CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 4

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à M. Colini.

 

A Ferney, 26 Janvier 1764.

 

 

          Les pauvres aveugles écrivent rarement, mon cher ami ; non seulement les fenêtres se bouchent, mais la maison s’écroule. J’ai travaillé pendant deux ans à l’édition de Corneille ; tous les détails de cette opération ont été très fatigants ; je n’ai pu m’absenter un moment pendant tout ce temps-là ; et à présent que je pourrais respirer en faisant ma cour à LL. AA. EE., me voilà dans mon lit ou au coin de mon feu, dans une situation assez triste. Vous connaissez ma mauvaise santé : l’âge de soixante-dix ans n’est guère propre à rétablir mes forces. Je vous prie de me mettre aux pieds de monseigneur l’électeur ; il y a longtemps qu’il n’a daigné me consoler par un mot de sa main ; je ne lui en suis pas assurément moins attaché avec le plus profond respect, et je porte toujours envie à ceux qui ont le bonheur d’être à sa cour. Je vous embrasse bien tendrement. Les lettres d’un malade ne peuvent être longues.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 27 Janvier 1764.

 

 

          Dites-moi donc, mes anges, si vous avez enfin reçu un cinquième acte et un conte. Une certaine inquisition se serait-elle étendue jusque sur ces bagatelles ? et quand le lion ne veut pas souffrir de cornes dans ses Etats, faut-il encore que les lièvres craignent pour leurs oreilles ? L’aventure de la Tolérance me fait beaucoup de peine. Je ne peux concevoir qu’un ouvrage que vous avez tant approuvé puisse être regardé comme dangereux. Je n’ai d’ailleurs et je ne veux avoir d’autre part à cet ouvrage que celle d’avoir pensé comme vous. Il y a trop de théologie, trop de sainte Ecriture, trop de citations, pour qu’on puisse raisonnablement supposer qu’un pauvre faiseur de contes y ait mis la main. Je me borne à conseiller à l’auteur de supprimer cet ouvrage en France, si la Tolérance n’est pas tolérée par ceux qui sont à la tête du gouvernement. Mais enfin, quand madame de Pompadour en est satisfaite, quand MM. les ducs de Choiseul et de Praslin témoignent leur approbation, quand M. le marquis de Chauvelin joint son enthousiasme au vôtre, qui donc peut proscrire un livre qui ne peut enseigner que la vertu ?

 

          Si le roi avait eu le temps de le lire chez madame de Pompadour, l’auteur oserait se flatter que sa majesté n’en aurait pas été mécontente, et c’est sur la bonté du cœur du roi qu’il fonde cette espérance.

 

          M. le chancelier, dans les premiers jours d’un ministère difficile, aurait-il abandonné l’examen de ce livre à quelqu’un de ces esprits épineux qui veulent trouver du mal partout où le bien se trouve avec candeur et sans politique ?

 

          Enfin, pourquoi a-t-on retenu à la poste de Paris tous les exemplaires que plusieurs particuliers de Genève et de Suisse avaient envoyés à leurs amis, sous les enveloppes qui paraissaient devoir être les plus respectées ? Cette rigueur n’a commencé qu’après que les éditeurs ont eu la circonspection dangereuse d’en envoyer eux-mêmes un exemplaire à M. le chancelier, de le soumettre à ses lumières, et de le recommander à sa protection. Il se peut que les précautions qu’on a prises pour faire agréer le livre soient précisément ce qui a causé sa disgrâce. Mes chers anges sont très à portée de s’en instruire. On peut parler ou faire parler à M. le chancelier. Je les conjure de vouloir bien s’éclaircir et m’éclairer. Tout Suisse que je suis, je voudrais bien ne pas déplaire en France. Je cherche à me rassurer en me figurant que, dans la fermentation où sont les esprits, on ne veut pas s’exposer aux plaintes de la partie du clergé qui persécute les protestants, tandis qu’on a tant de peine à calmer les parlements du royaume. Si ce qu’on propose dans la Tolérance est sage, on n’est pas dans un temps assez sage pour l’adopter. Pourvu qu’on ne sache pas mauvais gré à l’auteur, je suis très content, et j’attends ma consolation de mes anges.

