CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 15

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 3 Mai 1764.

 

 

          Mes anges, les anges doivent avoir reçu les roués, cartonnés en cent endroits. Je ne sais pas quel acteur jouera le rôle d’Octave, mais il est impossible à l’auteur de ne pas faire d’Octave un jeune homme ; il n’avait que vingt et un ans au temps des proscriptions : on le donne dans toute la pièce comme un homme qui lutte contre les passions de la jeunesse, comme un jeune débauché qui s’est formé sous Antoine, à la licence, au crime, et à la politique.

 

          Je me donne mille mouvements pour empêcher qu’on ne vende l’édition de Corneille à d’autres qu’aux souscripteurs, et pour empêcher les libraires d’imprimer les Commentaires à part ; mais que puis-je du fond de mes vallées au pied du mont Jura ? Je ressemble à saint Jean comme deux gouttes d’eau ; il s’appelait la voix qui crie dans le désert, et vous savez que les voix de ces braillards des déserts ne sont guère entendues dans les villes.

 

          Madame ange prend-elle toujours des eaux ? M. ange va-t-il toujours à la Comédie ? s’amuse-t-il ? lui donne-t-on de belles pièces nouvelles ? J’ignore tout. Je n’ai pas pu avoir les quatre vers qui sont au bas du portrait du duc de Sully, donné par madame de Pompadour à M. le contrôleur général (1) ; il était fort aisé de faire quatre jolis vers sur cette galanterie.

 

          Nous avons un billet de douze mille francs, payable au mois de septembre, pour en faire un emploi en faveur de M. et de madame Corneille, réversible à leur fille. Je prie M. de Laleu de chercher un emploi sûr ; j’ai, Dieu merci, rempli tous les devoirs que je me suis imposés. Je n’ai plus qu’à traîner doucement les restes d’une vieillesse très languissante, et je voue ce petit reste à mes anges, à qui je souhaite santé, prospérité, amusement, et gaieté.

 

 

1 –

De l’habile et sage Sully

Il ne nous reste que l’image :

Aujourd’hui ce grand personnage

Va revivre dans Laverdy.

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

Le 3 mai 1764 (1).

 

 

          Mon cher frère, j’ai été très édifié des réflexions philosophiques ; on ne peut mieux s’y prendre pour préparer les esprits. Le livre contre lequel ces réflexions sont écrites est bafoué à Paris du petit nombre de lecteurs qui ont pu en parcourir quelques pages, et est ignoré de tout le reste.

 

          Je me flatte que la santé de vos amis est devenue meilleure, et que les trois cents pilules (2) de Tronchin font un merveilleux effet. C’est un remède souverain contre ces sortes de maladies. Vous devenez un très grand médecin. Il est vrai que ce remède n’est pas fait pour la populace, qui a un très mauvais régime ; mais il réussit beaucoup chez les gens qui savent un peu se gouverner eux-mêmes.

 

          Je vous demande pardon de ne vous avoir pas accusé la réception de la dinde ; elle est venue un peu tard, et on n’a point entendu parler de perdrix.

 

          Il y a trop loin d’ici à Angoulême ; j’en suis bien fâché, car je voudrais bien vous embrasser avant de mourir.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Trois cents exemplaires des Sentiments de Meslier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

Aux Délices, 3 mai 1764 (1).

 

 

          Si j’avais de la santé et des yeux, monsieur, je vous aurais répondu plus tôt ; si j’étais jeune, je viendrais sûrement vous voir, vous embrasser, admirer vos talents, être témoin de la protection que vous donnez aux arts, et partager vos plaisirs. Une si grande satisfaction n’est pas faite pour la fin de ma vie ; je suis réduit à pouvoir à peine dicter une lettre.

 

          Oserai-je vous supplier de vouloir bien faire mes compliments à MM. Fabri et Paradisi (2), à qui je dois autant de reconnaissance que de rimes ?

 

          Je suis toujours étonné que vous ayez traduit la tragédie d’Idoménée (3). Il me semble qu’un bon peintre comme vous ne doit copier que les ouvrages des Raphaëls. Il vous était aisé de vous faire informer par M. Goldoni si cet Idoménée est au rang des pièces qu’on représente, si ce n’est pas un très mauvais ouvrage, pardonnable à la jeunesse d’un auteur qui depuis fit de meilleures choses. En vérité, il n’est pas permis au traducteur de Phèdre d’être celui d’Idoménée. Il vaudrait beaucoup mieux retrancher cette pièce de votre recueil, que de faire dire aux critiques que l’on a traduit également le bon et le mauvais. Pardonnez au vif intérêt que je prends à vous, si je vous parle si librement.

