CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 36

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 36

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Au château de Ferney, 20 Novembre (1).

 

 

          Madame, un vieux solitaire, presque réduit au sort de Tirésie et d’Homère, et presque entièrement aveugle comme eux, sans avoir vu ni chanté comme eux les secrets des dieux, met aux pieds de votre altesse sérénissime ce petit ouvrage, qui n’est point encore public. On doit des prémices à un esprit aussi juste, aussi éclairé et aussi naturel que le vôtre. On les doit, surtout, à la protectrice des infortunés Calas et à celle qui aime la tolérance et la vérité. Votre suffrage, madame, sera la plus belle récompense de ce travail.

 

          Que votre altesse sérénissime daigne agréer mes souhaits pour votre prospérité et pour celle de toute votre auguste famille. Que la grande maîtresse des cœurs veuille bien ne pas m’oublier. J’ose me flatter que cet Essai sur la Tolérance ne déplaira pas à sa belle âme. Il faut bien, sans doute, que la tolérance soit bonne à quelque chose, puisque la persécution n’a rempli la terre que d’hypocrisie, d’horreur et de carnage.

 

 

Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le prince de ligne.

 

A Ferney, 26 Novembre 1763.

 

 

          Agréez aussi, monsieur le prince, avec les remerciements de ma nièce et de nos enfants, ceux d’un vieillard ; car tous les âges sont également sensibles à votre mérite. Il est vrai que je ne peux plus jouer la comédie ; mais il en est de ce plaisir comme de tous ceux auxquels il faut que je renonce ; je les aime fort dans les autres ; ma jouissance est de savoir qu’on jouit. Je désire plus que je n’espère de vous revoir entre nos montagnes ; l’apparition que vous y avez faite nous a laissé des regrets qui dureront longtemps. Nous serions trop heureux si nous étions faits pour vous posséder, comme nous le sommes pour vous aimer et pour vous respecter. Le vieux malade s’acquitte parfaitement de ces deux devoirs.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Novembre 1763.

 

 

          Frère très cher, le voyageur qui vous rendra cette lettre est M. Turrettin, petit-fils, à la vérité, d’un prêtre, mais d’un prêtre tolérant. Le petit-fils vaut encore mieux que le grand-père : il est philosophe et aimable. Agréez ce Traité de la Tolérance : ayez-en pour le style, je ne vous en demande pas pour le fond. Ecr. l’inf…

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

1er Décembre 1763.

 

 

          Enfin, mon cher confrère (1), je puis vous appeler de ce nom. Voilà ce que je désirais depuis si longtemps. Jugez de la joie de madame Denis et de la mienne ! Voilà notre Académie bien fortifiée ; les fripons et les sots n’auront pas désormais beau jeu. Le jour de votre réception sera un grand jour pour les belles-lettres. Je ne peux vous exprimer le plaisir que nous ressentons ici.

 

 

1 – Il venait d’être élu à l’Académie française, à la place de Bougainville. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

1er Décembre 1763.

 

 

          L’aveugle fait ce qu’il peut pour amuser l’aveugle. Le quinze-vingts des Alpes convient que les remontrances des parlements, leurs arrêts, leurs démissions, la pastorale de monseigneur du Puy, sont des choses fort amusantes ; mais il croit que le présent conte (1) pourrait aussi faire passer un quart d’heure de temps, attendu (comme il est très bien dit dans ledit conte) que les soirées d’hiver sont longues. Il faut que les aveugles fassent des contes, ou qu’ils jouent de la vielle ; car, si on avait perdu quatre sens, il n’y aurait autre chose à faire qu’à se réjouir avec le cinquième.

 

          Les Alpes présentent leurs respects à Saint-Joseph (2). On suppose que M. le président Hénault jouit d’une parfaite santé ; on l’assure du plus tendre et du plus véritable attachement.

 

 

1 – Ce qui plaît aux dames. (G.A.)

2 – C’est-à-dire à la communauté de Saint-Joseph où habitait madame du Deffand. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

1er Décembre 1763.

