CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 14
Photo de PAPAPOUSS
à M. le cardinal de Bernis.
Aux Délices, 23 Avril 1764.
Je crois, monseigneur, que vous avez fait une véritable perte. Madame de Pompadour était sincèrement votre amie ; et, s’il m’est permis d’aller plus loin, je crois, du fond de ma retraite allobroge, que le roi éprouve une grande privation ; il était aimé pour lui-même par une âme née sincère, qui avait de la justesse dans l’esprit, et de la justice dans le cœur : cela ne se rencontre pas tous les jours. Peut-être cet événement vous rendra encore plus philosophe ; peut-être en aimerez-vous encore mieux les lettres ; ce sont là des amies qu’on ne peut perdre, et qui vous accompagnent jusqu’au tombeau. Songez que, dans le seizième siècle, ceux qui cultivaient les lettres avec le plus de succès étaient gens de votre étoffe : c’étaient les Médicis, les Mirandole, les cardinaux Sadolet, Bembo, Bibiena, de La Pole, et plusieurs prélats dont les noms composeraient une longue liste. Nous n’avons eu, dans ces derniers temps, que le cardinal de Polignac qui ait su mêler cette gloire aux affaires et aux plaisirs ; car les Fénelon et les Bossuet n’ont point réuni ces trois mérites. Quoi qu’il en soit, tout ce que je prétends dire à votre éminence, c’est que nous n’avons aujourd’hui que vous, c’est qu’il faut que vous soyez aujourd’hui à notre tête, que vous nous protégiez, et surtout que vous nous fassiez prendre un meilleur chemin que celui dans lequel nous nous égarons tous aujourd’hui.
Je ne sais si vous avez lu quelque chose des Commentaires sur Corneille ; j’en avais déjà soumis quelques-uns à votre jugement, et vous m’aviez encouragé à dire la vérité. Je me doute bien que ceux qui ont plus de préjugés que de goût, et qui ne jugent d’un ouvrage que par le nom de l’auteur, seront un peu effarouchés des libertés que j’ai prises ; mais enfin je n’ai pu dire que ce que je pensais, et non ce que je ne pensais pas. J’ai voulu être utile, et je ne l’aurais pas été si j’avais été un commentateur à la façon des Dacier. Ce commentaire n’a pas seulement servi au mariage de mademoiselle Corneille, mariage qui ne se serait jamais fait sans vos générosités, et sans celles des personnes qui vous ont secondé ; il fallait encore empêcher les jeunes gens de tomber dans le faux, dans l’outré, dans l’ampoulé, défauts qu’on rencontre trop souvent dans Corneille au milieu de ses sublimes beautés.
Si vous avez du loisir, je vous exhorte à lire la Vie du chancelier de L’Hospital ; vous y trouverez des faits et des discours qui méritent, je crois, votre attention. Je voudrais que le petit livre de la Tolérance pût parvenir jusqu’à vous ; il est très rare, mais on peut le trouver. Je crois d’ailleurs qu’il est bon qu’il soit rare. Il y a des vérités qui ne sont pas pour tous les hommes et pour tous les temps. Que votre éminence conserve ses bontés à son Vieux de la montagne, qui lui est attaché avec le plus tendre et le plus profond respect.
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 23 Avril 1764.
Quoique madame de Pompadour eût protégé la détestable pièce de Catilina (1), je l’aimais cependant, tant j’ai l’âme bonne ; elle m’avait même rendu quelques petits services ; j’avais pour elle de l’attachement et de la reconnaissance je la regrette, et mes divins anges approuveront mes sentiments. Je m’imagine que sa mort produira quelque nouvelle scène sur le théâtre de la cour ; mes anges ne m’en diront rien, ou peu de chose. Olympie est morte pour Versailles, et je pense que mademoiselle Clairon veut l’enterrer aussi à Paris. Elle est comme César ; elle ne veut point du second rang, et préfère sa gloire aux intérêts de sa patrie. Tout le monde doit se rendre à des sentiments si nobles.
J’envoie à mes anges, pour leur divertissement, un petit extrait qui peut être inséré dans la Gazette littéraire, pour laquelle ils m’ont inspiré un grand intérêt. J’espère que leur protection y fera insérer ce mémoire, quand même les auteurs auraient déjà parlé du sujet. Je me résigne à la volonté de Dieu sur toutes les choses de ce monde, et particulièrement sur les droits des pauvres terres du pays de Gex. Je tremble d’être obligé de plaider à Dijon : je demande en grâce à mes anges de me dire bien nettement à quoi je dois m’attendre. Les bontés de M. le duc de Praslin me sont encore plus chères que mes dîmes ; et cependant mes dîmes me tiennent terriblement à cœur. Mes divins anges, priez pour nous en ce saint temps de Pâques.