 

          Je vous ai déjà mandé, monsieur, que je n’avais depuis longtemps aucune nouvelle de M. Goldoni ; mais j’espère toujours que j’aurai le plaisir de le voir, quand il reviendra en Italie. Je ne sais s’il travaille pour nos comédiens italiens, qui se sont unis à un opéra-comique qui a, dit-on, beaucoup de succès. C’est un spectacle fort gai et fort amusant, mais qui consiste principalement en chansons et en danses. Cela ne me paraît pas du ressort de M. Goldoni, dont le talent est de peindre les mœurs. Cependant je me flatte toujours que son voyage lui sera utile et agréable.

 

          Un homme (4) de la maison de la belle Laure a fait des commentaires sur la vie de Pétrarque en deux énormes volumes in-4°. Je ne sais si vous les avez lus ; je serais bien plus curieux de lire les deux petits volumes que vous me promettez.

 

          Adieu, monsieur, toutes vos lettres redoublent les sentiments de la tendre et respectueuse estime que vous m’avez inspirée pour vous.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Traducteurs de quelques tragédies de Voltaire. (G.A.)

3 – De Crébillon. (G.A.)

4 – L’abbé de Sade. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 5 Mai 1764. (1)

 

          Mes divins anges verront par la lettre ci-jointe dans quel embarras je me trouve. Je me flatte que la bonté de M. d’Argental m’en tirera, et qu’il m’épargnera une violente tracasserie que j’essuie pour des Contes dont je ne me soucie guère. J’avais très grand sujet de me plaindre que mon nom se trouvât à la tête des fadaises de  Guillaume Vadé ; d’autant plus, que parmi ces fadaises, il y a des choses qu’on trouvera trop hardies, et je consens de tout mon cœur qu’on les supprime entièrement ; mais je ne me suis point servi des paroles choquantes rapportées par M. Cromelin. D’ailleurs, Cramer m’a juré qu’il avait supprimé toutes les feuilles du titre dont j’avais lieu de me plaindre.

 

          Je vous demande en grâce de m’écrire un mot, par lequel vous me renvoyiez la lettre que je vous écrivis au mois d’avril pour cette petite affaire. J’en ai gardé copie, je la montrerai au plaignant, et tout sera apaisé. Je vous aurai la plus grande obligation du monde ; car rien n’est plus triste que de donner des sujets de plainte à ceux à qui on a rendu service.

 

          Je vous supplie de ne point donner encore à Lekain la nouvelle copie des roués. Vous recevrez, par la première poste, des changements nouveaux qui m’ont paru d’une nécessité absolue.

 

          Je vous demanderais pardon de toutes les peines que je vous donne, s’il ne s’agissait pas d’une conspiration dont vous êtes le premier mobile. Plus je m’efforce à rendre la pièce tolérable, et plus j’ai droit à votre indulgence.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Aux Délices, 5 Mai 1764.

 

 

          Je reçois, mon cher frère, votre lettre du 28 d’avril. Frère Cramer m’assure qu’il a ôté mon nom qu’il avait mis malheureusement à la tête des Contes de Guillaume Vadé, et qu’il n’en paraîtra pas un seul exemplaire avec ce malheureux titre.

 

          Au reste, je ne prends nul intérêt à Guillaume Vadé, ni à son recueil, ni aux autres pièces qu’on a pu y insérer ; et pour peu que l’on trouve dans ce recueil des choses trop hardies, qui me seraient sans doute imputées, je vous demande en grâce de dire à M. de Sartine que non seulement je n’ai nulle part à ces pièces, mais que j’en demande moi-même la suppression, supposé qu’on me les attribue. Je sais à quel excès pourrait se porter une cabale dangereuse de fanatiques qui n’ont que trop de crédit. J’avais, dans madame de Pompadour, une protectrice assurée ; je ne l’ai plus. Je suis dans ma soixante et onzième année, et je veux finir mes jours en paix : je suis une victime échappée au couteau des prêtres ; il faut que je paisse en repos dans les pâturages où je me suis retiré.

