CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 39
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à M. l’abbé d’Olivet.
A Ferney, 26 Décembre 1763.
Mon cher doyen (car M. le maréchal de Richelieu n’est que le doyen des agréments, et vous êtes le doyen de l’Académie), je vous souhaite des années heureuses depuis 1764 jusqu’en 1784. Pour moi, je n’espère que peu de jours. Vous savez qu’il a plu à Dieu de me faire d’une étoffe très faible et très peu durable. Je ne me suis jamais attendu à parvenir jusqu’à soixante-dix ans, dont j’ai l’honneur d’être affublé. Je m’attendais encore moins à passer gaiement ma vie entre le mont Jura et les Alpes, entre la nièce de Corneille et un jésuite qui s’est avisé d’être mon aumônier. Je suis bien aise de vous dire que je mène dans mon petit château la plus jolie vie du monde, et que je n’ai été véritablement heureux que dans cette retraite. Mademoiselle Corneille a été très bien mariée ; toute sa famille est chez moi ; on y rit du matin au soir. Son oncle est tout commenté et tout imprimé. On criera contre moi, on me trouvera trop critique et je m’en moque ; je n’ai cherché qu’à être utile, et pour l’être, il faut dire la vérité. Quiconque veut critiquer tout est un Zoïle ; quiconque admire tout est un sot. J’ai tâché de garder le milieu entre ces deux extrémités, et je m’en rapporterai à vous.
Madame Denis, mon cher doyen vous fait bien ses compliments ; et moi je vous fais mes condoléances : je pense avec chagrin que nous ne nous reverrons plus. Je suis devenu si nécessaire à ma petite colonie que je ne puis plus la quitter, et probablement vous ne sortirez point de Paris. Soyez-y aussi heureux que la pauvre nature humaine le comporte. Consolez-moi par un peu de souvenir du chagrin d’être loin de vous ; c’est la seule peine d’esprit dont je puisse me plaindre. Je ne vous écris pas de ma main, attendu qu’une grosse fluxion me rend aveugle depuis six mois. Me voilà comme Tirésie ; mais je n’ai pas su les secrets des dieux comme lui, quoique je les aie cherchés longtemps. Adieu, mon cher doyen.
à M. Bertrand.
Ferney, 30 Décembre 1763.
Mon cher philosophe, tandis que le traité de la Tolérance trouve grâce devant les catholiques, je serais très affligé qu’il pût déplaire à ceux mêmes en faveur desquels il a été composé. Il y aurait, ce me semble, peu de raison et beaucoup d’ingratitude à eux de s’élever contre un factum fait uniquement en leur faveur. Je ne connais point l’auteur de ce livre ; mais j’apprends de tous côtés qu’il réussit beaucoup, et qu’on a même remis entre les mains des ministres d’Etat un mémoire qu’ils ont demandé pour examiner ce qu’on pourrait faire pour donner un peu plus de liberté aux protestants de France.
J’ai cherché dans ce livre s’il y a quelques passages contre les révélations : non seulement je n’en ai trouvé aucun, mais j’y ai vu le plus profond respect pour les choses mêmes dont le texte pourrait révolter ceux qui ne se servent que de leur raison. Si ce texte, mal entendu peut-être par ceux qui n’en croient que leurs lumières, et à qui la foi manque, inspire malheureusement quelque indifférence, cette indifférence peut produire du moins un très grand bien, car on se lasse de persécuter pour des choses ont on ne se soucie point, et l’indifférence amène la paix.
Je crois qu’on a envoyé un exemplaire de cet ouvrage à M. de Correvon, qui l’avait demandé plusieurs fois. Il y a longtemps que je n’ai eu de ses nouvelles. Vous me ferez le plaisir de lui dire que cet ouvrage a fait la plus grande impression dans l’esprit de nos ministres d’Etat qui l’ont lu.
J’espère d’ailleurs que nous viendrons à bout de notre jésuite intolérant, qui ne veut pas qu’un huguenot réussisse dans une demande très naturelle et raisonnable à un prince catholique.
à MM. les comédiens français.
Au château de Ferney, 30 Décembre 1763 (1).
Je suis aussi sensible au mérite de MM. et de mesdames les pensionnaires du roi et aux témoignages de leur bienveillance, que je me sens incapable de faire des ouvrages dignes de leurs talents. Je les prie d’agréer mes sincères remerciements. Si mon âge, ma mauvaise santé, et la perte des yeux dont je suis menacé, me permettent de travailler à la tragédie d’Olympie, je ne manquerai pas de la leur envoyer incessamment.
La retraite, que mon état me rend absolument nécessaire, me laisse le regret de n’être pas le témoin de leurs talents, et de ne pouvoir mêler mes applaudissements à ceux qu’ils reçoivent du public. Ils savent que j’ai toujours regardé leur art comme un de ceux qui font le plus d’honneur à la France et qui méritent le plus de considération. Les obligations que j’ai à leurs grands talents ont augmenté en moi ces sentiments que je conserverai toute ma vie.
Je me flatte qu’ils sont persuadés de l’estime, du zèle et de la reconnaissance avec lesquels j’ai, etc.