Je reconnais la bonté de mes anges à ce qu’ils font pour Pierre Corneille. Je crois qu’on peut donner quelques exemplaires à Lekain, et qu’on ne peut mieux les placer, quoique dans mes remarques je condamne quelquefois les comédiens, qui mutilent les pauvres auteurs.
1 – Par Crébillon. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
25 Avril 1764.
Je reçois, mes divins anges, la lettre du 19 avril, qui n’est point du tout griffonnée, et que mes beaux yeux d’écarlate ont très bien lue. Nous sommes pénétrés, maman et moi, de vos bontés angéliques, et de celles de M. le duc de Praslin. Il est vrai que nous sommes un peu embarrassés avec le parlement de Dijon, parce que si nous lui disons : Notre affaire est au conseil, nous l’indisposons ; si nous demandons des délais, nous semblons nous soumettre à sa juridiction. M. le président (1) ne peut refuser plus longtemps de mettre la cause sur le rôle. Je m’abandonne à la miséricorde de Dieu.
Pour l’affaire des roués, elle est toute prête, et j’ose croire qu’ils vaudront mieux qu’ils ne valaient. J’attends votre copie pour la charger d’énormes cartons depuis le commencement jusqu’à la fin.
Honneur et gloire aux auteurs de la Gazette littéraire ! qu’ils retranchent, qu’ils ajoutent, qu’ils adoucissent, qu’ils observent les convenances que je ne peux connaître de si loin ; tout ce que j’envoie leur appartient, et non à moi. Je me suis adressé à Cramer pour l’Espagne et l’Italie, mais je n’ai rien du tout.
Ce Duchesne est comme la plupart de ses confrères ; il préfère son intérêt à tout, et même il entend très mal son intérêt en baissant un prix (2) qu’il devrait augmenter. J’ai passé ma vie dans ces vexations-là ; je n’ai connu que vexations, et j’espère bien en essuyer jusqu’à mon dernier jour. Je m’attends bien aussi aux clameurs des fanatiques de Pierre Corneille ; mais je n’ai pu dire que ce que je pense, et non ce que je ne pense pas. Il me suffit du témoignage de ma bonne conscience. Puissent mes deux anges jouir d’une santé parfaite ! que les eaux fassent tout le bien qu’elles peuvent faire ! Je vous souhaite beaucoup de bonnes tragédies et de bonnes comédies pour cet été ; mais ni les étés ni les hivers ne donnent pas beaucoup de ces sortes de fruits ; ils sont très rares en tout pays. Aimez-moi, je vous en conjure indépendamment de votre passion pour le théâtre. Je vous aime uniquement pour vous, et je vous serai attaché à tous deux jusqu’au dernier moment de ma vie.
1 – Fyot de La Marche. (G.A.)
2 – Il s’agit des Commentaires qu’on voulait imprimer séparément. (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet.
Au château de Ferney, 25 Avril 1764.
Mon cher maître, votre grave magistrat a l’air d’avoir la gravité des chats-huants. Ils ont la mine sérieuse, et ils ont la mine sérieuse, et ils craignent que les oiseaux ne leur donnent des coups de bec. Il ne veut donc pas
Qu’on découvre en riant la tête de Midas ?
Epît. Sur l’agr.
Il faut qu’il ait ses raisons. Non, l’agriculture n’est point un sujet riant pour des Parisiens. Ils ne savent pas la différence d’un sillon à un guéret, mais ils se connaissent en ridicule : malheur à qui chanterait Cérès, au lieu de rire des sots !
Je voudrais que vous lussiez l’Appel aux Nations, au sujet de notre procès du théâtre de Paris contre le théâtre de Londres. J’ai été malheureusement le premier qui aie fait connaître en France la poésie anglaise. J’en ai dit du bien, comme on loue un enfant maussade devant un enfant qu’on aime, et à qui on veut donner de l’émulation ; on m’a trop pris à mon mot.
Biaux chires leups, n’écoutez mie
Mère tenchent chen fieux qui crie.
LA FONT., liv. IV, fab. XVI.
L’archidiacre (1) est l’agresseur ; il a donc tort. Ne pouvait-il pas louer La Motte et son Œdipe en prose, sans attaquer gens qui ont bec et ongles ? Ce monde-ci est une guerre ; j’aime à la faire, cela me ragaillardit.
Ille
Qui me commorti (melius non tangere, clamo)
Flebit, et insignis tota cantabitur urbe.
HOR., lib. II, sat. I.
Il n’y a rien de si dangereux qu’un homme indépendant comme moi, qui aime à rire, et qui hait les sots ; mais je ne mets pas l’archidiacre au rang des sots ; et, après l’avoir pincé tout doucement, je lui accorde généreusement la paix.
Mon cher maître, il y a longtemps que nous sommes dans le siècle du petit esprit ; celui du génie est passé.