 

          On me mande que plusieurs évêques font des mandements, à l’exemple de M. de Beaumont, et qu’ils iront tenir un concile à Sept-Fonts. Je ne sais si le rappel de tous les commandants est une nouvelle vraie. Je m’en tiens aux événements, et ne j’y fais point de commentaires comme sur Corneille. Les graveurs seuls empêchent que l’édition de Corneille n’arrive.

 

          Mais, encore une fois, pourquoi abandonner votre conspiration ? est-ce le ton d’aujourd’hui de commencer une chose pour ne pas la finir ?

 

          Je vous salue de loin, mes divins anges, et je crois que ces mots de loin sont bien convenables dans le temps présent ; mais je vous salue avec la plus vive tendresse.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

27 Janvier 1764.

 

 

          Vos lettres, mon cher frère, sont une grande consolation pour le quinze-vingts des Alpes ; elles me font voir combien les philosophes sont au-dessus des autres hommes. Il me semble que vous voyez les choses comme il les faut voir.

 

          Il est certain que les inondations ont arrêté quelquefois les courriers ; mais il n’est pas moins vrai que les premières personnes de l’Etat n’ont pu recevoir de Tolérance par la poste. Vous savez qu’on me fait trop d’honneur en me soupçonnant d’être l’auteur de cet ouvrage ; il est au-dessus de mes forces. Un pauvre faiseur de contes n’en sait pas assez pour citer tant de Pères de l’Eglise avec du grec et de l’hébreu.

 

          Quel que soit l’auteur, il paraît qu’il n’a que de bonnes intentions. J’ai vu des lettres des hommes les plus considérables de l’Europe qui sont entièrement de l’avis de l’auteur depuis le commencement jusqu’à la fin ; mais il y a des temps où il ne faut pas irriter les esprits, qui ne sont que trop en fermentation. J’oserais conseiller à ceux qui s’intéressent à cet ouvrage, et qui veulent le faire débiter, d’attendre quelques semaines, et d’empêcher que la vente ne soit trop publique.

 

          Je vous remercie bien de l’exploit du marquis de Créqui (1). Voilà, de tous les exploits qu’ont fait les Français depuis vingt ans, le meilleur assurément. Cela vaut mieux que tous les mandements que vous pourriez m’envoyer. Christophe à Sept-Fonts (2) aura l’air d’un martyr, et j’en suis fâché ; mais on se souviendra que non Sept-Fonts, sed causa, facit martyrem. Les mandements  des autres évêques ne feront pas, je crois, un grand effet dans la nation ; mais le rappel des commandants, le triomphe des parlements, etc., sont une énigme dont je ne puis ou n’ose deviner le mot. C’est le combat des éléments, dont les yeux profanes ne peuvent découvrir le principe.

 

          Je me flatte qu’enfin l’épidémie des remontrances va cesser comme la mode des pantins (3). Mais celle de l’Opéra-Comique subsistera longtemps ; c’est là le vrai génie de la nation.

 

          Voici un petit billet pour frère Thieriot. Je crains bien qu’il ne tâte aussi de la banqueroute de ce notaire (4). C’était une chose inouïe autrefois qu’un notaire pû être banqueroutier ; mais depuis que Mazade, Porlier, conseillers au parlement, Bernard, maître des requêtes, ont fait de belles faillites, je ne suis plus étonné de rien. Ce maître Bernard, surintendant de la maison de la reine, beau-frère du premier président de la première classe du parlement de France, et M. son fils, l’avocat-général, ont emporté à madame Denis et à moi environ quatre-vingt mille livres ; et M. le président Molé a toujours été si occupé des remontrances sur les finances, qu’il a toujours oublié de me faire rendre justice de M. son beau-frère.

