CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 10
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
14 Mars 1764.
Je vous conjure, mon cher monsieur, de ne point disputer avec les gens entêtés ; la contradiction les irrite toujours, au lieu de les éclairer ; ils se cabrent, ils prennent en haine ceux dont on leur cite les opinions. Jamais la dispute n’a convaincu personne ; on peut ramener les hommes en les faisant penser par eux-mêmes, en paraissant douter avec eux, en les conduisant comme par la main, sans qu’ils s’en aperçoivent. Un bon livre qu’on leur prête, et qu’ils lisent à loisir, fait bien plus sûrement son effet, parce qu’alors ils ne rougissent point d’être subjugués par la raison supérieure d’un antagonisme. Cette méthode est la plus sûre, et on y gagne encore l’avantage de se procurer le repos.
Je suis très édifié, monsieur, de voir que vous érigez un hôpital, et que, par les justes mesures que vous avez prises, vous guérirez trois cents personnes par année. Nous ne sommes dans ce monde que pour y faire du bien.
Je vois que l’affaire des jésuites a effarouché quelques esprits ; mais tout sera calmé par la sagesse du roi. Vous savez sans doute qu’on a condamné au bannissement l’abbé de Caveyrac, qui avait fait l’apologie de la Saint-Barthélemy, et qui s’était mis à faire celle des jésuites. Vous savez que ces Pères ne sont plus à Versailles ; leur éloignement semble dissiper tout esprit de faction : mais ce qu’il y a de plus heureux, c’est que les finances sont en très bon état. Les voisins de la France s’y intéressent autant que les Français ; le crédit public renaît : jamais on n’a été plus en droit d’espérer des jours heureux.
Il faut qu’il y ait eu quelques manœuvres secrètes de la part des jésuites, qui ont donné un peu d’alarmes, et qui ont peut-être fait saisir, dans le bureau des postes, des paquets indifférents qui ont pu être soupçonnés d’avoir quelques rapports à ces tracasseries. C’est un mal très médiocre dans la félicité publique. Je ne sais ce que c’est que la Lettre du Quaker ; j’en ai entendu parler, mais je ne l’ai point vue, et, sur ce qu’on m’en a dit, je serais fâché qu’on l’attribuât à mes amis ou à moi.
Vous savez, monsieur, avec quels sentiments je vous suis dévoué pour la vie.
à M. Damilaville.
14 Mars 1764.
Mon cher frère, je reconnais votre cœur au zèle et à la douleur que l’intérêt d’un ami vous inspire. Vous avez l’un et l’autre une belle âme. Mais rassurez-vous ; votre ami n’a certainement rien à craindre de la rapsodie dont vous me parlez. Quand même cette satire (1) aurait cours pendant huit jours (ce qui peut bien arriver, grâce à la malignité humaine), la foule de ceux qui sont attaqués dans cette rapsodie ferait cause commune avec M. Diderot, et cette satire ne lui ferait que des amis. Mais, encore une fois, ne craignez rien ; on m’écrit que cet ouvrage a révolté tout le monde. L’auteur n’est pas adroit. Quand on veut nuire dans un ouvrage, il faut qu’il soit bon par lui-même, et que le poison soit couvert de fleurs : c’est ici tout le contraire.
Il est vrai que l’auteur a des protecteurs ; mais les protecteurs veulent être amusés, et ils ne le seront pas. L’ouvrage sera oublié dans quinze jours ; et le grand monument qu’érige M. Diderot doit faire à jamais l’honneur de la nation.
J’attends l’Encyclopédie avec l’impatience d’un homme qui n’a pas longtemps à vivre, et qui veut jouir avant sa mort. Plût à Dieu qu’on eût imprimé cet ouvrage en pays étranger ! Quand Saumaise voulut écrire librement, il se retira en Hollande ; quand Descartes voulut philosopher, il quitta la France : mais puisque M. Diderot a voulu rester à Paris, il n’a d’autre parti à prendre que celui de s’envelopper dans sa gloire et dans sa vertu.
Il est bien étrange, je vous l’avoue, que la police souffre une telle satire, et qu’on craigne de publier la Tolérance. Mais rien ne m’étonne ; il faut savoir souffrir, et attendre des temps plus heureux.
On dit que l’abbé de La Tour du Pin est à la Bastille pour les affaires des jésuites ; c’est un parent de mademoiselle Corneille, devenue madame Dupuits. C’est lui qui sollicita si vivement une lettre de cachet pour ravir à mademoiselle Corneille l’asile que je lui offrais chez moi. Où en serait cette pauvre enfant, si elle n’avait eu pour protecteur que ce mauvais parent ? Mon cher frère, les hommes sont bien injustes ; mais de toutes les horreurs que je vois, la plus cruelle, à mon gré, et la plus humiliante, c’est que des gens qui pensent de la même façon sur la philosophie déchirent leurs maîtres ou leurs amis. On est indigné quand on voit Palissot insulter continuellement M. Diderot, qu’il ne connaît pas ; mais je suis bien affligé quand je vois ce malheureux Rousseau outrager la philosophie dans le même temps qu’il arme contre lui la religion. Quelle démence et quelle fureur de vouloir décrier les seuls hommes sur la terre qui pouvaient l’excuser auprès du public, et adoucir l’amertume du triste sort qu’il mérite !
