CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 16

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à Madame la marquise du Deffand.

 

Aux Délices, 9 Mai 1764.

 

 

          C’est moi, madame, qui vous demande pardon de n’avoir pas eu l’honneur de vous écrire, et ce n’est pas à vous, s’il vous plaît, à me dire que vous n’avez pas eu l’honneur de m’écrire. Voilà un plaisant honneur : vraiment il s’agit entre nous de choses plus sérieuses, attendu notre état, notre âge, et notre façon de penser. Je ne connais que Judas dont on ait dit qu’il eût mieux valu pour lui de n’être pas né, et encore est-ce l’Evangile qui le dit : Mécène et La Fontaine ont dit tout le contraire :

 

Mieux vaut souffrir que mourir,

C’est la devise des hommes.

 

Liv. I, fab. XVI.

 

          Je conviens avec vous que la vie est très courte et assez malheureuse ; mais il faut que je vous dise que j’ai chez moi un parent de vingt-trois ans (1), beau, bien fait, vigoureux ; et voici ce qui lui est arrivé : il tombe un jour de cheval à la chasse, il se meurtrit un peu la cuisse, on lui fait une petite incision, et le voilà paralytique pour le reste de ses jours, non pas paralytique d’une partie de son corps, mais paralytique à ne pouvoir se servir d’aucun de ses membres, à ne pouvoir soulever sa tête, avec la certitude entière de ne pouvoir jamais avoir le moindre soulagement : il s’est accoutumé à son état, et il aime la vie comme un fou.

 

          Ce n’est pas que le néant n’ait du bon ; mais je crois qu’il est impossible d’aimer véritablement le néant, malgré ses bonnes qualités.

 

          Quant à la mort, raisonnons un peu, je vous prie : il est très certain qu’on ne la sent point ; ce n’est point un moment douloureux ; elle ressemble au sommeil comme deux gouttes d’eau ; ce n’est que l’idée qu’on ne se réveillera plus qui fait de la peine ; c’est l’appareil de ma mort qui est horrible, c’est la barbarie de l’extrême-onction, c’est la cruauté qu’on a de nous avertir que tout est fini pour nous.

 

          A quoi bon venir nous prononcer notre sentence ? elle s’exécutera bien sans que le notaire et les prêtres s’en mêlent. Il faut avoir fait ses dispositions de bonne heure, et ensuite n’y plus penser du tout.

 

          On dit quelquefois d’un homme : Il est mort comme un chien ; mais vraiment un chien est très heureux de mourir sans tout cet attirail dont on persécute le dernier moment de notre vie. Si on avait un peu de charité pour nous, on nous laisserait mourir sans nous en rien dire.

 

          Ce qu’il y a de pis encore, c’est qu’on est entouré alors d’hypocrites qui vous obsèdent pour vous faire penser comme ils ne pensent point, ou d’imbéciles qui veulent que vous soyez aussi sot qu’eux ; tout cela est bien dégoûtant. Le seul plaisir de la vie, à Genève, c’est qu’on peut y mourir comme on veut ; beaucoup d’honnêtes gens n’appellent point de prêtres. On se tue, si on veut, sans que personne y trouve à redire, ou l’on attend le moment sans que personne vous importune.

 

          Madame de Pompadour a eu toutes les horreurs de l’appareil, et celle de la certitude de se voir condamnée à quitter la plus agréable situation où une femme puisse être. Je ne savais pas, madame, que vous fussiez en liaison avec elle ; mais je devine que madame de M*** (2) avait contribué à vous en faire une amie. Ainsi vous avez fait une très grande perte, car elle aimait à rendre service. Je crois qu’elle sera regrettée, excepté de ceux à qui elle a été obligée de faire du mal (3), parce qu’ils voulaient lui en faire ; elle était philosophe.

 

          Je me flatte que votre ami (4), qui a été malade, est philosophe aussi ; il a trop d’esprit, trop de raison, pour ne pas mépriser ce qui est très méprisable. S’il m’en croit, il vivra pour vous et pour lui, sans se donner tant de peines pour d’autres. Je veux qu’il pousse sa carrière aussi loin que Fontenelle, et que dans son agréable vie il soit toujours occupé des consolations de la vôtre.