1 – Editeur, M. Régnier, de la Comédie-Française. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
30 Décembre 1763.
Je mets sous les quatre ailes de mes anges ma réponse à notre ami Lekain et aux comédiens ordinaires du roi ; je les supplie de donner au féal Lekain ces deux paperasses. Si je croyais que mes anges les conjurés eussent le dessein de faire passer Olympie avant les roués, j’y travaillerais sur-le-champ, quoique je ne sois guère en train ; c’est à mes conjurés (1) à me conduire, et à me dire ce qu’il faut faire. Je ne suis que l’instrument de leur conspiration ; c’est à eux de me manier comme ils voudront.
Je fais toujours des contes de ma mère l’Oie, en attendant leurs ordres. Il y a, je crois, une sottise dans le récit en petits vers de Théone la gaillarde :
Les dieux seuls purent comparaître
A cet hymen précipité ;
il faut
Les dieux seuls daignèrent paraître (2).
car les dieux ne comparaissent pas. Je vous supplie donc de corriger cette sottise de votre main blanche. Vous m’allez demander pourquoi, étant lynx sur les fautes de mes contes à dormir debout, je suis taupe sur les défauts des tragédies ? Mes anges, c’est qu’une tragédie est plus difficile à rapetasser qu’un conte. Il faut, pour une tragédie, un extrême recueillement ; et j’ai à présent mon curé en tête (3). Il ne ressemble point du tout à l’hiérophante d’Olympie, qui négligeait le temporel ; mon prêtre me poursuit avec une vivacité tout à fait sacerdotale, et je ne sais trop que répondre au parlement de Dijon. J’ai pris la liberté d’exposer ma doléance en peu de mots à M. le duc de Praslin.
La Tolérance me tient aussi un peu en échec. Il y a un homme qui travaille à la cour en faveur des huguenots, et qui probablement ne réussira guère. On me fait craindre que la race des dévots ne se déchaîne contre ma Tolérance : heureusement mon nom n’y est pas, et vous savez que j’ai toujours trouvé ridicule qu’on mît son nom à la tête d’un ouvrage ; cela n’est bon que pour un mandement d’évêque : Par monseigneur, CORTIAT (4), secrétaire.
On dit que l’archevêque de Paris avait préparé un beau mandement (5) bien chrétien, bien séditieux, bien intolérant, bien absurde, et que le roi lui a fait supprimer sa petite drôlerie. Cela passe pour constant ; mais vous vous gardez bien de m’en dire un mot. Vous oubliez toujours que je suis bon citoyen ; vous croyez que je n’habite que le temple d’Ephèse et la petite île de Reno (6), auprès de Bologne, où mes trois maroufles firent leurs proscriptions.
Comment va la Gazette littéraire ? Il me vient d’Angleterre des paquets énormes ; mais qu’en ferai-je avec mes pauvres yeux ? je ne sais où j’en suis. Dieu vous donne santé et longue vie !
Respect et tendresse.
1 – M. et madame d’Argental. (G.A.)
2 – Voyez le conte intitulé les Trois manières. (G.A.)
3 – Pour l’affaire des dîmes. (G.A.)
4 – Ou mieux CORTIAL, nom du secrétaire de l’évêque du Puy. (G.A.)
5 – En faveur des jésuites. Il fut brûlé le 21 janvier 1764. (G.A.)
6 – C’est-à-dire que je ne m’occupe que d’Olympie et du Triumvirat. (G.A.)
à M. Damilaville.
31 Décembre 1763.
J’ignore, mon cher frère, si vous avez reçu en dernier lieu une Tolérance par Besançon, et une autre par l’adresse que vous m’avez donnée : l’un de ces deux paquets était pour frère Protagoras, à qui je vous supplie de faire rendre ce petit billet.
Je suis un peu effarouché de ce qu’on a retenu à la poste de Paris deux paquets que frère Cramer envoyait à M. de Trudaine et à M. de Montigny. Il est très vraisemblable qu’on écrira beaucoup contre l’ouvrage le plus honnête qu’on ait fait depuis longtemps, et peut-être la précaution que j’ai prise de le communiquer à la cour avant de le livrer au public lui nuira plus qu’elle ne lui servira.
Au reste, je pense que la fermentation au sujet des finances empêchera qu’on ne songe à la philosophie. Quand les hommes sont bien occupés d’une sottise, ils ne songent pas à en faire une autre : chaque impertinence a son temps. Celle de votre archevêque est-elle vraie ? avait-il préparé un gros mandement dans le goût de celui du fou du Puy en Velay ? est-il vrai que le roi l’a menacé d’un petit martyre à Pierre-Encise, et que le mandement a été supprimé ?
Mais ne verrai-je point l’Anti-financier, qui est supprimé aussi ? Tous vos gros paquets, mon cher frère, m’arrivent, et les miens ne vous arrivent pas toujours. Il est plus aisé aux livres de sortir de France que d’y venir.
Vous ne m’avez pas dit un mot de frère Thieriot. L’amitié permet un peu de paresse ; mais il abuse de cette permission : il n’est pas tolérant, il est indifférent, et l’oubli total n’est pas d’un cœur bien fait.
A demain le premier jour de l’année 1764, qui probablement produira autant de sottises que les précédentes, sans recourir à l’Almanach de Liège.
Ecr. l’inf…
P.S. – Permettez-vous que je vous adresse cette lettre (1) pour un homme très malheureux, dont le fils est plus malheureux encore ? Ne pouvez-vous pas ordonner qu’on la contre-signe dans votre bureau ? L’adresse est dedans, sur un petit morceau de papier.
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)