 

          Est-il vrai que M. de Laverdy a déjà fait beaucoup de retranchements dans les dépenses publiques et dans les profits de quelques particuliers ? Si cela est, il sauve quelques écus, mais il doit des millions.

 

          Je ne sais aucune nouvelle du tripot de la Comédie, ni des autres tripots qui se croient plus essentiels. Je serai affligé si la pièce de frère Saurin (5) essuie un affront, c’est un des frères les plus persuadés ; je souhaite qu’il soit un des plus zélés. Frère Helvétius est-il à Paris ? Tâchez d’avoir quelque chose d’édifiant à me dire touchant le petit troupeau. Cultivez la vigne, mon cher frère, et écr. l’inf…

 

 

1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article PRIÈRES. (G.A.)

2 – On avait exilé l’archevêque à cette abbaye. (G.A.)

3 – Ce fut longtemps la mode d’en avoir dans sa poche. (G.A.)

4 – Nommé Deshaye. (G.A.)

5 – Blanche et Guiscard. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

Aux Délices, 27 Janvier (1).

 

 

Oui, je perds les deux yeux : vous les avez perdus,

O sage du Deffand : est-ce une grande perte ?

Du moins nous ne reverrons plus

Les sots dont la terre est couverte.

Et puis tout est aveugle en cet humain séjour ;

On ne va qu’à tâtons sur la machine ronde.

On a les yeux bouchés, à la ville, à la cour ;

Plutus, la Fortune, et l’Amour,

Sont trois aveugles-nés qui gouvernent le monde.

Si d’un de nos cinq sens nous sommes dégarnis,

Nous en possédons quatre ; et c’est un avantage

Que la nature laisse à peu de ses amis,

Lorsqu’ils parviennent à notre âge.

Nous avons vu mourir les papes et les rois ;

Nous vivons, nous pensons, et notre âme nous reste.

Epicure et les siens prétendaient autrefois

Que ce sixième sens était un don céleste

Qui les valait tous à la fois.

Mais quand notre âme aurait des lumières parfaites,

Peut-être il serait encor mieux

Que nous eussions gardé nos yeux,

Dussions-nous porter des lunettes.

 

          Vous voyez, madame, que je suis un confrère assez occupé des affaires de notre petite république de quinze-vingts. Vous m’assurez que les gens ne sont plus si aimables qu’autrefois ; cependant les perdrix et les gélinottes ont tout autant de fumet aujourd’hui qu’elles en avaient dans votre jeunesse ; les fleurs ont les mêmes couleurs. Il n’en est pas ainsi des hommes ; le fond en est toujours le même, mais les talents ne sont pas de tous les temps ; et le talent d’être aimable, qui a toujours été assez rare, dégénère comme un autre. Ce n’est pas vous qui avez changé, c’est la cour et la ville, à ce que j’entends dire aux connaisseurs. Cela vient peut-être de ce qu’on ne lit pas assez les Moyens de plaire de Moncrif. On n’est occupé que des énormes sottises qu’on fait de tous côtés :

 

Le raisonner tristement s’accrédite (2).

 

          Comment voulez-vous que la société soit agréable avec tout ce fatras pédantesque ?

 

          Vraiment on vous doit l’hommage d’une Pucelle. Un de vos bons mots est cité dans les notes de cet ouvrage théologique (3). Il n’y a pas moyen de vous l’envoyer, comme vous dites, sous le couvert de la reine ; on n’aurait pas même osé l’adresser à la reine Berthe. Mais sachez que, dans le temps présent, il est impossible de faire parvenir aucun livre imprimé des pays étrangers à Paris, quand ce serait le Nouveau Testament. Le ministre même dont vous me parlez ne veut pas que j’envoie rien, ni sous son enveloppe, ni à lui-même. On est effarouché, et je ne sais pourquoi.