 

          Vous vous amusez donc, madame, des Commentaires sur Corneille. Vous vous faites lire sans doute le texte, sans quoi les notes vous ennuieraient beaucoup. On me reproche d’avoir été trop sévère ; mais j’ai voulu être utile, et j’ai été souvent très discret. Le nombre prodigieux de fautes contre la langue, contre la netteté des idées et des expressions, contre les convenances, enfin contre l’intérêt, m’a si fort épouvanté, que je n’ai pas dit la moitié de ce que j’aurais pu dire. Ce travail est fort ingrat et fort désagréable, mais il a servi à marier deux filles (5) : ce qui n’était arrivé à aucun commentateur, et ce qui n’arrivera plus.

 

          Adieu, madame ; supportons la vie, qui n’est pas grand-chose ; ne craignons pas la mort, qui n’est rien du tout ; et soyez bien persuadée que mon seul chagrin est de ne pouvoir m’entretenir avec vous, et vous assurer, dans votre couvent (6), de mon très tendre et très sincère respect, et de mon inviolable attachement.

 

 

1 – Daumart. (G.A.)

2 – Mirepoix. (G.A.)

3 – Les jésuites. (G.A.)

4 – Hénault. (G.A.)

5 – Mademoiselle Corneille et mademoiselle Dupuits. (G.A.)

6 – La communauté de Saint-Joseph. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

Aux Délices, 10 Mai 1764.

 

 

          Que vous êtes heureux, mon ancien ami, d’avoir conservé vos yeux, et d’écrire toujours de cette jolie écriture que vous aviez il y a plus de cinquante ans ! Votre plume est comme votre style, et pour moi je n’ai plus ni style ni plume.

 

          Madame Denis vous écrit de sa main ; je ne puis en faire autant. Il est vrai que l’hiver passé je faisais des contes, mais je dictais, et actuellement je peux à peine écrire une lettre. Je suis d’une faiblesse extrême, quoi qu’en dise M. Tronchin ; et mon âme, que j’appelle Lisette, est très mal à son aise dans mon corps cacochyme. Je dis quelquefois à Lisette : Allons donc, soyez donc gaie comme la Lisette de mon ami. Elle répond qu’elle n’en peut rien faire, et qu’il faut que le corps soit à son aise pour qu’elle y soit aussi. Fi donc, Lisette ! lui dis-je ; si vous me tenez de ces discours-là, on vous croira matérielle. Ce n’est pas ma faute, a répondu Lisette ; j’avoue ma misère, et je ne me vante point d’être ce que je ne suis pas.

 

          J’ai souvent de ces conversations-là avec Lisette, et je voudrais bien que mon ancien ami fût en tiers ; mais il est à cent lieues de moi, ou à Paris, ou à Launay, avec sa sage Lisette ; il partage son temps entre les plaisirs de la ville et ceux de la campagne. Je ne peux en faire autant ; il faut que j’achève mes jours auprès de mon lac, dans la famille que je me suis faite. Madame Denis, maîtresse de la maison, me tient lieu de femme ; mademoiselle Corneille, devenue madame Dupuits, est ma fille ; ce Dupuits a une sœur que j’ai mariée aussi, et quoique je sois à la tête d’une grosse maison, je n’ai point du tout l’air respectable.

 

          J’ai été fort affligé de la mort de madame de Pompadour ; je lui avais obligation ; je la pleure par reconnaissance. Il est bien ridicule qu’un vieux barbouilleur de papier, qui peut à peine marcher, vive encore, et qu’une belle femme meure à quarante ans, au milieu de la plus belle carrière du monde. Peut-être, si elle avait goûté le repos dont je jouis, elle vivrait encore.

 

          Vous vivrez cent ans, mon ami, parce que vous allez de Paris à Launay et de Launay à Paris, sans soins et sans inquiétudes. Ce qui pourra me conserver, c’est le petit plaisir que j’ai de désespérer le marquis de Lézeau. Il est tout étonné de ne m’avoir pas enterré au bout de dix mois. Je lui joue, depuis plus de trente ans, un tour abominable (1). On dit que nous avons un contrôleur-général qui ne pense pas comme lui, et qui veut que tout le monde soit payé.

 

          Bonsoir, mon ancien ami ; soyez heureux aux champs et à la ville, et aimez-moi.

 

 

1 – Depuis 1733, Lézeau lui payait une rente viagère. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Aux Délices, 11 Mai 1764.

