CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 5

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 29 Janvier 1764.

 

 

          Mes anges trouveront ici un mémoire (1) qu’ils sont suppliés de vouloir bien donner à M. le duc de Praslin. On dit qu’ils sont extrêmement contents du nouveau mémoire de Mariette en faveur des Calas. Je crois que leur affaire sera finie avant celle des dîmes de Ferney. Melpomène, Clio, et Thalie, c’est-à-dire les tragédies, l’histoire, et les contes, n’empêchent pas qu’on ne songe à ses dîmes, attendu qu’un homme de lettres ne doit pas être un sot qui abandonne ses affaires pour barbouiller des choses inutiles.

 

          Je sais la substance du mandement de votre archevêque ; mais je vous avoue que je voudrais bien en avoir le texte sacré. On dit que l’exécuteur des hautes-œuvres de messieurs a brûlé la pastorale de monseigneur. Si M. l’exécuteur a lu autant de livres qu’il en a brûlé, il doit être un des plus savants hommes du royaume.

 

          Monsieur du Puy en Velay n’a pas les mêmes honneurs : il voudrait bien être lu, dût-il être brûlé. L’historiographe des singes aura beau jeu quand il écrira l’histoire du temps.

 

          Je suppose que mes anges ont reçu mes deux derniers mémoires envoyés à M. de Courteilles. Je cours toujours après mon cinquième acte et après mon conte, et je vois que les enfers ne rendent rien.

 

          J’ai reçu une lettre de M. de Thibouville. Lekain m’a écrit aussi, et je suis fâché qu’il soit dans le secret de la conspiration.

 

          Je ne réponds à personne, je n’envoie rien ; mes raisons sont qu’on joue Castor et Pollux (2), qu’on va jouer Idoménée (3), qu’on est fou de l’Opéra-Comique, qu’il faut du temps pour tout, et que j’attends les ordres de mes anges, me prosternant sous leurs ailes.

 

 

1 – On n’a pas ce mémoire. (G.A.)

2 – Opéra de Bernard. (G.A.)

3 – Tragédie de Lemierre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Valbelle.

 

Ferney, 30 Janvier 1764.

 

 

          Je prie celui qui éternise les traits de mademoiselle Clairon sur le bronze (1), comme ses talents le sont dans les cœurs, de vouloir bien agréer mes très humbles remerciements. J’espère que mes yeux me permettront bientôt de reconnaître des traits qui sont si chers au public. Je me consolerai, en voyant la figure de Melpomène, du malheur de ne la pas entendre, et je respecterai toujours les monuments de l’amitié.

 

 

1 – Valbelle, amant de mademoiselle Clairon, avait fait frapper la médaille de sa maîtresse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

30 Janvier 1764.

 

 

          Je demeure toujours persuadé avec vous, mon cher frère que ce temps-ci n’est pas propre à faire paraître le Traité sur la Tolérance. Je n’en suis point l’auteur, comme vous savez, et je ne m’intéressais à cet ouvrage uniquement que par principe d’humanité. Ce même principe me fait désirer que l’ouvrage ne paraisse point. C’est un mets qu’il ne faut présenter que quand on aura faim. Les Français ont actuellement l’estomac surchargé de mandements, de remontrances, d’opéras-comiques, etc. Il faut laisser passer leur indigestion.

 

          Est-il vrai, mon cher frère, qu’on a mis en lumière, au bas de l’escalier du Mai, la pastorale de monseigneur ? L’auteur sera assurément inséré dans le Martyrologe romain. Tout ceci ne fait pas de bien à l’inf… Nos plus grands ennemis combattent pour la bonne cause, sans le savoir. Tout ce que je crains, c’est qu’un esprit de presbytérianisme ne s’empare de la tête des Français, et alors la nation est perdue. Douze parlements jansénistes sont capables de faire des Français un peuple d’atrabilaires. Il n’y a plus de gaieté qu’à l’Opéra-Comique. Tous les livres écrits depuis quelque temps respirent je ne sais quoi de sombre et de pédantesque, à commencer par l’Ami des Hommes, et à finir par les Richesses de l’Etat. Je ne vois que des fous qui calculent mal.

