CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 2
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à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 18 Janvier 1764.
J’étais mort, comme vous savez ; la lettre de mes anges, du 12 Janvier, ne m’a pas tout à fait ressuscité, mais elle m’a dégourdi. Il y a eu certainement trois paquets détenus à la poste. On ne veut absolument point de livres étrangers par les courriers ; il faut subir sa destinée ; mais avec ces livres on a retenu le conte des Trois manières, qui était adressé à M. de Courteilles ; et ce qu’il y a de plus criant, de plus contraire au droit des gens, c’est que ce conte manuscrit était tout seul de sa bande, et ne faisait pas un gros volume. Le roi ne peut pas avoir donné ordre qu’on saisît mon conte ; et s’il l’a lu, il en aura été amusé, pour peu qu’il aime les contes.
Je soupçonne donc que ce conte est actuellement entre les mains de quelque commis de la poste qui n’y entend rien. Comment fléchir M. Jane ? Est-il possible que la plus grande consolation de ma vie, celle d’envoyer des contes par la poste, soit interdite aux pauvres humains ? Cela fait saigner le cœur.
Ce qui m’émerveille encore, c’est que M. le duc de Praslin n’ait point reçu de réponse de M. le premier président de Dijon. Cette réponse serait-elle avec mon conte ? J’ai supplié M. le duc de Praslin de vouloir bien faire signifier ses volontés à mon avocat Mariette. Il fera ce qu’il jugera à propos.
Mais quoi ! la conspiration des roués s’en est donc allée en fumée ? J’ai envoyé en dernier lieu un cinquième acte des roués ; il est sans doute englouti avec mon conte. La pièce des roués me paraissait assez bien ; la conspiration allait son train. Ce cinquième acte me paraissait très fortifié ; mais s’il est entre les mains de M. Janel, que dire ? que faire ? M. le duc de Praslin ne pourrait-il pas me recommander à M. Janel comme un bon vieillard qu’il honore de sa pitié ? Je suis sûr que cela ferait un très bon effet.
Par où, comment enverrai-je une Olympie rapetassée qu’on me demande ? M. Janel me saisira tous mes vers.
M. Le Franc de Pompignan envoie par la poste autant de vers hébraïques qu’il veut, et moi je ne pourrai pas envoyer un quatrain ! et mes paquets seront traités comme des étoffes des Indes !
Vous me parlez, mes divins anges, de distribution de rôles ; mais auparavant il faut que la pièce soit en état, et j’enverrai le tout ensemble.
Mes anges peuvent être persuadés que je leur ai écrit toutes les postes depuis un mois, sans en manquer une, et toujours sous l’enveloppe de M. de Courteilles ; qu’ils jugent de ma douleur et de mon embarras !
On m’a mandé d’Angleterre qu’il m’était venu un gros paquet de livres pour la Gazette littéraire. Je n’entends plus parler de ce paquet que de mon conte ; je n’entends parler de rien, et je reste dans la banlieue de Genève, tapi comme un blaireau.
Je n’ai point du tout été la dupe de tous les bruits qui ont couru sur une représentation à Versailles (1), et j’ai jugé que cette représentation n’aurait pas beaucoup de suite.
Je me mets sous les ailes de mes anges, dans l’effusion et dans l’amertume de mon cœur.
N.B. – Remarquez bien que depuis un mois je n’ai reçu d’eux qu’une lettre.
Remarquez encore que j’approuve de tout mon cœur l’idée du père Corneille. Je vais écrire, ou plutôt faire écrire (car mes yeux refusent le service), à Gabriel Cramer, à Genève, qu’il s’arrange avec les distributeurs des exemplaires à Paris pour que le père Corneille en porte à qui il voudra. Il sera sans doute très bien accueilli du roi.
1 – La réapparition de Bernis à la cour. (G.A.)
à M. Damilaville.
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18 Janvier 1764.
