CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 18

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 18

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à Madame la marquise du Deffand.

 

24 Mai 1764.

 

 

          Vous me faites une peine extrême, madame ; car vos tristes idées ne sont pas seulement du raisonner, c’est de la sensation. Je conviens avec vous que le néant est, généralement parlant, préférable à la vie. Le néant a du bon ; consolons-nous, d’habiles gens prétendent que nous en tâterons. Il est bien clair, disent-ils d’après Sénèque et Lucrèce, que nous serons, après notre mort, ce que nous étions avant de naître ; mais, pour les deux ou trois minutes de notre existence, qu’en ferons-nous ? Nous sommes, à ce qu’on prétend, de petites roues de la grande machine, de petits animaux à deux pieds et à deux mains comme les singes, moins agiles qu’eux, aussi comiques, et ayant une mesure d’idées plus grande. Nous sommes emportés dans le mouvement général imprimé par le Maître de la nature. Nous ne donnons rien, nous recevons tout ; nous ne sommes pas plus les maîtres de nos idées que de la circulation du sang dans nos veines. Chaque être, chaque manière d’être tient nécessairement à la loi universelle. Il est ridicule, dit-on, et impossible que l’homme se puisse donner quelque chose, quand la foule des astres ne se donne rien. C’est bien à nous d’être maîtres absolus de nos actions et de nos volontés quand l’univers est esclave !

 

          Voilà une bonne chienne de condition, direz-vous. Je souffre, je me débats contre mon existence que je maudis et que j’aime ; je hais la vie et la mort. Qui me consolera, qui me soutiendra ?  La nature entière est impuissante à me soulager.

 

          Voici peut-être, madame, ce que j’imaginerais pour remède. Il n’a dépendu ni de vous ni de moi de perdre les yeux, d’être privés de nos amis, d’être dans la situation où nous sommes. Toutes vos privations, tous vos sentiments, toutes vos idées sont des choses absolument nécessaires. Vous ne pouviez vous empêcher de m’écrire la très philosophique et très triste lettre que j’ai reçue de vous ; et moi je vous écris nécessairement que le courage, la résignation aux lois de la nature, le profond mépris pour toutes les superstitions, le plaisir noble de se sentir d’une autre nature que les sots, l’exercice de la faculté de penser, sont des consolations véritables. Cette idée, que j’étais destiné à vous représenter, rappelle nécessairement dans vous votre philosophie. Je deviens un instrument qui en affermit un autre, par lequel je serai affermi à mon tour. Heureuses les machines qui peuvent s’aider mutuellement !

 

          Votre machine est une des meilleures de ce monde. N’est-il pas vrai que, s’il vous fallait choisir entre la lumière et la pensée, vous ne balanceriez pas, et que vous préféreriez les yeux de l’âme à ceux du corps ? J’ai toujours désiré que vous dictassiez la manière dont vous voyez les choses, et que vous m’en fissiez part ; car vous voyez très bien et vous peignez de même.

 

          J’écris rarement, parce que je suis agriculteur. Vous ne vous doutez pas de ce métier-là, c’est pourtant celui de nos premiers pères. J’ai toujours été accablé d’occupations assez frivoles qui engloutissaient tous mes moments ; mais les plus agréables sont ceux où je reçois de vos nouvelles, et où je peux vous dire combien votre âme plaît à la mienne et à quel point je vous regrette. Ma santé devient tous les jours plus mauvaise. Tout le monde n’est pas comme Fontenelle. Allons, madame, courage, traînons notre lien jusqu’au bout.

 

          Soyez bien persuadée du véritable intérêt que mon cœur prend à vous et de mon très tendre respect.

 

P.S. – Je suis très aise que rien ne soit changé pour les personnes auxquelles vous vous intéressez. Voilà un conseiller du parlement (1) surintendant des finances ; il n’y en avait point d’exemple. Les finances vont être gouvernées en forme. L’Etat, qui a été aussi malade que vous et moi, reprendra sa santé.

 

 

1 – Laverdy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Panckoucke.

 

Aux Délices, 24 Mai 1764 (1).

