CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 12

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à M. le marquis de Chauvelin.

 

2 Avril 1764.

 

 

          Votre excellence est assez bonne pour avoir des griefs contre moi. J’en ai moi-même un bien fort : c’est que je n’en peux plus, c’est que j’ai absolument perdu la santé, et qu’étant menacé de perdre la vue, tout ce que je peux faire, c’est de dicter une malheureuse lettre. Je suis tombé tout d’un coup, mais ce n’est pas de bien haut. Je ne savais pas que madame l’ambassadrice eût été malade ; je vous assure que je m’y serais plus intéressé qu’à ma propre misère, par la raison que j’aime beaucoup mieux les pièces de Racine que celles de Pradon, et que les beaux ouvrages de la nature inspirent plus d’intérêt que les autres.

 

          J’avoue que j’ai eu grand tort de ne vous pas envoyer les Trois manières ; mais puisque vous les avez, je ne peux réparer mon tort : tout ce que je peux faire, c’est de vous donner Madame Gertrude (1), si vous ne l’avez pas.

 

          A l’égard de ce qui devait vous revenir vers le mois d’avril, ne prenez pas cela pour un poisson d’avril, s’il vous plaît ; je tiendrai ma parole tôt ou tard ; mais donnez un peu de temps à un pauvre malade. J’ai été accablé de fardeaux que mes forces ne pouvaient porter ; et, dans l’état où je suis réduit, il m’est impossible de m’appliquer. J’ai consumé la petite bougie que la nature m’avait donnée ; il ne reste plus qu’un faible lumignon que le moindre effort éteindrait absolument.

 

          Oserais-je demander à votre excellence si elle est contente de la Gazette littéraire ? Il me semble que cette entreprise est en bonnes mains, et que, de tous les journaux, c’est celui qui met le plus au fait des sciences de l’Europe : c’est dommage qu’il ne parle point de mandements d’évêques, qu’on brûle tous les jours. Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement répandue de proche en proche, qu’on éclatera à la première occasion ; et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de belles choses (2).

 

          A propos, je n’ose vous envoyer un conte à dormir debout (3), qui est très indigne d’un ambassadeur ; mais pour peu que madame l’ambassadrice se plaise aux Mille et une Nuits, je l’enverrai par la première poste. En attendant, voici un petit avis d’un nommé Vadé à mes chers compatriotes (4). Ce Vadé-là était un homme bien difficile à vivre. Mille sincères et tendres respects.

 

 

1 – L’Education d’une fille, conte. (G.A.)

2 – Cette prédiction révolutionnaire est célèbre. (G.A.)

3 – Ce qui plaît aux dames. (G.A.)

4 – Copie manuscrite du Discours aux Welches, par Antoine Vadé. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

2 Avril 1764.

 

 

          Mon cher frère, je vous envoie l’avis d’Esculape-Tronchin. Tout Esculape qu’il est, il ne vous apprendra pas grand-chose : vous savez assez que la vie sédentaire fait bien du mal aux tempéraments secs et délicats. Si j’étais assez insolent pour ajouter quelque chose aux oracles d’Esculape, je conseillerais les eaux de Plombières, ou quelques autres eaux chaudes et douces, en cas que la fortune de la malade lui permette de faire ce voyage sans s’incommoder, car il n’est permis qu’aux gens riches d’aller chercher la santé loin de chez eux ; et à l’égard des pauvres, ils travaillent et guérissent. Le voyage, l’exercice, des eaux qui lavent le sang et qui débouchent les canaux, rétablissent presque toujours la machine. Je voudrais aussi qu’on fît lit à part : un mari malsain et une femme malade ne se feront pas grand bien l’un à l’autre, attendu que mal sur mal n’est pas santé. Voilà l’avis d’un vieux routier qui n’est pas médecin, mais qui depuis longtemps ne doit la vie qu’à une extrême attention sur lui-même.

 

          J’ai oublié, dans ma dernière lettre, de vous prier de m’envoyer Macare imprimé, avec la lettre au grand-fauconnier (1). Il faut que ce grand-fauconnier ait le diable au corps de faire imprimer ces rogatons.

 

          Ne pourrai-je jamais m’édifier avec l’Instruction pastorale de Christophe ? Je suis fou des pastorales, depuis celle de Jean-George ; elles m’amusent infiniment. Est-il vrai qu’il y a un jésuite, nommé Desnoyers, qui a bravement signé le formulaire imposé aux ci-devant soi-disant jésuites ?

 

          Est-il vrai qu’on a mis au pilori la grosse face de l’abbé Caveyrac, apologiste de la Saint-Barthélemy et de l’institut de Loyola ? S’il est de la maison de Caveyrac, c’est un homme de grande qualité ; mais il se peut que ce soit un polisson qui ait pris le nom de son village.