 

          Vous m’aviez promis le livre du lourd Crevier. Je vous demande en grâce de le joindre aux Fonctions du Parlement (1). Je souhaite que le livre attribué à Saint-Evremond, dont vous m’avez régalé, puisse être sur toutes les cheminées de Paris. Il a beau être farci de fautes d’impression, il fera toujours beaucoup de bien. Ecr. l’inf…, écr. l’inf…

 

 

1 – Lettres historiques sur les fonctions essentielles du parlement, par Lepaige, 1753. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chamfort.

 

Janvier 1764.

 

 

          Je saisis, monsieur, avec vous et avec M. de La Harpe, un moment où le triste état de mes yeux me laisse la liberté d’écrire. Vous parlez si bien de votre art, que si même je n’avais pas vu tant de vers charmants dans la Jeune Indienne (1), je serais en droit de dire : Voilà un jeune homme qui écrira comme on faisait il y a cent ans. La nation n’est sortie de la barbarie que parce qu’il s’est trouvé trois ou quatre personnes à qui la nature avait donné du génie et du goût, qu’elle refusait à tout le reste. Corneille par deux cents vers admirables répandus dans ses ouvrages, Racine par tous les siens, Boileau par l’art, inconnu avant lui, de mettre la raison en vers, un Pascal, un Bossuet, changèrent les Welches en Français ; mais vous paraissez convaincu que les Crébillon et tous ceux qui ont fait des tragédies aussi mal conduites que les siennes, et des vers aussi durs et aussi chargés de solécismes, ont changé les Français en Welches. Notre nation n’a de goût que par accident ; il faut s’attendre qu’un peuple qui ne connut pas d’abord le mérite du Misanthrope et d’Athalie, et qui applaudit à tant de monstrueuses farces, sera toujours un peuple ignorant et faible, qui a besoin d’être conduit par le petit nombre des hommes éclairés. Un polisson comme Fréron ne laisse pas de contribuer à ramener la barbarie ; il égare le goût des jeunes gens, qui aiment mieux lire pour deux sous ses impertinences que d’acheter chèrement de bons livres, et qui même ne sont pas souvent en état de se former une bibliothèque. Les feuilles volantes sont la peste de la littérature.

 

          J’attends avec impatience votre Jeune Indienne ; le sujet est très attendrissant. Vous savez faire des vers touchants ; le succès est sûr ; personne ne s’y intéressera plus que votre très humble et obéissant serviteur.

 

 

1 – Comédie encore manuscrite. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

1erFévrier 1764.

 

 

          Le mot episcopos, évêque, ne renferme pas le mot hébreu, prêcheur, apôtre, envoyé à Jérusalem. Ce ne fut qu’à la fin du premier siècle et au commencement du second qu’on distingua les episcopois, les presbytériens, les pistois, les diacres, les catéchumènes et énergumènes. Il n’est fait aucune mention, dans les Actes des Apôtres, du voyage de Simon Barjone à Rome. Justin est le premier qui ait imaginé la fable de Simon Barjone et de Simon le magicien à Rome. Nulle primauté ne peut être dans Barjone, puisque Paul s’éleva contre lui sans en être repris par personne.

 

          Il est clair, depuis les premiers siècles jusqu’aujourd’hui, que l’Eglise grecque, beaucoup plus étendue que la nôtre, n’a jamais reconnu la primatie de Rome, ne les appelle jamais que frères et compagnons.

 

          Quant au Pentateuque, ces mots : Au-delà du Jourdain ; Le Cananéen était alors en ce pays-là ; Le lit de fer d’Og, roi de Bazan, est le même qui se trouve aujourd’hui en Rabbath ; il appela tout ce pays Bazan, et le village de Jaïr jusqu’aujourd’hui ; Abraham poursuivi ses ennemis jusqu’à Dan ; Avant qu’aucun roi ait régné sur Israël ; tous ces passages et beaucoup d’autres prouvent que Moïse n’est point l’auteur de ces livres, puisque Moïse n’avait pas passé le Jourdain, puisque le Cananéen était de son temps dans le pays, etc. Le grand Newton et le savant Le Clerc ont démontré la vérité de ce sentiment.