 

 

          Vous me mandez, monsieur, que vous imprimez mes Romans, et je vous réponds que si j’ai fait des Romans, j’en demande pardon à Dieu ; mais tout au moins je n’y ai jamais mis mon nom, pas plus qu’à mes autres sottises. On n’a jamais, Dieu merci, rien vu de moi contre-signé et parafé Cortiat, secrétaire (2), etc. Vous me dites que vous ornerez votre édition de culs-de-lampe : remerciez Dieu, monsieur, de ce qu’Antoine Vadé n’est plus au monde ; il vous appellerait Welche sans difficulté, et vous prouverait qu’un ornement, un fleuron, un petit cartouche, une petite vignette ne ressemblent ni à un cul ni à une lampe.

 

          Vous me proposez la paix avec maître Aliboron dit Fréron ; et vous me dites que c’est vous qui voulez bien lui faire sa litière (3). Vous ajoutez qu’il m’a toujours estimé et qu’il m’a toujours outragé. Vraiment voilà un bon petit caractère, c’est-à-dire que quand il dira du bien de quelqu’un, on peut compter qu’il le méprise. Vous voyez bien qu’il n’a pu faire de moi qu’un ingrat, et qu’il n’est guère possible que j’aie pour lui les sentiments dont vous dites qu’il m’honore. Paix en terre aux hommes de bonne volonté (4) ; mais vous m’apprenez que maître Aliboron a toujours été de volonté très maligne. Je n’ai jamais lu son Année littéraire ; je vous en crois seulement sur votre parole.

 

          Pour vous, monsieur, je vois que vous êtes de la meilleure volonté du monde, et je suis très persuadé que vous n’avez imprimé contre moi rien que de fort plaisant pour réjouir la cour ; ainsi je suis pacifiquement, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Cette lettre fut publiée avec celle de Panckoucke par Voltaire lui-même. (G.A.)

2 – Ou plutôt Cortial, secrétaire de l’évêque du Puy. (G.A.)

3 – Panckoucke était l’imprimeur de l’Année littéraire. (G.A.)

4 – Paroles qui se disent à la messe dans le Gloria in excelsis, et qui sont de l’Evangile de saint Luc, chap. II, verset 14. (Beuchot.)

 

 

 

 

 

à M. de Chamfort.

 

Aux Délices, 25 Mai 1764.

 

 

          Je vous fais, monsieur, des remerciements bien sincères de votre lettre et de votre pièce. La Jeune Indienne doit plaire à tous les cœurs bien faits. Il y a d’ailleurs beaucoup de vers excellents. J’aime à m’attendrir à la comédie, pourvu qu’il y ait du plaisant. Vous avez, ce me semble, très bien réussi dans ce mélange si difficile : je suis persuadé que vous irez très loin. C’est une grande consolation pour moi qu’il y ait dans Paris des jeunes gens de votre mérite. Je donnerais ici plus d’étendue aux sentiments que vous m’inspirez si mes yeux presque aveugles me le permettaient. Je n’écris qu’avec une difficulté extrême ; mais cette peine est bien adoucie par le plaisir de vous assurer de toute l’estime avec laquelle j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

Aux Délices, 25 Mai 1764.

 

 

          Avec une fluxion sur les yeux qui m’a privé de la vue pendant six mois, avec une extinction de voix qui m’empêche de dicter, il faut pourtant que je vous dise, mon cher confrère, combien vos lettres me font de plaisir. Vous avez l’esprit juste et vrai, votre goût est sûr, vous n’êtes dupe d’aucun préjugé ; vous avez bien raison de dire que je n’ai pas remarqué toutes les fautes de Corneille (1), et cependant on crie sur la moitié que j’ai observée avec des regards très respectueux ; mais les clameurs ne sont pas des raisons. Voudrait-on que j’eusse fait aux beautés de Corneille l’outrage d’encenser les défauts, et qu’à côté de ses admirables scènes (je ne dis pas de ses admirables pièces) j’eusse placé Théodore, Pertharite, Andromède, la Toison d’Or, Tite et Bérénice, Othon, Pulchérie, Agésilas, Suréna ? J’ai dit ce que tout homme de goût se dit à lui-même quand il lit Corneille, et ce que vous dites tout haut, parce que vous avez la noble sincérité qui appartient au génie. N’est-il pas vrai que le grand tragique ne se rencontre que dans la dernière scène de Rodogune ? Mais ce sublime, sur quoi est-il fondé ? sur quatre actes bien défectueux. Pourquoi Racine a-t-il été si parfait, sans pourtant faire aucun tableau qui approche de la dernière scène de Rodogune ? C’est que le goût joint au génie ne produit jamais rien de mauvais. C’est à vous, mon cher confrère, à réunir ce que la nature partagea entre deux grands hommes.