Mon cher frère, que je plains les gens de lettres ! Je serais mort de chagrin, si je n’avais pas fui la France ; je n’ai goûté de bonheur que dans ma retraite. Je vous prie de dire à votre ami (2) combien je l’estime et combien je l’honore. Je lui souhaite des jours tranquilles ; il les aura, puisqu’il ne se compromet point avec les insectes du Parnasse, qui ne savent que bourdonner et piquer. Mon ambition est qu’il soit de l’Académie ; il faut absolument qu’on le propose pour la première place vacante. Tous les gens de lettres seront pour lui, et il sera très aisé de lui concilier les personnes de la cour, qui obtiendront pour lui l’approbation du roi. Je n’ai pas grand crédit assurément, mais j’ai encore quelques amis qui pourront le servir. Notre cher ange, M. d’Argental, ne s’y épargnera pas.
Je vois bien mon cher ami, qu’il est plus aisé d’avoir des satires contre le prochain que d’avoir le mandement de Christophe, et le livre intitulé Il est temps de parler.
Je vous embrasse de tout mon cœur. Ecr. l’inf…
1 – La Dunciade, de Palissot. (K.)
2 – Diderot. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
14 Mars 1764.
Divins anges, j’ai reçu la Gazette littéraire (1), et j’en suis fort content. L’intérêt que je prenais à cet ouvrage, et la sagesse à laquelle il est condamné, me faisaient trembler ; mais, malgré sa sagesse, il me plaît beaucoup. Il me paraît que les auteurs entendent toutes les langues ; ainsi ce ne serait pas la peine que je fisse venir des livres d’Angleterre. Paris est plus près de Londres que Genève ; mais Genève est plus près de l’Italie ; je pourrais donc avoir le département de l’Italie et de l’Espagne, si on voulait. J’entends l’espagnol beaucoup plus que l’allemand, et les caractères tudesques me font un mal horrible aux yeux, qui ne sont que trop faibles. Je pense donc que, pour l’économie et la célérité, il ne serait pas mal que j’eusse ces deux départements, et que je renonçasse à celui d’Angleterre ; c’est à M. le duc de Praslin à décider. Je n’enverrai jamais que des matériaux qu’on mettra en ordre de la manière la plus convenable. Ce n’est pas à moi, qui ne suis pas sur les lieux, à savoir précisément dans quel point de vue on doit présenter les objets au public ; je ne veux que servir et être ignoré.
A l’égard des roués (2), je n’ai pas dit encore mon dernier mot, et je vois avec plaisir que j’aurai tout le temps de le dire.
Madame Denis et moi nous baisons plus que jamais les ailes de nos anges ; nous remercions M. le duc de Praslin de tout notre cœur. Les dîmes nous feront supporter nos neiges.
Je suis enchanté que l’idée des exemplaires royaux, au profit de Pierre, neveu de Pierre, rie à mes anges ; je suis persuadé que M. de La Borde, un des bienfaiteurs, l’approuvera.
Nous nous amusons toujours à marier des filles ; nous allons marier avantageusement la belle-sœur (3) de la nièce à Pierre ; tout le monde se marie chez nous ; on y bâtit des maisons de tous côtés, on défriche des terres qui n’ont rien porté depuis le déluge ; nous nous égayons, et nous engraissons un pays barbare ; et si nous étions absolument les maîtres, nous ferions bien mieux. Je déteste l’anarchie féodale ; mais je suis convaincu par mon expérience que si les pauvres seigneurs châtelains étaient moins dépendants de nosseigneurs les intendants, ils pourraient faire autant de bien à la France que nosseigneurs les intendants font quelquefois de mal, attendu qu’il est tout naturel que le seigneur châtelain regarde ses vassaux comme ses enfants.
Je demande pardon de ce bavardage ; mais quelquefois je raisonne comme Lubin, je demande pourquoi il ne fait pas jour la nuit. Mes anges, je radote quelquefois, il faut me pardonner ; mais je ne radote point quand je vous adore.
1 – Le premier cahier est du 7 Mars. (G.A.)
2 – Le Triumvirat. (G.A.)
3 – Mademoiselle Dupuits, sœur du mari de Cornélie-Chiffon. (G.A.)
à M. Damilaville.