 

 

          Mon cher frère, voici encore quelques Quakers (1) qui me sont parvenus je ne sais comment.

 

          Comme il faut un peu s’amuser en faisant la guerre, je joins à ce paquet un conte à dormir debout, que vous n’aurez peut-être pas le temps de lire ; mais frère Thieriot en aura le temps après avoir fait sa méridienne, ou pour faire sa méridienne.

 

          Il y a ici une lettre bien importante pour M. Mariette, que je recommande à la bonté de mon frère. Il y en a aussi d’autres qu’on peut mettre à la petite poste, le tout en faveur de la bonne cause, que nous devons toujours avoir devant les yeux.

 

          Avez-vous reçu une Tolérance ? c’est un ouvrage pour les frères, et on croit que cette petite semence de moutarde produira beaucoup de fruit un jour ; car vous savez que la moutarde et le royaume des cieux, c’est tout un (2).

 

          Eh bien ! que font les parlements ? veulent-ils faire renaître le temps de la Fronde ? ont-ils le diable au corps ? Mais ce ne sont pas là nos affaires ; notre grande affaire est d’écr. L’inf…

 

 

N.B. – Ne pourriez-vous pas faire tenir adroitement un Quaker à Merlin ou à Cailleau ? Il pourrait imprimer icelui. Il est sûr qu’il faut écr. L’inf…, mais sans compromettre.

 

 

1 – Lettre d’un quaker.Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

2 – Matthieu, XIII, 31. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

3 Décembre 1763.

 

 

          Je vais saisir, mon cher philosophe, une occasion d’écrire à monseigneur l’électeur palatin comme vous le désirez. Je souhaite autant que vous le succès de cette petite négociation. N’a-t-on pas imprimé à Berne les huit dissertations de M. Schmitt (1), qui lui ont valu huit couronnes ? Je vous supplie de présenter mes respects et mes remerciements à votre société d’agriculture, qui a daigné m’admettre dans son corps. Mon potager mérite cette place, si je ne la mérite pas. Je mange au milieu de l’hiver les meilleurs artichauts et tous les meilleurs légumes. Je défriche et je plante ; mais je vous assure que ces expériences de physique sont très chères. Le vrai secret pour améliorer sa terre, c’est d’y dépenser beaucoup.

 

          Présentez toujours, je vous prie, mes tendres respects à M. et madame de Freudenreich, et me conservez votre amitié.

 

 

1 – Ou plutôt Schmidt, mort en 1796. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Décembre 1763.

 

 

          J’avais déjà écrit à Marmontel avant que madame Denis eût reçu la lettre du 25 Novembre, et voici ce qui m’est arrivé.

 

          M. Marmontel m’ayant mandé que M. Thomas s’était désisté en sa faveur, je ne doutai pas qu’il n’eût l’obligation de ce désistement aux bontés de M. le duc de Praslin et aux vôtres (1). Il m’avait juré les larmes aux yeux, dans son voyage aux Délices, qu’il n’avait aucune part aux traits insolents répandus dans cette misérable parodie (2). Je vous écrivis pour lors. S’il avait depuis manqué le moins du monde ou à vous, ou à M. le duc de Praslin, il serait trop coupable et trop indigne de la place qu’il a obtenue. Je ne lui ai écrit qu’une lettre de félicitation fort simple, dans laquelle je lui paraissais persuadé de sa reconnaissance pour ses bienfaiteurs.

 

          Vous devez avoir reçu, mes divins anges, des corrections que je crois nécessaires aux roués : je ne sais si elles leur paraissent aussi importantes qu’à moi.

 

          Respect et tendresse.

 

 

1 – Le duc de Praslin, loin d’avoir engagé Thomas à se retirer, fut blessé de sa générosité, et lui retira les fonctions de son secrétaire intime. (Beuchot.)