 

          Mon cher frère, abuserai-je encore de vos bontés jusqu’à vous prier de vouloir bien faire donner à Briasson le papier ci-joint ? S’il n’est pas du nombre des libraires qui ont le privilège de Corneille, il les connaît du moins, et il peut leur faire parvenir cette déclaration (1) de ma part, en cas qu’elle soit approuvée par vous et par mes anges. Elle peut toujours servir à différer l’exécution de l’entreprise (2) très hasardée des libraires ; c’est servir, autant que je le peux, la famille Corneille. L’auteur de Cinna m’est cher, malgré Théodore, Pertharite, Agésilas et Suréna, comme j’aime les belles-lettres, malgré l’horrible abus qu’on en fait.

 

          La permission qu’on a donnée à Fréron de les déshonorer deux fois par mois, la secrète envie de gens en place qui prétendaient à l’éloquence, ont été des coups mortels ; et la littérature est devenue un champ de bataille, dans lequel le pédant en robe noire a écrasé le philosophe, et où l’araignée de l’Année littéraire a sucé son sang. Le pis de tout cela, c’est la dispersion des fidèles : c’est là le grand objet de vos gémissements et des miens.

 

          S’ils avaient pu se rassembler, c’eût été la plus belle époque de l’histoire du genre humain. Les stoïciens, les académiciens, les épicuriens, formaient des sociétés considérables. Le sénat de Rome, partagé entre ces trois sectes, n’en était pas moins le maître de la terre connue. Et on ne peut rassembler six philosophes dans le misérable pays des Welches ! En ce cas, renonçons de bonne grâce à la petite supériorité que nous prétendons dans la littérature, et avouons franchement que nous sommes des demi-barbares.

 

          Orate fratres, et écr. l’inf… tant que vous pourrez.

 

          Que nos lettres, mon cher frère, ne soient que pour nous et pour les adeptes.

 

 

1 – On ne l’a pas. (G.A.)

2 – Il s’agit des Commentaires imprimés séparément. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 6 Mai 1764 (1).

 

 

          J’envoie à mes divins anges, comme je l’ai promis, les corrections qui me paraissent indispensables pour les roués. Il y avait au deuxième acte une contradiction manifeste. Octave disait dans le premier vers de la première scène qu’il voulait marcher soudain contre Pompée, et à la fin de la même scène Antoine disait : Partons demain pour Rome.

 

          D’ailleurs, la nouvelle leçon me paraît avoir plus de précision et de force.

 

          Je soumets aussi à mes anges la copie d’un petit mémoire que j’envoie à M. Damilaville ; ils décideront si ce mémoire doit être communiqué aux libraires de Paris ou non.

 

          Je prends aussi la liberté de mettre dans ce paquet une lettre pour M. Afforti. Ce n’est pas que je connaisse M. Afforti ; je ne sais qui il est ; mais on m’a dit qu’il est chargé par M. le duc de Praslin de rédiger le rapport de l’affaire des dîmes. Mes anges voudront-ils bien avoir la bonté de lui faire passer cette lettre de madame Denis ? C’est à elle d’écrire, puisque les dîmes lui appartiennent et que je lui ai donné la terre de Ferney, et que c’est à elle à captiver la bienveillance dudit M. Afforti.

 

          Je vais écrire à M. le maréchal de Richelieu, à Bordeaux, au sujet de l’inimitable acteur Bellecour (2). Je me flatte qu’étant loin du tripot, il sera moins acharné contre le public et contre moi. J’enverrai ensuite au tripot une belle déclaration de ma façon, dans laquelle j’insisterai sur le droit de Grandval, et j’implorerai le bras séculier de M. le duc de Duras.

 

          Si mes anges ont quelque autre chose à me commander, je suis à leurs ordres, et je me mets à l’ombre de leurs ailes avec respect et tendresse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à d’Argental du 10 Avril. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 7 Mai 1764.

 

 

          Je me flatte, mon cher philosophe, que vous avez reçu, ou que vous recevrez bientôt, un petit présent de l’électeur palatin au-dessus du prix du cabinet d’histoire naturelle ; ce sera le pot-de-vin du marché. Je voudrais que vous eussiez une fortune égale à votre mérite. Je crois qu’on est à présent un peu occupé à Berne de la situation des affaires de Lucerne. Non-seulement les Bernois rendent leurs sujets heureux, mais ils veulent aussi le bonheur de leurs voisins. Ce sont là de ces occasions où M. de Freudenreich ne s’épargne pas. Je vous prie de lui présenter mes respects, aussi bien qu’à madame. Conservez-moi votre amitié, et comptez sur les sentiments qui m’attachent à vous pour jamais.

 

 

 

 

 

 

 

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