vous étiez de si braves conjurés ! Vous avez molli. Je vois bien que M. le duc de Praslin ni vous n’avez l’âme assez noire.

 

          Je ne savais pas qu’il y eût un Créqui qui fût philosophe et si plaisant. Il n’y a rien de comparable à son exploit ; j’en enverrai un tout pareil à mon curé, pourvu qu’il ne me vole pas mes dîmes.

 

          Cette lettre fut commencée il y a environ quinze jours ; on s’est tué, depuis ce temps-là, à chercher des moyens d’accommoder l’affaire d’Olympie. On s’est aperçu que plus on y travaillait, plus on gâtait l’ouvrage. On a reconnu l’inutilité de ces efforts, et on envoie humblement ce qu’on peut. On y joint un petit mémoire de justification qui, s’il ne prouve pas qu’on a raison, prouvera du moins qu’on est stérile.

 

          J’apprends que la Gazette littéraire a gagné son procès. J’ignore toujours ce qu’est devenu un paquet adressé pour moi à M. le duc de Praslin, par M. de Guerchi, ou par M. d’Eon, dans le temps que j’avais encore des yeux, et que je pouvais servir.

 

          Je crois que c’est aujourd’hui que M. le duc de Praslin a daigné rapporter notre cause contre le concile de Latran.

 

          Je me mets toujours à l’ombre de ses ailes et de celles de mes anges.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

8 Février 1764.

 

 

          Bon ! tant mieux ! ils sont piqués : c’est ce que nous voulions. Quand les mulets de ce pays-là ruent, c’est une preuve qu’ils ont senti les coups de fouet.

 

          Mon cher frère doit avoir reçu Thélème, et je suis bien sûr que Macare est chez lui. J’ai été bien content des deux tomes de figures que j’ai reçus de Briasson ; je vois que l’Encyclopédie sera un des plus beaux monuments de la nation française, malgré certains petits polissons qui y ont mis la main, et d’infâmes polissons qui ont voulu nous priver d’un ouvrage si utile.

 

          Mon cher frère, j’ai des nouvelles assez satisfaisantes sur la Tolérance. On souhaite d’abord que vous en donniez quelques exemplaires à des personnes qui les trompetteront dans le monde comme un ouvrage honnête, religieux, humain, utile, capable de faire du bien, et qui ne peut faire de mal, etc. Alors il aura son passeport, et marchera la tête levée. Rendez donc, mon cher frère, ce service aux honnêtes gens. Que frère Thieriot, dont on n’a jamais de nouvelles, en fasse passer quelques-uns à M. de Crosne, à M. de Montigny-Trudaine, à M. le marquis de Ximenès. C’est une œuvre charitable que je recommande à votre piété.

 

          Songez toujours que vous m’aviez promis les sottises de Crevier sur Montesquieu. Je le paierai, sans faute, de toutes ses peines, dès que j’aurai son mémoire final.

 

          On doit vous avoir envoyé une Seconde Lettre du Quaker (1), qui est un sermon très orthodoxe et très charitable. Ces petits ouvrages font beaucoup de bien aux bonnes âmes, et nourrissent la dévotion.

 

          Je ne sais rien de nouveau de votre pays, et dans le nôtre il n’y a que de la pluie. Ma santé est toujours bien mauvaise ; les fenêtres de la maison tombent : les Fréron seront bien aises :

 

Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor !

 

Æneid., lib. IV.

 

          Il y a des gens qui font du bien dans les provinces ; faites-en à Paris, mon cher frère. Ecr. l’inf…

 

 

 

1 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 11 Février 1764.

 

 

Et, pour vous souhaiter tous les bonheurs ensemble,

Ayez un petit-fils, seigneur, qui vous ressemble.

 

Rodog., act. V, sc. IV.

 

          Cela est d’autant plus nécessaire que, selon ce que j’entends dire, il n’y a personne qui vous ressemble aujourd’hui. Où est l’éclat, la gaieté, le brillant, qui vous accompagnaient de mon temps ? Votre nom allait noblement et gaiement d’un bout de l’Europe à l’autre. Bien peu de gens soutiennent comme vous l’honneur de la nation, et mon héros laissera peu d’imitateurs.

 

          Monseigneur le maréchal m’a bien fait l’honneur de me mander qu’il mariait M. le duc de Fronsac, mais le nom de la future (1) est resté au bout de la plume ; ainsi je ne lui fais qu’un demi-compliment : mais puisse votre maison s’éterniser comme vous avez immortalisé votre nom : Je commence à espérer que je ne perdrai pas les yeux, quoiqu’ils soient dans un très piteux état ; et si jamais vous retournez à Bagnères, je me ferai donner un ordre, signé Tronchin, pour vous y aller faire ma cour.

