CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 38

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 38

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à M. Baillon.

 

 

 

          Béni soit l’Ancien Testament, qui me fournit l’occasion de vous dire que de tous ceux qui adorent le Nouveau, il n’en est pas un qui vous soit plus dévoyé que moi ! Un descendant de Jacob, fripier comme tous ces messieurs, en attendant le Messie, attend aussi votre protection (1), dont il a, pour le moment, plus de besoin. Les gens du premier métier de saint Matthieu, qui fouillent les juifs et les chrétiens aux portes de votre ville, ont saisi je ne sais quoi dans la culotte d’un page israélite appartenant au circoncis qui a l’honneur de vous rendre ce billet en toute humilité. Je joins au hasard mes Amen aux siens.

 

          Je n’ai fait que vous entrevoir à Paris comme Moïse vit Dieu (2). Il me serait bien doux de vous voir face à face, si toutefois le mot de face est fait pour moi.

 

          Conservez, s’il vous plaît, vos bontés à votre ancien et éternel serviteur, qui vous aime de cette affection tendre mais chaste qu’avait le religieux Salomon pour ses trois cents Sulamites.

 

 

1 – Baillon était intendant de Lyon. (G.A.)

2 – Exode, XXXIII, 11. (Beuchot.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Décembre 1763 (1).

 

 

          Mes anges connaissent M. Cromelin. Il a bien de l’esprit, il est aimable, et sans doute mes anges l’aiment. Ne pourriez-vous pas prier M. le duc de Praslin de le présenter à M. le duc de Choiseul, et de vouloir bien appuyer un mémoire que M. de Cromelin doit présenter au colonel-général des Suisses (2) pour la république de Genève ? mémoire, en vérité, très-juste, très raisonnable, et qui doit réussir auprès de M. le colonel-général. Je ne vous ennuierai point des détails de ce mémoire ; il s’agit de recrues dont vous ne vous souciez guère, mais auxquelles je m’intéresse beaucoup. C’est une chose très essentielle pour le conseil de Genève, qui est extrêmement embarrassé.

 

          Mes divins anges, demandez, je vous prie, quelque petite faveur à M. le duc de Praslin.

 

          M. de Laverdy est-il contrôleur-général ? Il me semble qu’on ne vieillit point dans cette place.

 

          Respect et tendresse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le duc de Choiseul. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

19 Décembre 1763.

 

 

          Mon cher frère, pourquoi M. Bertin a-t-il quitté ? est-ce M. de Laverdy qui a sa place ? le roi aura-t-il plus d’argent ? le public sera-t-il soulagé ? Voilà des questions qu’on peut faire à un homme de finances ; mais j’aime encore mieux vous parler de la Tolérance et de Ce qui plaît aux Dames. Peut-être n’est-il pas convenable qu’une bagatelle aussi gaie que le conte de messire Jean Robert paraisse dans le même temps qu’un ouvrage aussi sérieux que celui de la Tolérance. L’un ne ferait-il pas tort à l’autre, et ne dira-t-on pas que ces deux écrits sont des jeux d’esprit, et qu’un homme qui traite à la fois de la religion et des fées est également indifférent pour ces deux objets ? Cette réflexion ne peut-elle pas faire quelque tort à la tolérance qu’on attend des plus honnêtes gens du royaume et des mieux disposés ?

 

          D’ailleurs, en imprimant le conte, n’est-ce pas lui ôter sa fleur, et vous priver du plaisir d’en être dépositaire ? Vous êtes le maître absolu, faites comme vous voudrez ; tâchez que mon nom ne soit pas à la tête du conte. Je vois bien que vous me forcerez d’en faire de nouveaux, car un conte tout seul est trop peu de chose, et l’hiver est bien long. Ce qui plaît aux Dames est tiré en partie d’un vieux roman, et a même été traité en anglais par Dryden. Tous les autres seront de ma façon, et n’en vaudront pas mieux.

 

          Je fais des vœux au ciel pour que le livre (1) de Dumarsais devienne public. Je m’en remets à votre sagesse qui égale votre zèle. Ce livre, d’une morale saine, sera appuyé par quelques ouvrages de nos frères qui travaillent dans les pays étrangers. On sert de tous côtés la bonne cause ; et si son ennemie l’Infâme subsiste encore chez les sots et chez les fripons, ce ne sera pas chez les honnêtes gens.

 

          Que fait le tiède Thieriot ? Embrassez, je vous prie, pour moi, le grand frère Platon (2), que j’aime et que j’honore comme je le dois. Si on imprime le Quaker, il ne faut pas oublier de mettre Shaftesbury, petit-fils et non fils du comte Shaftesbury, chancelier d’Angleterre.