 

          Cette fausse citation, Et il sera appelé Nazaréen, n’est pas la seule, et, pendant deux siècles entiers, tout est plein de citations fausses et de livres apocryphes. On poussa l’impudence jusqu’à supposer ces vers acrostiches de la sibylle Erythrée :

 

Avec cinq pains et trois poissons

Il nourrira cinq mille hommes au désert ;

Et, en ramassant les morceaux qui resteront,

Il remplira douze paniers.

 

          Voilà une petite partie de ce qu’on peut répondre aux questions dont M. l’abbé veut bien honorer son serviteur et son ami. M. l’abbé ne peut rendre un plus grand service aux hommes qu’en favorisant la nouvelle édition du curé de But et d’Etrepigny en Champagne.

 

          M. l’abbé devrait avoir reçu un sermon qui lui avait été adressé en droiture ; mais il y a trop de curieux dans le monde : il faudra, quand il voudra écrire à son serviteur, qu’il fasse passer ses lettres par la couturière à laquelle on adresse celle-ci.

 

          On fait mille tendres compliments à M. l’abbé.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

1er Février 1764.

 

 

          Mon cher frère, je n’ai point été trompé dans mes espérances Le réquisitoire de maître Omer (1) est un des plus plats ouvrages que j’aie jamais lus. Il n’y a pas quatre lignes qui soient écrites en français, et son style pédantesque est digne de lui. Je suppose, par les citations, que le mandement de maître Beaumont est aussi ennuyeux que le discours de maître Omer.

 

          De tout ce que j’ai vu depuis dix ans sur toutes ces pauvretés qui ont agité tant d’énergumènes, je ne connais de raisonnable que la déclaration qui impose silence à tous les partis. Le roi me paraît très sage, mais il me paraît le roi des Petites-Maisons. Qu’on se donne un peu la peine de se retracer dans l’esprit un tableau fidèle de tout ce qui s’est fait de plus fou en France depuis les billets de confession jusqu’à l’arrêt du parlement de Toulouse, qui défend qu’on reconnaisse le commandant du roi pour commandant, qu’on aille ensuite chez le directeur des Petites-Maisons prendre un relevé de tout ce qui s’y est fait et dit depuis dix ans, et ce n’est pas pour les Petites-Maisons que je parierai.

 

          Heureux, encore une fois, ceux qui cultivent en paix et en liberté les belles-lettres loin de tant de fous, et qui préfèrent Cicéron et Démosthène à Beaumont et Omer !

 

          J’ai bonne opinion du contrôleur-général, parce qu’on n’entend point parler de lui. Le plus sage ministre est toujours celui qui donne le moins d’édits. Je n’aimerais pas un médecin qui voudrait guérir tout d’un coup une maladie invétérée.

 

          Je crois, mon cher frère, que M. le duc de Praslin rapportera bientôt au conseil mon affaire des dîmes. J’espère que je me moquerai alors du concile de Latran, qui excommunie les particuliers possesseurs de dîmes inféodées. J’ai plusieurs causes assez agréables de damnation par devers moi. Il est vrai que j’ai un peu les yeux d’un excommunié, et je ne peux ni lire ni écrire ; mais on dit que je serai guéri avant le mois de juin. En attendant, je vous demande toujours votre protection pour avoir les livres que j’ai demandés.

 

          Ce n’est pas encore, je crois, le temps des contes ; mais on enverra, le plus tôt qu’on pourra, à mon cher frère, quelque bagatelle sur laquelle on lui demandera son avis.

 

          J’ai peur que l’exploit signifié par M. de Créqui (2) à son curé ne soit une plaisanterie. Les Français ne sont pas encore dignes que la chose soit vraie.

 

          Nous avons un bien mauvais temps ; ma santé est encore plus mauvaise. Je reprocherai bien à la nature de me faire mourir sans avoir vu mon cher frère. Recommandez-moi aux prières des fidèles. Orate, fratres. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Contre l’Instruction pastorale de Chr. De Beaumont. (G.A.)