 

          Prenez votre parti. Si dans quinze jours je ne vous envoie pas Jeanne par quelque honnête voyageur, dites à M. le président Hénault qu’il vous en fasse trouver une par quelque colporteur. Cela doit coûter trente ou quarante sous ; il n’y a point de livre de théologie moins cher.

 

          Je suis fâché que votre ami soit si couru ; vous en jouissez moins de sa société ; et c’est une grande perte pour tous deux. J’achève doucement ma vie dans la retraite, et dans la famille que je me suis faite.

 

          Adieu, madame ; courage ! faisons de nécessité vertu. Savez-vous que c’est un proverbe tiré de Cicéron ?

 

 

1 – Cette lettre fut imprimée avec ce titre : Aux Plaisirs, 27 Janvier 1764. (G.A.)

2 – Voyez Ce qui plaît aux dames. (G.A.)

3 – Chant Ier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

28 Janvier 1764.

 

 

          Puisque les choses sont ainsi, mon cher ami, je n’ai qu’à gémir et à vous approuver. Vous rendrez du moins justice à mes intentions ; je voulais qu’aucune voix ne manquât à vos triomphes (1). Ce que vous m’apprenez me fait une vraie peine. Je me consolerai si la littérature jouit à Paris de la liberté sans laquelle elle ne peut exister, si la philosophie n’est point persécutée, si une secte affreuse de rigoristes ne succède pas aux jésuites, si le petit lumignon de raison que vous contribuez à ranimer dans la nation ne vient pas bientôt à s’éteindre. On dit qu’un pédant de l’université écrit déjà contre l’Esprit des Lois (2). Le principal mérite de ce livre est d’établir le droit qu’ont les hommes de penser par eux-mêmes. Voilà les vraies libertés de l’Eglise gallicane qu’il faut que votre aimable coadjuteur de Strasbourg (3) soutienne. Il y aura toujours en France une espèce de sorciers vêtus de noir qui s’efforceront de changer les hommes en bêtes ; mais c’est à vous et à vos amis à changer les bêtes en hommes. On dit que ce Bougainville, à qui un homme de tant de mérite a succédé, n’était en effet qu’une très méchante bête, que c’était lui qui avait accusé Boindin d’athéisme, et qui l’avait persécuté même après sa mort. Si cela est, ce malheureux, connu seulement par une plate traduction d’un plat poème, méritait quelques restrictions aux éloges que vous lui avez donnés. Il se trouve que l’auteur et le traducteur étaient persécuteurs.

 

          L’auteur de l’Anti-Lucrèce  sollicita l’exclusion de l’abbé de Saint-Pierre, et le translateur prosaïque de l’Anti-Lucrèce priva Boindin de l’éloge funèbre qu’il lui devait. Cet Anti-Lucrèce m’avait paru un chef-d’œuvre quand j’en entendis les quarante premiers vers récités par la bouche mielleuse du cardinal ; l’impression lui a fait tort. J’aime mieux un de vos Contes moraux que tout l’Anti-Lucrèce. Vous devriez bien nous faire des contes philosophiques, où vous rendriez ridicules certains sots et certaines sottises, certaines méchancetés et certains méchants ; le tout avec discrétion, en prenant bien votre temps, et en rognant les ongles de la bête quand vous la trouverez un peu endormie.

 

          Faites mes compliments à tous nos frères qui composent le pusillum gregem. Que nos frères s’unissent pour rendre les hommes le moins déraisonnables qu’ils pourront ; qu’ils tâchent d’éclairer jusqu’aux hiboux, malgré leur haine pour la lumière : vous serez bénis de Dieu et des sages.

 

          Madame Denis et moi nous vous serons toujours bien attachés.

 

 

1 – Le duc de Praslin était mécontent de l’élection de Marmontel. (G.A.)

2 – Observations sur le livre de l’Esprit des lois, par Crevier. (G.A.)

3 – Le prince Louis de Rohan. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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