Tout est devenu brigandage ; sauve qui peut ! C’est bien assez qu’il y ait eu un siècle depuis la fondation de la monarchie ; Rome n’en a eu qu’un. Il n’y a pas de quoi crier : Buvons gaiement la lie de notre vin !
A propos, je suis fâché que nous mourions sans nous revoir.
Urbis amatorem Olivetum salvere jubemus
Ruris amatores.
HOR., lib. I.
1 – Trublet. (G.A.)
à M. le conseiller Tronchin.
Ferney, 25 Avril 1764.
On dit que la mort de madame de Pompadour a fait baisser les effets. Si cela est vrai, voilà une belle oraison funèbre.
à M. Noverre.
Au château de Ferney, le 26 Avril 1764.
Les vieillards impotents comme moi, monsieur, s’intéressent rarement à l’art charmant (1) que vous avez embelli ; mais vous me transformez en jeune homme, vous me faites naître un violent désir de voir ces fêtes dont vous êtes l’ornement principal ; mes désirs ne me donnent que des regrets, et c’est là mon malheur. J’ai d’ailleurs une raison de vous admirer qui m’est particulière ; je trouve que tout ce que vous faites est plein de poésie ; les peintres et les poètes se disputeront à qui vous aura. Je ne cesse de m’étonner que la France ne vous ait pas fixé par les plus grands avantages ; mais nous ne sommes plus dans ces temps où la France donnait des exemples à l’Europe ; tout est bien changé : vous devez au moins être regretté de tous les gens de goût. Regardez-moi, monsieur, comme un de vos partisans les plus attachés, et comptez sur l’estime sincère avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très humble serviteur.
1 – L’art de la danse ; Noverre était maître des ballets du duc de Wurtemberg, prince qui, les 10, 11 et 12 Février, donnait chaque année, pour l’anniversaire de sa naissance, de magnifiques fêtes dont il faisait imprimer la relation. (Beuchot.)
à M. le comte d’Argental.
Avril 1764.
Je croyais avoir envoyé Thélème à mes anges ; mais puisque je l’ai oublié, je répare ma faute. Il se peut faire qu’aucun de mes anges ne sache le grec ; mais, comme ils ont le nez fin, ils verront bientôt que Thélème signifie la volonté, le désir, et que Macare signifie le bonheur ; et puis ils ont Macare chez eux, ils feront avec lui le commentaire.
Il me semble encore que mes anges m’avaient ordonné de donner Olympie à mademoiselle Dubois. L’ai-je fait ? je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que j’adore toujours mes anges du culte d’hyperdulie. Permettez-vous que je fourre ici l’incluse ?
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 1er mai 1764.
Mes charmants anges, voici vos roués ; je les ai rajustés comme j’ai pu. Ne me demandez pas un vers de plus, pas un hémistiche ; car je deviens si vieux, si vieux, si dur, si sec, si stérile, si incapable, qu’il faut avoir pitié de moi. Il faut être possédé du démon pour faire une tragédie. Je n’en connais pas une seule qui n’ait de grands défauts, et la multitude des détestables est prodigieuse.
Faites-moi un plaisir, mes anges dites-moi habilement si madame la duchesse de Grammont a personnellement du crédit auprès du roi ; j’aurais peut-être besoin qu’elle lui dît un mot ; car, tout Suisse qu’on est, on ne laisse pas de se souvenir de sa patrie : enfin j’ai besoin de savoir si je peux m’adresser à madame la duchesse de Grammont pour une chose extrêmement aisée à faire. J’ai pardonné aux mânes de madame de Pompadour les prédilections qu’elle avait pour la Sémiramis de Crébillon, pour son Catilina et pour son Triumvirat. Ce sont, sans contredit, les plus impertinents et les plus barbares ouvrages qu’un ennemi du bon sens ait jamais pu faire. Madame de Pompadour me faisait l’honneur de me mettre immédiatement après ce grand homme ; mais, après tout, elle m’avait rendu quelques bons offices, dont je me souviendrai toujours.
On dit que M. de Marigni fait travailler à un superbe mausolée pour Pradon, l’abbé Nadal, et Danchet (1) : je lui recommande Guillaume Vadé ; car pour moi, qui ne serai pas enseveli en terre sainte, je ne prétends pas aux monuments. Dites-moi, je vous prie, ce qu’on fait au tripot, quel nouveau chef-d’œuvre on représente. On dit que la salle est déserte aux comédies, depuis la retraite de mademoiselle Dangeville ; vous n’avez qu’un acteur tragique ; le tripot me paraît aller mal.
Mes anges, conservez votre santé l’un et l’autre ; que les eaux vous fassent du bien ! Ayez tout le plaisir que vous pourrez cela n’est pas toujours aussi aisé qu’on le pense.
Respect et tendresse.
1 – Allusion au mausolée que Marigny faisait faire pour Crébillon. (G.A.)