2 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article PRIÈRES. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

1er Février 1764.

 

 

          L’aveugle des Alpes a lu comme il a pu, et avec plus de plaisir que de facilité, la consolante lettre du 25 du mois de janvier, dont ses anges gardiens l’ont régalé. Le grand docteur Tronchin lui couvre les yeux d’une pommade adoucissante, où il entre du sublimé corrosif. Jésus-Christ ne se servait que de boue et de crachat, en criant ephpheta ; mais les arts se perfectionnent.

 

          Mes anges avaient donc reçu le cinquième acte de la conjuration un peu radoubé ; ils en sont donc contents, on pourrait donc se donner le petit plaisir de se moquer du public, de faire jouer la pièce de l’ex-jésuite, en disant toujours qu’on va jouer Olympie. Ce serait un chef-d’œuvre de politique comique, qui me paraît si plaisant, que je ne conçois pas comment mes conjurés ne se donnent pas cette satisfaction.

 

          Cependant j’en reviens toujours à mon grand principe, que la volonté de mes anges soit faite au tripot comme au ciel !

 

          Je remercie tendrement mes anges de toutes leurs bontés ; c’est à eux que je dois celles de M. le duc de Praslin, qui me conservera mes dîmes en dépit du concile de Latran, et qui fera voir que les traités des rois valent mieux que des conciles. Figurez-vous quel plaisir ce sera pour un aveugle d’avoir entre les Alpes et le mont Jura une terre grande comme la main, très joliment bâtie de ma façon, ne payant rien au roi ni à l’Eglise, et ayant d’ailleurs le droit de mainmorte sur plusieurs petites possessions.

 

          Je devrai tout cela à mes anges et à M. le duc de Praslin. Il n’y a que le succès de la conspiration (1) qui puisse me faire un aussi grand plaisir.

 

          Je les félicite du gain du procès de la Gazette littéraire, qui fera braire l’âne littéraire (2). On m’avait envoyé d’Angleterre un gros paquet adressé, il y a un mois, à M. le duc de Praslin, pour travailler à sa gazette, dans le temps que j’avais encore un œil ; mais il faut que le diable, comme vous dites, soit déchaîné contre tous mes paquets.

 

          Il paraît (et je suis très bien informé) qu’on a de grandes alarmes à Versailles sur la Tolérance, quoique tous ceux qui ont lu l’ouvrage en aient été contents. On peut bien croire que ces alarmes m’en donnent. Je m’intéresse vivement à l’auteur, qui est un bon théologien et un digne prêtre ; je ne m’intéresse pas moins à l’objet de son livre, qui est la cause de l’humanité. Il n’y a certainement d’autre chose à faire, dans de telles circonstances, qu’à prier frère Damilaville de vouloir bien employer son crédit et ses connaissances dans la typographie, pour empêcher le débit de cet ouvrage diabolique, où l’on prouve que tous les hommes sont frères.

 

          Je supplie très instamment mes anges consolateurs de savoir, par le protecteur de la conspiration des roués, si l’on me sait mauvais gré à Versailles de cette Tolérance si honnête. Il peut en être aisément informé, et en dire trois mots à mes  anges, qui m’en feront entendre deux ; car, quoique je ne sois pas un moine de couvent, je ne veux pourtant pas déplaire à M. le prieur. La liberté a quelque chose de céleste, mais le repos vaut encore mieux.

 

          Ma nièce et moi, nous remercions encore une fois nos anges ; nous présentons à M. le duc de Praslin les plus sincères remerciements ; nous en disons autant à frère Cromelin, qui d’ailleurs est un des fidèles de notre petite Eglise. J’ai lu, à propos d’Eglise, le réquisitoire de maître Omer contre maître de Beaumont. Je ne sais rien de plus ennuyeux, si ce n’est peut-être le mandement de Beaumont que je n’ai point encore vu. Je ne trouve de raisonnable, dans toutes ces fadaises importantes, que la déclaration du roi qui ordonne le silence.

 

 

1 – Pour la représentation du Triumvirat. (G.A.)

2 – Fréron. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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