 

          Il faut bien du temps pour fixer le jugement du public. Vous savez avec quelle fureur on affectait de louer cette partie carrée de l’Electre de Crébillon, ce roman ténébreux, ces vers durs et hérissés, ces dialogues où personne ne répond à propos ; cet Itys, cette Clytemnestre, cette Iphianasse. On commence à peine à ouvrir les yeux. Travaillez, mon cher confrère ; faites oublier toutes ces extravagances boursouflées, tous ces vers welches. Il y a de très belles choses dans Rhadamiste, mais j’espère que votre Timoléon vaudra mieux ; votre goût pour la simplicité est le vrai goût, et il n’appartient qu’au grand talent. Il est bien singulier que vous n’ayez pas un Corneille commenté ; vous étiez le premier sur la liste. Je suis très affligé de ce contre-temps ; il sera réparé ; il est trop juste que vous ayez votre modèle pour les belles scènes, et les remarques bonnes ou mauvaises de votre ami.

 

 

1 – La Harpe lui reprochera plus tard d’en avoir, au contraire, trop remarqué. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

Aux Délices, 28 Mai 1764.

 

 

          Voilà votre excellence associée à la conjuration. Si quelque curieux ouvre ce gros paquet, il croira, à ce grand mot, qu’il s’agit d’une affaire bien terrible.

 

          Et quand il apprendra que M. le duc de Praslin est un des principaux conjurés, il ne doutera pas que vous n’alliez mettre le feu en Italie. Mais, après tout, il n’y a que moi de méchant homme dans tout ceci, en y comprenant mes méchants vers.

 

          Pour vous mettre bien au fait du plan des conjurés, il faut que je vous dise ce que vous savez peut-être déjà aussi bien que moi. M. de Praslin, qui veut s’amuser, et qui en a besoin, et M. et madame d’Argental, ont fait serment qu’on ne saurait point le nom de l’auteur ; vous ferez, s’il vous plaît, le même serment avec madame l’ambassadrice. Il est bon de l’accoutumer aux grandes affaires.

 

          On a lu une esquisse de la pièce à nosseigneurs les comédiens ; on leur a fait croire que l’auteur était un jeune pauvre diable d’ex-jésuite dont il fallait encourager le talent naissant. Les comédiens ont donné dans le panneau ; et voilà la première fois de ma vie qu’on m’a pris pour un jésuite. Je me confie à vous ; je suis bien sûr que le secret des conjurés est en bonnes mains. Je n’ai qu’un remords, et il est grand : c’est que la pièce ne soit pas tendre, et que les beaux yeux de madame de Chauvelin demeureront à sec. Je lui en demande mille pardons. Mais, en qualité d’ambassadrice, elle trouvera du raisonner et de fort vilaines actions qui peuvent amuser des ministres. Enfin j’envoie ce que j’ai et ce que j’ai promis. Si je ne vous ai pas ennuyé plus tôt, c’est que la pièce n’était pas faite, et que j’ai été obligé de donner tout mon temps à mon maître Pierre, que j’ai si mal imité.

 

          Je crois que, du temps de la Fronde, les marauds que j’ai l’honneur de vous présenter auraient fort réussi.

 

          Je suis étonné d’écrire une lettre de ma main ; mais c’est que ma fluxion, qui désolait mes yeux, s’est jetée ailleurs. Je n’ai rien perdu.

 

          On dit que vous avez à Turin une belle épidémie qui fait mourir les Piémontais. Je me flatte que les ambassadeurs n’ont rien à craindre, et que l’épidémie respecte le droit des gens.

 

          J’ai eu l’honneur de voir votre ami, que vous avez bien voulu charger d’une lettre pour moi. Il m’a paru digne de votre amitié.

 

          Que vos excellences reçoivent avec amitié les respects du Vieux de la montagne.

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 28 Mai 1764.

 

 

          Mon cher confrère en historiographie, je crois que vous avez été très content de notre confrère M. Mallet, qui s’en va historiographer le landgraviat de Hesse. Je vous présente toujours quelque étranger : en voici un (1) qui a une autre sorte de mérite ; mais vraiment il n’est point étranger à Manheim ; c’est un Palatin : il est vrai qu’il est réformé, et qu’il demande une cure réformée. Vous ne vous mêler pas de ces œuvres pies ou impies, ni moi non plus. Il m’est fortement recommandé, et je vous le recommande autant que je peux. Dites-lui du moins comment il faut s’y prendre pour obtenir l’honneur de brailler en allemand pour de l’argent ; indiquez-lui la route qu’en vérité je ne connais pas. Je vous écris de ma main ; mais c’est avec une difficulté extrême : ma fluxion s’est jetée sur la gorge, et m’empêche de dicter. Je ne sais pas comment je suis en vie avec tous les maux qui m’assiègent : ils n’ont point encore pris sur l’âme, et ils laissent surtout des sentiments à un cœur qui est à vous.