 

 

          Mon cher frère, ce que vous me dites de l’intolérance m’afflige et ne m’étonne point. Je m’y attendais, et c’est par cette raison que je vous ai supplié de dire à M. de Sartine que je ne répondais ni ne pouvais répondre de tout ce qu’on s’avise d’imprimer sous mon nom ; bien entendu que vous n’auriez la bonté de faire cette démarche que quand vous la jugeriez nécessaire.

 

          J’écrirai incessamment à M. le maréchal de Richelieu au sujet de ce comte d’Olban (1). Je ne conçois pas cette rage de vouloir paraître en public, quand on déplaît au public. Ce n’est pas l’amour qu’il fallait peindre aveugle, c’est l’amour-propre.

 

          Je ne sais aucunes nouvelles du théâtre de Paris. On dit que Lekain est le seul qu’on puisse entendre. Nous manquons d’hommes presque en tous les genres. Si nous n’avons point de talent, tâchons au moins d’avoir de la raison.

 

          J’ai toujours sur le cœur la tracasserie qu’on m’a voulu faire avec Cramer. N’est-il pas bien singulier qu’un homme s’avise d’écrire de Paris à Genève que je jette feu et flamme contre les Cramer, que je parle d’eux dans toutes mes lettres avec dureté et mépris, que je veux faire saisir leur livre, etc. ? Et pourquoi, s’il vous plaît, tout ce fracas ? parce que je n’ai pas voulu que mon nom figurât avec la famille Vadé, et que je me suis cru indigne de cet honneur. Quand on l’a ôté, j’ai été content, et voilà tout.

 

          Vous me feriez grand plaisir d’écrire à Gabriel qu’on l’a très mal informé, que celui qui lui a mandé ces sottises n’est qu’un semeur de zizanie. M. Cromelin, qui est un ministre de paix, ne la sèmera pas sans doute, et je crois avoir fait assez de bien aux Cramer pour être en droit de compter sur leur reconnaissance. Je ne veux avoir pour ennemis que les fanatiques et les Fréron. Les Cramer sont mes frères ; ils sont philosophes, et les philosophes doivent être reconnaissants ; je leur ai fait présent de tous mes ouvrages, et je ne m’en repens point.

 

          Quant à l’édition qu’on veut faire des commentaires du Corneille détachés du texte, je crois que les libraires de Paris doivent me savoir quelque gré des mesures que je leur propose, uniquement pour leur faire plaisir. Je ne veux que le bien de la chose. Je donne tout gratis aux comédiens et aux libraires. Je fais quelquefois des ingrats ; ce n’est pas la seule tribulation attachée à la littérature.

 

          Cramer s’était chargé de donner des exemplaires du Corneille à Lekain, à mademoiselle Clairon, à mademoiselle Dumesnil ; pour moi, je n’en ai qu’un seul exemplaire, encore est-il sans figures. Je ne me suis mêlé de rien, sinon de perdre les yeux avec une malheureuse petite édition de Corneille, en caractère presque illisible ; édition curieuse et rare (2), sur laquelle j’ai fait la mienne. J’ai été le seul correcteur d’épreuves ; je me suis donné des peines assez grandes pendant deux années entières ; elles ont servi du moins à marier deux filles ; mais je ne me suis mêlé en aucune manière des autres détails.

 

          Adieu, mon cher frère. Vous m’avez envoyé un livre sur l’inoculation (3) ; cela me fait croire qu’elle sera bientôt défendue. O pauvre raison, que vous êtes étrangère chez les Welches !

 

 

1 – Que Bellecour voulait jouer. (G.A.)

2 – L’édition de 1644. (G.A.)

3 – Réflexions sur les préjugés qui s’opposent aux progrès et à la perfection de l’inoculation (rédigées par Morellet.) (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 14 Mai 1764.

 

 

          Voici, mes divins anges, un petit chiffon pour vous amuser, et pour entrer dans la Gazette littéraire. Je n’ai rien d’Italie ni d’Espagne. Si M. le duc de Praslin veut m’autoriser à écrire au secrétaire de votre ambassadeur à Madrid, et au ministre de Florence, j’aurai bien plus aisément, et plus vite, et à moins de frais, tous les livres de ce pays-là, qui pourront m’être envoyés en droiture. Je ne crois pas qu’après la belle lettre de Gabriel Cramer, que je vous ai envoyée, il s’empresse beaucoup de me servir. Il est évident que c’est Cromelin qui a fait cette tracasserie, uniquement pour le plaisir de la faire. Il aura trouvé surtout que j’ai manqué de respect à la majesté des citoyens de Genève. Vous me feriez un très grand plaisir de me renvoyer la lettre (1) dans laquelle je me plaignais assez justement d’avoir vu mon pauvre nom joint au nom illustre de Guillaume Vadé. Je voudrais voir si je suis en effet aussi coupable qu’on le prétend.