Il faut se résigner, mon cher frère, si les ennemis de la tolérance l’emportent : Curavimus Babylonem, et non est sanata ; derelinquamus eam. Il n’y aura jamais qu’un petit nombre de philosophes et de justes sur la terre.
Je vous remercie de l’Anti-financier. L’ouvrage est violent, et porte à faux d’un bout à l’autre. Comment un conseiller au parlement peut-il toujours prononcer la chimère de son impôt unique, tandis qu’un autre conseiller, devenu contrôleur-général (1), est indispensablement obligé de conserver tant d’autres taxes ? De plus, on confond trop souvent dans cet ouvrage le parlement, cour supérieure à Paris, avec le parlement de la nation, qui était les états-généraux. Je vois que dans tous les livres nouveaux on parle au hasard ; Dieu veuille qu’on ne se conduise pas de même !
Je suis bien aise d’amuser les frères de quelques notes sur Corneille, en attendant qu’ils aient l’édition. Je voudrais que nos philosophes les Diderot, les d’Alembert, les Marmontel, vissent ces remarques. Je pense qu’ils seront de mon avis, et j’en appelle au sentiment de mon cher frère.
Je le remercie du Droit ecclésiastique (2) qu’il m’a fait parvenir par l’enchanteur Merlin. On dit que Lambert est en prison, et, ce qui est étrange, ce n’est pas pour avoir imprimé les malsemaines de Fréron.
On a beaucoup parlé à Paris du retour du cardinal de Bernis ; on l’a regardé comme un grand événement, et c’en est un fort petit. Mais est-il vrai que vingt-quatre jésuites du Languedoc se sont choisi un provincial ? est-il vrai que votre parlement demande au roi l’expulsion de tous les jésuites de Versailles ? est-il vrai qu’on tient au parlement l’affaire de l’archevêque sur le bureau, et qu’on s’expose à l’excommunication mineure et majeure ?
Je ne peux plus que faire des vœux pour la tolérance ; il me paraît qu’il n’y en a plus guère dans le monde. Les ennemis sont ardents, et les fidèles sont tièdes. Je recommande notre petit troupeau à vos soins paternels.
J’ai toujours oublié de demander à frère d’Alembert ce qu’était devenu le pauvre frère de Prades (3). N’en savez-vous point de nouvelles ? Prions Dieu pour lui, et écr. L’inf… Priez aussi Dieu pour moi, car je suis bien malade.
1 – Laverdy. (G.A.)
2 – Annoté par Boucher d’Argis. (G.A.)
3 – Frédéric l’avait relégué à Glogau. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis.
A Ferney, 18 Janvier 1764.
Huc quoque clara tui pervenit fama triumphi,
Languida quo fessi vix venit aura Noti.
OVID., ex Ponto. II.
Le philosophe de Vic-sur-Aisne est donc actuellement le philosophe de Paris-sur-Seine ; car il sera toujours philosophe, et il connaîtra toujours le prix des choses de ce monde.
Je fais, monseigneur, mes compliments à votre éminence, et c’est assurément de bon cœur : je vous avais parlé de contes pour vous amuser, mais il n’est plus question de contes de ma mère l’Oie. J’avais soumis à vos lumières certain drame (1) barbare que j’ai débarbarisé tant que j’ai pu, et sur lequel motus : il n’est plus question vraiment de bagatelles. Vous devez être accablé de nouveaux amis, de serviteurs zélés, qui ont tous pris la part la plus vraie, la plus tendre, qui ont eu l’attachement le plus inaltérable, qui ont été pénétrés, qui seront pénétrés, etc., etc., etc. ; et votre éminence de sourire.
Si vous n’êtes pas toujours à Versailles, n’irez-vous pas quelquefois à l’Académie ? Tant mieux : vous y serez le protecteur des Remarques impartiales sur Corneille. Vous aimez les choses sublimes ; mais vous n’aimez pas le galimatias, les pensées alambiquées et forcées, les raisonnements abstrus et faux, les solécismes, les barbarismes ; et certes vous faites bien.