 

          C’est à la page 13 : « Celui que tu appelles le héros du parti philosophiste était le fils du comte Shaftesbury. »

 

          Mettez à la place de ces mots : « Celui que tu appelles le héros du parti philosophiste était petit-fils du comte Shaftesbury, grand-chancelier d’Angleterre. Le grand-père n’était qu’un politique, le petit-fils était un philosophe, » etc.

 

          Pour mieux faire et pour vous épargner de la peine, mon cher frère, voici un exemplaire corrigé.

 

 

1 – L’Analyse de la Religion chrétienne. (G.A.)

2 – Diderot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

21 Décembre 1763.

 

 

          On m’envoie de Languedoc cette chanson, sur l’air de l’inconnu :

 

 

Simon Le Franc, qui toujours se rengorge,

Traduit en vers tout le Vieux Testament.

            Simon les forge

            Très durement ;

Mais pour la prose écrite horriblement,

Simon le cède à son puîné Jean-George.

 

          Cependant on me mande aussi de Paris que l’édition publique de la Lettre du Quaker pourrait faire grand tort à la bonne cause ; que les doutes proposés à Jean-Gorge sur une douzaine de questions absurdes rejaillissent également contre la doctrine et contre l’endoctrineur ; que le ridicule tombe autant sur les mystères que sur le prélat ; qu’il suffit du moindre Gauchat, du moindre Chaumeix, du moindre polisson orthodoxe, pour faire naître un réquisitoire de maître Omer ; que cet esclandre ferait grand tort à la Tolérance ; qu’il ne faut pas sacrifier un bel habit pour un ruban ; que ces ouvrages sont faits pour les adeptes, et non pour la multitude.

 

          C’est à mon très cher frère à peser mûrement ces raisons. Je me souviens d’un petit bossu qui vendait autrefois des Mesliers sous le manteau ; mais il connaissait son monde, et n’en vendait qu’aux amateurs.

 

          Enfin je me repose toujours sur le zèle éclairé de mon frère ; nous parviendrons infailliblement au point où nous voulions arriver, qui est d’ôter tout crédit aux fanatiques dans l’esprit des honnêtes gens ; c’est bien assez, et c’est tout ce qu’on peut raisonnablement espérer. On réduira la superstition à faire le moins de mal qu’il soit possible. Nous imiterons enfin les Anglais, qui sont depuis près de cent ans le peuple le plus sage de la terre comme le plus libre.

 

          Je n’entends pas parler de frère Thieriot. Je sais l’aventure des Bigots (1) ; Voilà le seul bigot qu’on ait puni. Pardon de cette mauvaise plaisanterie. Bonsoir, mon cher frère.

 

 

1 – Bigot et autres, concussionnaires du Canada, condamnés à l’amende et au bannissement. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

22 Décembre 1763.

 

 

          Après le plaisir, monsieur, que m’a fait votre tragédie (1), le plus grand que je puisse recevoir est la lettre dont vous m’honorez. Vous êtes dans les bons principes, et votre pièce justifie bien tout ce que vous dites dans votre lettre. Racine, qui fut le premier qui eût du goût, comme Corneille fut le premier qui eût du génie, l’admirable Racine, non assez admiré, pensait comme vous. La pompe du spectacle n’est une beauté que quand elle fait une partie nécessaire du sujet ; autrement ce n’est qu’une décoration. Les incidents ne sont un mérite que quand ils sont naturels, et les déclamations sont toujours puériles, surtout quand elles sont remplies d’enflure. Vous vous applaudissez de n’avoir pas fait des vers à retenir ; et moi, monsieur, je trouve que vous en avez fait beaucoup de ce genre. Les vers que je retiens le plus aisément sont ceux où la maxime est tournée en sentiment, où le poète cherche moins à paraître qu’à faire paraître son personnage, où l’on ne cherche point à étonner, où la nature parle, où l’on dit ce que l’on doit dire ; voilà les vers que j’aime : jugez si je ne dois pas être très content de votre ouvrage.

 

          Vous me paraissez avoir beaucoup de mérite, attendu que vous avez beaucoup d’ennemis. Autrefois, dès qu’un homme avait fait un bon ouvrage, on allait dire au frère Vadeblé qu’il était janséniste ; le frère Vadeblé le disait au P. Letellier, qui le disait au roi. Aujourd’hui faites une bonne tragédie, et l’on dira que vous êtes athée. C’est un plaisir de voir les pouilles que l’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi, prodigue à l’auteur de Cinna. Il y a eu de tout temps des Frérons dans la littérature ; mais on dit qu’il faut qu’il y ait des chenilles, pour que les rossignols les mangent afin de mieux chanter.