16 Mars 1764.
En réponse, mon cher frère, à votre lettre du 9 de mars, je ne suis point surpris que la plate et ennuyeuse satire (1) pour laquelle on avait obtenu une permission tacite ait attiré à son auteur l’indignation et le mépris. Madame Denis, qui a voulu la lire, n’a jamais pu l’achever. Il n’y a certainement que les intéressés qui puissent avoir le courage de lire un tel ouvrage jusqu’au bout, et ceux-là n’en diront pas de bien. S’il y avait quelque chose de plaisant, ce serait de voir M. Diderot au nombre des sots.
Il faut bien se donner de garde de répondre en forme à une telle impertinence ; mais je pense qu’on ne ferait pas mal de désigner cet infâme ouvrage dans l’Encyclopédie, à l’article SATIRE, et d’inspirer au public et à la postérité l’horreur et le mépris qu’on doit à ces malheureux qui prétendent être en droit d’insulter les plus honnêtes gens, parce que Despréaux s’est moqué, en passant, de quelques poètes. Il faut avouer que le premier qui donna cet affreux exemple a été le poète Rousseau, homme, à mon sens, d’un très médiocre génie. Il mit ses chardons piquants dans des satires où Boileau jetait des fleurs. Les mots de bélître, de maroufle, de louve, etc., sont prodigués par Rousseau ; mais du moins il y a quelques bons vers au milieu de ces horreurs révoltantes et la prétendue Dunciade n’a pas ce mérite. Ceux qu’il attaque, et ceux qu’il loue, doivent être également mécontents ; le public doit l’être bien davantage, car il veut être amusé, et il est ennuyé : c’est ce qui ne se pardonne jamais.
Je crois, mon cher frère, qu’il n’est pas encore temps de songer à la publication de la Tolérance ; mais il est toujours temps d’en demander une vingtaine d’exemplaires à M. de Sartine. Vous les donneriez à vos amis, qui les prêteraient à leurs amis ; cela composerait une centaine de suffrages qui feraient grand bien à la bonne cause ; car, entre nous, les notes qui sont au bas des pages sont aussi favorables à cette bonne cause que le texte l’est à la tolérance.
Je vous admire toujours de donner tant de soins aux belles-lettres, à la philosophie, au bien public, au milieu de vos occupations arithmétiques et des détails prodigieux dont vous devez être accablé.
Puisque votre belle âme prend un intérêt si sensible à tout ce qui concerne l’honneur des lettres et les devoirs de la société, il faut vous apprendre que Jean-Jacques, ayant voulu imiter Platon (2), après avoir imité Diogène, vient de donner incognito un détestable opuscule sur les dangers de la poésie et du théâtre (3). Il m’apostrophe dans cet ouvrage, moi et frère Thieriot, sous des noms grecs ; il dit que je n’ai jamais pu attirer auprès de moi que Thieriot, et que je n’ai réussi qu’à en faire un ingrat. Si la chose était vraie, je serais très fâché : j’ai toujours voulu croire que Thieriot n’était que paresseux.
Je vous embrasse bien tendrement, mon cher frère. Ecr. l’inf…
1 – La Dunciade. (G.A.)
2 – Diderot avait écrit en 1758 sur la poésie dramatique. (G.A.)
3 – De l’imitation théâtrale. L’auteur dit, en s’adressant à Homère : « Comment se peut-il que vous n’ayez attiré près de vous que le seul Cléophile ? encore n’en fîtes-vous qu’un ingrat. » (G.A.)
à Madame la margrave de Bade-Dourlach.
A Ferney, 20 Mars 1764.
Madame, la bonté que votre altesse sérénissime a bien voulu témoigner dans l’aventure affreuse des Calas est une grande consolation pour cette famille désolée, et le secours que vous daignez lui donner pour soutenir un procès qui est la cause du genre humain est l’augure d’un heureux succès. Quand on saura que les personnes les plus respectables de l’Europe s’intéressent à ces innocents persécutés, les juges en seront certainement plus attentifs. Il s’agit de réhabiliter la mémoire d’un homme vertueux, de dédommager sa veuve et ses enfants et de venger la religion et l’humanité en cassant un arrêt inique. Il est difficile d’y parvenir ; ceux qui, dans notre France, ont acheté à prix d’argent le droit de juger les hommes composent un corps si considérable ; qu’à peine le conseil du roi ose casser leurs arrêts injustes. Il a fallu peu de temps pour faire mourir Calas sur la roue, et il faut plusieurs années et des dépenses incroyables pour faire obtenir à la famille un faible dédommagement, que peut-être encore on ne lui donnera pas. Heureux, madame, ceux qui vivent sous votre domination ! Il est bien triste pour moi que mon âge et mes maux me privent de l’honneur de venir vous renouveler le profond respect avec lequel je serai toute ma vie, madame, de votre altesse sérénissime, etc.