 

 

1 – Sur la recommandation de Voltaire, Hilspach fut fait ministre réformé à Beaumenthal. (Note de Colini.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

1erJuin 1764.

 

 

          Vraiment mon cher frère, vous avez bon nez de ne point divulguer la petite correction fraternelle que le neveu de M. Eratou (1) fait aux réformateurs et aux réformables. Il ne faut pas que, dans la place où vous êtes, vous vous mêliez de pareilles affaires. Les chers frères ont la force des lions quand ils écrivent ; mais il faut qu’ils aient la prudence des serpents quand ils agissent.

 

          J’ai lu enfin le mandement de l’archevêque de Paris ; je vous avoue qu’il m’a paru modéré et raisonnable. Otez le nom de jésuite, il n’y aurait rien à répliquer ; mais il n’y a pas moyen d’avoir raison quand on soutient une société qui avait trouvé le secret, malgré sa politique, de déplaire à la nation depuis deux cents ans.

 

          Est-il vrai qu’une jeune actrice (2) a débuté avec succès dans les rôles ingénus ? Je m’intéresse beaucoup plus à une nouvelle actrice qu’à un nouveau prédicateur. J’aime le tripot, et je veux que les Welches aient du plaisir.

 

          Dès que j’ai un moment de relâche à mes maux, je songe à porter, les derniers coups à l’inf… ; mais les frères sont dispersés, désunis, et j’ai peur d’être comme le vieux Priam :

 

.  .  .  .  .  .  Telum imbelle sine ictu.

 

Æneid.,lib. II.

 

La lettre de M. Daumart est à peu près de même (3) ; l’archevêque d’Auch en rit ; il a cinquante mille écus de rente.

 

          Adieu, mon cher frère ; je vous aime tous les jours davantage ; vous êtes ma consolation, et vous m’engagez à être plus que jamais… Ecr. l’inf…

 

 

1 – Daumart était arrière-cousin maternel d’Eratou-Voltaire. (G.A.)

 

2 – Une seule actrice débuta, à la fin de mai, à la Comédie, mademoiselle Sanlaville, et c’était pour les rôles de caractère. (G.A.)

 

3 – Voici la copie de cette lettre signée Daumart à M. l’archevêque d’Auch :

 

 

A Ferney, 29 Mai

 

« Permettez, monseigneur, qu’un gentilhomme s’adresse à vous pour une chose qui vous regarde, et qui me touche.

 

Affligé depuis quatre ans d’une maladie incurable, j’ai été recueilli dans un château de M. de Voltaire, sur les confins de la Bourgogne ; il me tient lieu de père, ainsi qu’à la nièce du grand Corneille. Je lui dois tout : vous m’avouerez que j’ai dû être surpris et blessé quand on m’a dit que vous aviez traité, dans un mandement, mon bienfaiteur d’auteur mercenaire, et d’homme dont les sentiments erronés avaient disposé la nation à chasser les jésuites. Quant à l’épithète de mercenaire, daignez vous informer de votre neveu, M. de Billat, s’il lui a prêté de l’argent en mercenaire ; et quant aux jésuites, informez-vous aussi s’il n’a pas reçu et s’il n’entretient pas chez lui le P. Adam, jésuite, qui a professé vingt ans la rhétorique à Dijon ; informez-vous si, dans ses terres, il n’a pas mis tous les paysans à leur aise par ses bienfaits. Quand vous serez instruit, je m’assure que vous saurez un peu de mauvais gré à celui qui vous a donné de si faux mémoires, et qui a si indignement abusé de votre nom. La religion et la probité vous engageront sans doute à réparer sa faute ; et vous sentiez quelque repentir d’avoir outragé ainsi, sans aucun prétexte, une famille qui sert le roi dans les armées et dans les parlements. J’attendrai l’honneur de votre réponse un mois entier.

 

J’ai l’honneur d’être dans cette espérance, monseigneur, etc.

 

DAUMART. »

 

 

 

 

 

 

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