 

 

          Il me paraît que nosseigneurs du parlement vont grand train. Quand serai-je assez heureux pour avoir le libelle de ce prêtre (2) ? C’est un coquin qui ne manque pas d’esprit ; il est même fort instruit des fadaises ecclésiastiques, et il a une sorte d’éloquence. Frère Thieriot devrait bien s’amuser un quart d’heure à m’écrire tout ce qu’on dit et tout ce qu’on fait. Vous ne me parlez plus de ce paresseux, de ce négligent, de ce loir, de cet ingrat, de ce liron qui passe sa vie à manger, à dormir, et à oublier ses amis. Il n’a rien à faire ; et vous, qui êtes accablé d’occupations désagréables, vous trouvez encore du temps pour écrire à votre frère.

 

          Dieu vous le rende ! vous avez une âme charmante. Ecr. l’inf…

 

 

1 – La lettre du 6 Février. (G.A.)

2 – Il s’agit ici du Il est temps de parler. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Palissot.

 

Ferney, 4 Avril 1764.

 

 

          Je n’avais pas envie de rire, monsieur, quand vous m’envoyâtes votre petite drôlerie. J’étais fort malade. Mon aumônier, qui est, ne vous déplaise, un jésuite, ne me quittait point. Il me faisait demander pardon à Dieu d’avoir manqué de charité envers Fréron et Le Franc de Pompignan, et d’avoir raillé l’abbé Trublet qui est archidiacre. Il ne voulait pas permettre que je lusse votre Dunciade. Il disait que je retournerais infailliblement à mes premiers péchés, si je lisais des ouvrages satiriques. Je fus donc obligé de vous lire à la dérobée. J’ai le bonheur de ne connaître aucun des masques dont vous parlez dans votre poème. J’ai seulement été affligé de voir votre acharnement contre M. Diderot, qu’on dit être aussi rempli de mérite et de probité que de science, qui ne vous a jamais offensé, et que vous n’avez jamais vu. Je vous parle bien librement ; mais je suis si vieux, qu’il faut me pardonner de vous dire tout ce que je pense. Je n’ai plus que ce plaisir-là. Il est triste de voir les gens de lettres se traiter les uns les autres comme les parlements en usent avec les évêques, les jansénistes avec les molinistes, et la moitié du monde avec l’autre. Ce monde-ci n’est qu’un orage continuel : sauve qui peut ! Quand j’étais jeune, je croyais que les lettres rendaient les gens heureux : je suis bien détrompé ! Il faut absolument que nous demandions tous deux pardon à Dieu, et que nous fassions pénitence. Je consens même d’aller en purgatoire, à condition que Fréron sera damné.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Avril 1764.

 

 

          J’ai vu, mes anges, de fort bons vers de M. de La Harpe (1) sur les talents naturels de mademoiselle Dumesnil, et sur les talents acquis de mademoiselle Clairon. Je me souviens qu’autrefois cette petite innocente de Gaussin me disait tout doucement : « Allez, allez, mademoiselle Clairon sera une grande actrice, mais ne fera jamais pleurer. »

 

          Mais quoi ! est-il possible que mademoiselle Clairon ne dise pas

 

Empêchez-moi surtout de le revoir jamais,

 

Olymp., act. III, sc. III

 

d’une manière à se faire claquer, mais claquer pendant un quart d’heure ? On trouve qu’il n’y a pas assez d’amour dans son rôle : je maintiens, moi, que ce vers vaut toute une églogue. Allez, allez, la pièce est pleine d’intérêt ; et voilà ce qui la soutient. Que quelque auteur s’avise un jour de mettre un bûcher et point d’intérêt dans sa pièce, comptez qu’on y jettera Monsieur, pour réchauffer son ouvrage. Il faut qu’il y ait un grand appareil au spectacle, c’est mon avis ; mais il faut que cet appareil fasse toujours une situation intéressante, et qui tienne les esprits en suspens ; tel est le troisième acte de Tancrède et le quatrième acte de Mahomet. Tâchons de parler à la fois aux yeux, aux oreilles et à l’âme ; on critiquera, mais ce sera en pleurant. Je suis bien las des drames qui ne sont que des conversations ; ils sont beaux, mais, entre nous, ils sont un peu à la glace.

 

          Je suis très fâché que madame d’Argengal ait pris médecine par nécessité ; mais je serais plus fâché encore si elle l’avait prise sans nécessité, car c’est alors que les médecines font très grand mal. J’ai lu votre écriture tout courant et sans hésiter un moment, malgré toute la faiblesse de mes yeux. Mon cœur aime passionnément les caractères des deux anges. Envoyez-moi, je vous prie, quand vous n’aurez rien à faire, toutes les critiques possibles d’Olympie : qui sait si elles ne me piqueront pas d’honneur, et si à la fin je ne trouverai pas quelque chose de nouveau ?

 

          M. Gilbert de Voysins (2) n’est-il pas infiniment plus vieux que moi ? J’ai une très mauvaise opinion de ce corps-là, et je m’imagine qu’il pourrait bien m’aller juger incessamment dans l’autre monde : mais surtout que M. le duc de Praslin se débarrasse vite de sa goutte, et qu’il songe bien sérieusement à sa santé. Je vous le répète, le ministère est un fardeau affreux quand on souffre.

 

          On m’avait mandé que madame de Pompadour était absolument hors d’affaire ; mais ce que vous me dîtes, le 29 de mars, me donne beaucoup de crainte. Je lui avais fait mon compliment sur sa convalescence ; je suis bien fâché d’avoir eu tort. Mille tendres respects ; tout Ferney baise le bout des ailes de mes anges.