 

          J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Le Comte de Warwick. (G.A.)

 

 

 

à M. Tronchin de Lyon.

 

23 Décembre 1763 (1).

 

 

          Vous savez sans doute que M. de Laverdy, ayant harangué tout Versailles, a dit à M. le dauphin qu’il mourrait ou qu’il rétablirait les finances dans trois ans, à quoi M. le dauphin a répondu que l’un était plus aisé que l’autre.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

26 Décembre 1763.

 

 

          Je souhaite à mon cher frère, pour l’an de grâce 1764, une santé inébranlable, quelque excellente place dans la finance, qui lui laisse le loisir de se livrer aux belles-lettres. Je lui souhaite une vinée abondante dans la vigne du Seigneur, avec l’extirpation de l’infâme.

 

          Je souhaite à mon frère Thieriot un zèle moins tiède. Que dites-vous de ce ronfleur-là, qui ne m’a pas dit seulement un mot du conte de ma mère l’Oie, que je lui ai envoyé ?

 

          On parle de l’Anti-financier (1) ; vaut-il la peine qu’on en parle ? Je supplie mon cher frère de vouloir bien me l’envoyer. M. de Laverdy a-t-il déjà changé tout le système des finances ? Il me semble qu’on a banni quinze ou seize personnes avec le sieur Bigot. Pourquoi envoyer quinze ou seize citoyens dépenser leur argent dans les pays étrangers ? Ce n’est pas les punir, c’est punir la France. Nous avons une jurisprudence aussi ridicule que tout le reste ; cependant tout va et tout ira.

 

          S’il y a quelque chose de nouveau, je supplie mon cher frère de m’en faire part. Il est surtout prié de faire commémoration de moi avec frère Platon. N’y a-t-il pas deux volumes de planches de l’Encyclopédie que l’on distribue aux souscripteurs ? Briasson et compagnie m’ont oublié. J’attends cette Encyclopédie pour m’amuser et pour l’instruire le reste de mes jours.

 

          Je vous embrasse le plus tendrement du monde.

 

          Ecr. l’inf…

 

 

1 – L’Anti-financier, ou Relevé de quelques-unes des malversations dont se rendent journellement coupables les fermiers-généraux, et des vexations qu’ils commettent dans les provinces, ouvrage attribué à Darigrand, avocat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand

 

Ferney, 26 Décembre 1763.

 

 

          Je conviens avec vous que les Juifs et les chrétiens ont beaucoup parlé de l’amour fraternel ; leur amour ressemble assez par les effets à la haine : ils n’ont regardé et traité comme frères que ceux qui étaient habillés de leur couleur ; quiconque portait leur livrée était regardé comme un saint ; celui qui ne l’était pas était saintement égorgé en ce monde et damné pour l’autre. Vous croyez, mon cher ami, que c’est de l’essence même du christianisme qu’il faut tirer toutes les preuves pour la nécessité de la tolérance ; c’est cependant sur les préceptes et les intérêts de cette religion que les charitables persécuteurs fondent leurs droits cruels. Jésus-Christ me paraît, comme à vous, doux et tolérant ; mais ses sectateurs ont été dans tous les temps inhumains et barbares : le parti le plus fort a toujours vexé le plus faible au nom de Jésus-Christ, et pour la gloire de Dieu. Lorsque nous vous persécutons, nous papistes, nous sommes conséquents à nos principes, parce que vous devez vous soumettre aux décisions de notre sainte Eglise. Hors de l’Eglise, point de salut. Vous êtes donc des rebelles audacieux ; lorsque vous persécutez, vous êtes inconséquents, puisque vous accordez à chaque charbonnier le droit d’examen : ainsi vos réformateurs n’ont renversé l’autorité du pape que pour se mettre sur son trône. Aux décisions des conciles vous avez fièrement substitué celle de vos synodes, et Barneweld a péri comme Jean Huss. Le synode de Dordrecht vaut-il mieux que celui de Trente ? Qu’importe que l’on soit brûlé par les conseils de Léon X ou par les ordres de Calvin ?

 

          Quel remède à tant de folies et de maux qui désolent le meilleur des mondes ? S’attacher à la morale, mépriser la théologie, laisser les disputes dans l’obscurité des écoles où l’orgueil les a enfantées, ne persécuter que les esprits turbulents qui troublent la société pour des mots. Amen ! amen !

 

          Le malade de Ferney, qui ne voudrait persécuter personne que les brouillons, embrasse tendrement l’hérétique charitable et bienfaisant.

 

 

 

 

 

 

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