 

          Tout le monde s’adresse à moi pour avoir des Corneille. Les souscripteurs qui n’avaient point payé la moitié de la souscription n’ont point eu le livre. Tout ce que je sais, c’est que ni madame Denis, ni madame Dupuits, ni moi, n’en avons encore. Lorsque je commençai cette entreprise, les deux frères Cramer, qui étaient alors tous deux libraires, offrirent de se charger de tout l’ouvrage en donnant quarante mille francs à mademoiselle Corneille. On en a tiré enfin environ cinquante-deux mille livres, dont douze pour le père et quarante mille livres de net pour la fille. De ces quarante mille livres il y en a eu environ trente mille de payées, lesquelles trente ont composé la dot de la sœur de M. Dupuits. Le reste n’est payable qu’au mois d’auguste ou de septembre.

 

          Je m’imagine que vous avez reçu tout ce qui concerne la conspiration ; ainsi il ne tiendra qu’à vous de mettre le feu aux poudres quand il vous plaira, comme disait le cardinal Albéroni. Pour moi, mes anges, je me sens dans l’impossibilité totale de travailler davantage à ce drame (2). Mes roués ne feront jamais verser de larmes, et c’est ce qui me dégoûte ; j’aime à faire pleurer mon monde ; mais du moins les roués attacheront, s’ils n’attendrissent pas. Je vous demande en grâce qu’on n’y change rien, qu’on donne la pièce telle qu’elle est. Jouissez du plaisir de cette mascarade, sans que les comédiens me donnent l’insupportable dégoût de mutiler ma besogne. Les malheureux jouent Régulus (3) sans y rien changer, et ils défigurent tout ce que je leur donne. Je ne conçois pas cette fureur : elle m’humilie, me désespère, et me fait faire trop de mauvais sang.

 

          J’avais une grâce à demander à madame la duchesse de Grammont, mais je ne sais si je dois prendre cette liberté. Je ne sais rien, je ne vois le monde que par un trou, de fort loin, et avec de très mauvaises lunettes. Je cultive mon jardin comme Candide ; mais je ne suis point de son avis sur le meilleur des mondes possibles ; je crois seulement avec fermeté que vous êtes de tous les anges les plus aimables et les plus remplis de bonté pour moi : aussi ma dévotion pour vous est sans bornes.

 

 

1 – Celle du 18 Avril. (G.A.)

2 – Le Triumvirat. (G.A.)

3 – Tragédie de Pradon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 15 Mai 1764.

 

Iliacos intra muros peccatur et extra.

 

HOR., lib. I, ep. II.

 

          Mais, mon cher philosophe, Berne aura la gloire de tout pacifier ; il lui suffira de dire : Quos ego… On ne connaît pas trop ici les fadaises de Guillaume Vadé ; ce sont des joujoux faits pour amuser des Français, et dont les têtes solides de la Suisse ne s’accommoderaient guère. Cependant, s’il y a ici quelques exemplaires, je ne manquerais pas de vous en faire avoir un. J’aimerais bien mieux être chargé par l’électeur palatin de vous présenter quelque chose de plus essentiel.

 

          Je vous suis infiniment obligé de la bonté que vous avez eue de m’envoyer ces Irrigations (1). Je vous supplie de présenter mes très humbles remerciements à l’auteur respectable ; nous lui devrons, mes vaches et moi, de grandes actions de grâces. Nous ne sommes pas, dans notre pays de Gex, de si bons cultivateurs que les Bernois ; mais je fais ce que je peux pour les imiter, et je crois rendre service à mon prochain, quand je fais croître quatre brins d’herbe sur un terrain qui n’en portait que deux. J’ai bâti des maisons, planté des arbres, marié des filles ; l’ange exterminateur n’a rien à me dire, et je passerai hardiment sur le pont aigu. En attendant, je vous aimerai bien véritablement, mon cher philosophe, tant que je végéterai dans ce monde.

 

 

1 – Traité de l’irrigation des prés. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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