 

 

1 – C’est la pièce commençant par ce vers :

 

Eh bien, de tes talents le triomphe est durable,

 

et qui avait été imprimée avec la lettre à madame du Deffand du 27 Janvier. (G.A.)

 

2 – Avocat-général, qui avait requis contre les Lettres philosophiques en 1734. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Frédéric.

 

LANDGRAVE DE HESSE-CASSEL.

 

7 Avril 1764.

 

 

          Monseigneur, si je suivais les mouvements de mon cœur, j’importunerais plus souvent de mes lettres votre altesse sérénissime ; mais que peut un pauvre solitaire, malade, vieux et mourant, inutile au monde et à lui-même ? Votre altesse sérénissime me parle de tragédies : donnez-moi de la jeunesse et de la santé, et je vous promets alors deux tragédies par an ; je viendrai moi-même les jouer à Cassel, car j’étais autrefois un assez bon acteur. Rajeunissez aussi mademoiselle Gaussin, qui n’a rien à faire, et qui sera fort aise de recevoir de vous cette petite faveur. Nous nous mettrons tous les deux à la tête de votre troupe, et nous tâcherons de vous amuser ; mais j’ai bien peur d’aller bientôt faire des tragédies dans l’autre monde ; pour peu que Belzébuth aime le théâtre, je serai son homme. Les dévots disent en effet que le théâtre est une œuvre du démon : si cela est, le démon est fort aimable, car de tous les plaisirs de l’âme, je tiens que le premier est une tragédie bien jouée.

 

          J’envie le sort d’un Génevois (1) qui va faire sa cour à votre altesse sérénissime. Il est bien heureux, mais il est digne de l’être ; c’est un homme plein d’esprit et de sagesse. La liberté génevoise est une belle chose, mais l’honneur de vous approcher vaut encore mieux.

 

          Je songe, monseigneur, que, pour perfectionner votre troupe, vous pourriez prendre, au lieu des chapons d’Italie, que vous n’aimez point, quelques-uns de nos jésuites réformés ; ils passaient pour être les meilleurs comédiens du monde ; je crois qu’on les aurait actuellement à fort bon marché.

 

          Pardonnez à un vieillard presque aveugle de ne vous pas écrire de sa main. Je suis, etc.

 

 

1 – P.H. Mallet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

10 Avril 1764.

 

 

          Mes divins anges, voilà le tripot fermé : il ne vous revient plus qu’un quatrième acte des roués, que je vous enverrai quand il vous plaira ; et ce sera à vous à me dire comment j’en dois user avec les ambassadeurs de France à Turin ; c’est une affaire d’Etat dans laquelle je ne puis me conduire que par vos instructions et par vos ordres. Mais une affaire d’Etat plus considérable, que nous mettons plus que jamais, maman et moi, à l’ombre de vos ailes, c’est cette fatale dîme pour laquelle on recommence vivement les poursuites. Nous allons être à la merci d’un prêtre ivrogne, notre terre va être dégradée, tous les agréments dont nous jouissons vont être perdus, si M. le duc de Praslin n’a pas pitié de nous. Cette affaire est enfin portée sur le rôle, et elle est la première pour la rentrée du  parlement : on dépouillera le vieil homme à la Quasimodo. Maman m’a proposé de mettre le feu au château et de tout abandonner. Ce serait en effet un parti fort agréable à prendre, surtout après m’être ruiné à embellir cette terre ; mais je crois qu’un bel arrêt du conseil vaudrait bien mieux, et je l’espérerai jusqu’au dernier moment. Nous vous demandons en grâce de vouloir bien nous dire sur quoi nous pouvons compter, et ce que nous devons faire.

 

          Je n’ai point reçu de nouvelles de M. le maréchal de Richelieu touchant son bellâtre de Bellecour (1) ; mais je vous avoue que j’ai toujours du faible pour le Droit du Seigneur, et que je serais curieux d’apprendre qu’il aura été joué, à la rentrée, par Grandval. Est-il possible que vous n’ayez que Lekain pour le tragique, et qu’il soit si difficile de trouver des acteurs ? Cela décourage des jeunes gens comme moi, et je crains bien d’être obligé de renoncer au théâtre à la fleur de mon âge.

 

          Si vous le jugez à propos aussi, vous brûlerez, ou vous communiquerez à l’abbé Arnaud, le petit mémoire ci-joint. J’ai cru que ces discussions littéraires pourraient quelquefois piquer la curiosité  du public, que le simple énoncé des ouvrages nouveaux n’excite peut-être pas assez. Si l’on ne peut faire nul usage de ces mémoires, il n’y aura de mon côté qu’un peu de temps perdu, et beaucoup de bonne volonté inutile.

 

          Il est difficile d’ailleurs de rencontrer de si loin le goût de ceux pour qui l’on travaille.

 

          Respect et tendresse.

 

 

1 – Bellecour, que le public sifflait, voulait jouer le rôle de d’Olban dans le Droit du Seigneur. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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