 

          Je ne sais pas si vos noces sont déjà faites, mais je suis bien sûr que vous êtes le plus agréable et le plus gai de toute la compagnie. Jouissez longtemps de toutes les belles grâces que la nature vous a faites. Je ne dois pas vous importuner en vous félicitant ; et les occupations de la noce, des présentations, des visites, m’avertissent de vous renouveler mon tendre et profond respect sans bavarderie.

 

 

1 – Adélaïde-Gabrielle de Hautefort de Juillet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de Sade.

 

Ferney, 12 Février 1764.

 

 

          Vous remplissez, monsieur, le devoir d’un bon parent de Laure, et je vous crois allié de Pétrarque, non seulement par le goût et par les grâces, mais parce que je ne crois point du tout que Pétrarque ait été assez sot pour aimer vingt ans une ingrate. Je suis sûr que vos Mémoires vaudront beaucoup mieux que les raisons que vous donnez de m’avoir abandonné si longtemps ; vous n’en avez d’autres que votre paresse.

 

          Je suis enchanté que vous ayez pris le parti de la retraite ; vous me justifiez par là, et vous m’encouragez. Si je n’étais pas vieux et presque aveugle, Paul irait voir Antoine, et je dirais avec Pétrarque :

 

Movesi ‘l vecchierel canuto e bianco

Dal dolce lovo ov’ età fornita,

E dalla famigliuola sbigottita,

Che vede ‘l caro padre venir manco.

 

PART. I : Son. XIV.

 

          J’irai vous voir assurément à la fontaine de Vaucluse. Ce n’est pas que mes vallées ne soient plus vastes et plus belles que celles où a vécu Pétrarque ; mais je soupçonne que vos bords du Rhône sont moins exposés que les miens aux cruels vents du nord. Le pays de Gex, où j’habite, est un vaste jardin entre des montagnes ; mais la grêle et la neige viennent trop souvent fondre sur mon jardin. J’ai fait bâtir un château très petit, mais très commode, où je me suis précautionné contre ces ennemis de la nature : j’y vis avec une nièce que j’aime. Nous y avons marié mademoiselle Corneille à un gentilhomme du voisinage qui demeure avec nous ; je me suis donné une nombreuse famille que la nature m’avait refusée, et je jouis enfin d’un bonheur que je n’ai jamais goûté que dans la retraite. Je ne puis laisser la famiglia sbigottita ; vous feriez donc bien, vous monsieur, qui avez de la santé, et qui n’êtes point dans la vieillesse, de faire un pèlerinage vers notre climat hérétique. Vous ne craindrez pas le souffle empesté de Genève ; M. le légat vous chargera d’agnus et de reliques ; vous en trouverez d’ailleurs chez moi ; et je vous avertis d’avance que le pape m’a envoyé par M. le duc de Choiseul un petit morceau de l’habit de saint François, mon patron. Ainsi vous voyez que vous ne risquez rien à faire le voyage : d’ailleurs la ville de Calvin est remplie de philosophes, et je ne crois pas qu’on en puisse dire autant de la ville de la reine Jeanne.

 

          Il y a longtemps que je n’ai été à ma petite campagne des Délices ; je donne la préférence au petit château que j’ai bâti, et je l’aimerai bien davantage, si jamais vous daignez prendre une cellule dans ce couvent : vous m’y verrez cultiver les lettres et les arbres, rimer et planter. J’oubliais de vous dire que nous avons chez nous un jésuite (1) qui nous dit la messe ; c’est une espèce d’Hébreu que j’ai recueilli dans la transmigration de Babylone : il n’est point du tout gênant,

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .   Non tanta supervia victis ;

 

VIRG., Æn., lib. I.

 

il joue très bien aux échecs, dit la messe fort proprement ; enfin c’est un jésuite dont un philosophe s’accommoderait. Pourquoi faut-il que nous soyons si loin l’un de l’autre, en demeurant sur le même fleuve !

 

          Je suis bien aise que messieurs d’Avignon sachent que c’est moi qui leur envoie le Rhône ; il sort du lac de Genève, sous mes fenêtres, aux Délices. Il ne tient qu’à vous de venir voir sa source, vous combleriez de plaisir votre vieux serviteur, qui ne peut vous écrire de sa main, mais qui vous sera toujours tendrement attaché.

 

 

1 – Le P. Adam. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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