Monseigneur, quelque chose qu’il arrive, aimez toujours les lettres j’ai soixante-dix ans, et j’éprouve que ce sont de bonnes amies ; elles sont comme l’argent comptant, elles ne manquent jamais au besoin. Que votre éminence agrée le tendre respect du Vieux de la montagne ; honorez-le d’un mot de souvenir, quand vous aurez expédié la foule.
P.S. – Puis-je avoir l’honneur de vous envoyer un Traité sur la Tolérance, fait à l’occasion de l’affaire des Calas, qui va se juger définitivement au mois de février ? Ce n’est pas là un conte de ma mère l’Oie, c’est un livre très sérieux ; votre approbation serait d’un grand poids. Puis-je l’adresser en droiture à votre éminence, ou voulez-vous que ce soit sous l’enveloppe de M. Janel, ou voulez-vous que je ne vous l’envoie point du tout ?
1 – Olympie. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 20 Janvier 1764.
Ce n’est pas un petit renversement du droit divin et humain que la perte d’un conte à dormir debout, et d’un cinquième acte qui pourrait faire le même effet sur le parterre, qui a le malheur d’être debout à Paris. J’ai écrit à mes anges gardiens une lettre ouverte que j’ai adressée à M. le duc de Praslin ; j’adresse aussi mes complaintes douloureuses et respectueuses à M. Janel, qui, étant homme de lettres, doit favoriser mon commerce. Je conçois après tout que, dans le temps que l’Anti-financier causait tant d’alarmes, on ait eu aussi quelques inquiétudes sur l’Anti-intolérant (1) ; ce dernier ouvrage est pourtant bien honnête, vous l’avez approuvé. MM. les ducs de Praslin et de Choiseul lui donnaient leur suffrage ; madame de Pompadour en était satisfaite. Il n’y a donc que le sieur évêque du Puy et ses consorts qui puissent crier. Cependant, si les clameurs du fanatisme l’emportent sur la voix de la raison, il n’y a qu’à suspendre pour quelque temps le débit de ce livre, qui aurait le crime d’être utile ; et, en ce cas, je supplierais mes anges d’engager frère Damilaville à supprimer l’ouvrage pour quelque mois, et à ne le faire débiter qu’avec la plus grande discrétion. Ah ! si mes anges pouvaient m’envoyer la petite drôlerie de l’hiérophante de Paris, qu’ils me feraient plaisir ! car je suis fou des mandements depuis celui de Jean-George. Mes anges me répondront peut-être qu’ils ne se soucient point de ces bagatelles épiscopales, qu’ils veulent qu’Olympie meure au cinquième acte, que c’est là l’essentiel : je leur enverrai incessamment des idées et des vers. Mais pourquoi avoir abandonné la conspiration ? pourquoi s’en être fait un plaisir si longtemps pour y renoncer ? Si vous trouver les roués passables, que ne leur donnez-vous la préférence que vous leur aviez destinée ? Si vous trouvez les roués insipides, il ne faut jamais les donner. Répondez à ce dilemme : je vous en défie ; au reste, votre volonté soit faite en la terre comme au ciel ! Je me prosterne au bout de vos ailes.
N.B. – J’ai écrit une lettre fort bien raisonnée à M. le duc de Praslin sur les dîmes.
Respect et tendresse.
1 – Le Traité sur la Tolérance. (G.A.)
à M. Turgot.
Au château de Ferney, 24 Janvier (1).
J’ai longtemps envié, monsieur, le bonheur des parents de M. de Pourceaugnac qui ont l’agrément d’être sous vos lois (2). Je pourrais encore porter envie à ceux qui s’en vont à la Guyane, dans le pays d’Eldorado, sous M. le chevalier Turgot (3). Je sais la manière charitable et empressée dont les évêques et les abbés réguliers de France ont reçu cette colonie.
Je vous ai d’ailleurs envoyé un petit livre (4) pour vous amuser, et je souhaite que les gens qui aiment la lecture aient permis que ce petit livre parvînt jusqu’à vous.
Si vous vous ressouvenez, monsieur, du plaisir infini que vous m’avez fait quand vous avez bien voulu être ermite aux Délices (5), je vous demande aujourd’hui une autre grâce, qui s’accorde à merveille avec votre cœur.
Un sieur de Ladoule, négociant de vos cantons, à peu près ruiné par l’incendie de sa maison à Bordeaux, a pour rafraîchissement un procès énorme à Limoges, et pour comble de bonheur, tous ses documents sont brûlés. Il demande qu’on n’achève pas en frais et en procédures de perfectionner sa situation. Il voudrait que ses créanciers et ses débiteurs produisissent leurs livres devant des arbitres, et qu’on traitât les choses humainement, terme que ne connaît guère la justice. Quel autre arbitre, quel autre juge humain pourrait-il avoir que vous ?
J’ose vous demander en grâce, monsieur, d’engager les Limousins à vous laisser le maître de cette affaire ; ayez cette pitié pour un pauvre diable d’incendié. Je ne connais point de meilleur onguent pour la brûlure que d’être entre vos mains.
J’imagine que vous n’avez guère d’autres plaisir à Limoges que celui d’y faire du bien. Mais pourquoi avez-vous eu la cruauté de n’être pas intendant de Bourgogne (6) ? Quand vous serez à Paris, j’emploierai votre protection pour obtenir une place de quinze-vingts ; car je perds les deux yeux, comme le vieux Tobie, et le fiel des poissons du lac de Genève ne me rendra pas la vue. C’est pourquoi je vous certifie d’une autre main que de la mienne les tendres et respectueux sentiments que j’aurai pour vous, jusqu’à ce que mon curé, avec lequel je suis en procès, ait le plaisir de m’enterrer.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Turgot était alors intendant à Limoges. (G.A.)
3 – Ce frère de Turgot avait été nommé gouverneur général de Cayenne. (G.A.)
4 – Toujours le Traité sur la Tolérance. (G.A.)
5 – En novembre 1760. (G.A.)
6 – Ferney dépendait de la généralité de Dijon. (A. François.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 24 Janvier 1764.
J’ai des remerciements à faire à monseigneur mon héros de la pitié qu’il a eue du sieur Ladoule (1), incendié à Bordeaux, et, si j’osais, je prendrais encore la liberté de lui recommander ce pauvre Ladoule ; mais mon héros n’a besoin des importunités de personne quand il s’agit de faire du bien.
On a ri, de Grenoble à Gex, d’une lettre de M. le gouverneur de Guyenne (2) à M. le commandant de Dauphiné, dans laquelle il demande quelle est l’étiquette quand on pend les gouverneurs de province. J’espère qu’en effet on finira par rire de tout ceci, selon la louable coutume de la nation. Je ris aussi, quoique un pauvre diable de quinze-vingts ne soit pas trop en joie.
On n’a pu envoyer à monseigneur le maréchal les exemplaires cornéliens, attendu qu’on n’a pas encore les estampes, que la liste des souscripteurs n’est pas encore imprimée, et qu’il y a toujours des retardements dans toutes les affaires de ce monde.
Je crois que M. le cardinal de Bernis finira par être archevêque (3) ; mais d’Alembert doute qu’ayant fait les Quatre Saisons, il fasse encore la pluie et le beau temps.
On prétend que l’électeur palatin se met sur les rangs pour être roi de Pologne. Je le trouve bien bon ; et je suis fort fâché, pour ma part, qu’il veuille se ruiner pour une couronne qui ne rapporte que des dégoûts.
Je me mets aveuglément aux pieds de mon héros.
1 – On lit dans les autres éditions « Ladouz. » (G.A.)
2 – Richelieu lui-même. (G.A.)
3 – A la fin de mai, Bernis fut nommé archevêque d’Albi. (G.A.)