2 – De la scène de Cinna. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

4 Décembre 1763.

 

 

          Je vous ai écrit, mon cher confrère, par M. Damilaville, et vous avez dû recevoir un petit paquet. Je vous prie de ne point parler de tout cela : vous devez être assez occupé de votre réception. Mais, puisque M. Thomas s’est abstenu de concourir avec vous, je vous recommande et je vous supplie très instamment de dire très hautement que vous en avez l’obligation à M. le duc de Praslin, et de lui faire présenter vos remerciements soit par M. Thomas, soit par quelque autre personne qui l’approche : vous pourriez même lui demander la permission de venir le remercier. Je ne vous parle pas ainsi sans de fortes raisons.

 

          J’ajoute encore que vous ne feriez pas mal de faire dire un mot à M. et Madame d’Argental, soit par M de Mairan, soit par quelque autre personne de leur société. Pardonnez-mon importunité au zèle et à la tendre amitié qui m’attachent à vous pour le reste de ma vie. Je remercie madame Geoffrin de vous avoir servi comme vous méritez de l’être. Madame Denis, qui s’intéresse à vous autant que moi, me charge encore de vous faire part de sa joie.

 

 

 

 

 

à M. le président Hénault.

 

A Ferney, le 4 Décembre 1763.

 

 

          Mon cher et respectable confrère, celui qui vous grave n’entend pas mal ses intérêts : il est bien sûr que son burin deviendra célèbre sous la protection de votre plume. Je vous demande en grâce que, si on met au bas de votre portrait ce petit vers.

 

Qu’il vive autant que son ouvrage! (1) 

 

On ajoute : Par Voltaire et par le public.

 

          Il est bien triste que madame du Deffand ne puisse voir votre estampe.

 

La lumière est pour elle à jamais éclipsée ;

Mais vous vous entendez tous deux.

L’imagination, le feu de la pensée,

Valent peut-être mieux

Que deux yeux.

Je me défais des miens, et j’en suis plus tranquille ;

J’en ai moins de distractions.

Lorsque le cœur calmé renonce aux passions,

Deux yeux sont un meuble inutile.

 

          Cela n’est pas tout à fait vrai, mais il faut tâcher de se le persuader. Mon espèce d’aveuglement est tout à fait drôle : une ophthalmie abominable m’ôte entièrement la vue quand il y a de la neige sur la terre, et je recommence quelquefois de voir honnêtement quand le temps se met au beau. Je vous prie, monsieur, vous qui avez de bons yeux (et cela doit s’entendre de plus d’une manière), de lire ce petit mémoire historique ; vous y trouverez des choses curieuses.

 

          J’ai envoyé à madame du Deffand un conte à dormir debout, qui est d’un goût un peu différent. Les aveugles s’amusent comme ils peuvent.

 

          Tout le Corneille est imprimé ; il y en a douze tomes. La Bérénice de Racine est à côté de celle de Corneille, avec des remarques ; l’Héraclius espagnol est au-devant de l’Héraclius français ; la Conspiration de Brutus et de Cassius contre César, de ce fou de Shakespeare, est après le Cinna de Corneille, et traduite vers pour vers et mot pour mot : cela est à faire mourir de rire.

 

          Adieu, monsieur ; conservez vos bontés au Vieux de la montagne.

 

 

1 – Voyez la lettre à Hénault du 1er Septembre 1744. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Décembre 1763.

 

 

          Mes divins anges sauront qu’un jeune M. Turrettin devait leur apporter des Tolérances, il y a environ quinze jours, que ce jeune Turrettin, d’ailleurs fort aimable, s’est arrêté à Lyon, et qu’il n’arrivera avec son paquet que dans quelques jours.

 

          Je crois avoir dit à mes anges que cette petite requête de l’humanité et de la raison avait fort bien réussi auprès de madame de Pompadour et de M. le duc de Choiseul : c’est pourtant un ouvrage bien théologique, bien rabbinique. Mais comme il ne faut pas être toujours enfoncé dans la Sainte Ecriture, vous aurez des contes tant que vous en voudrez ; vous n’avez qu’à dire.

 

          Faites-moi donc un peu part de votre conspiration. Vous me traitez comme Léontine et Exupère en usent avec Héraclius ; ils font tout pour lui, et ne lui en disent pas un mot. Mais c’est, à mon sens, un grand défaut, dans Héraclius, que ce prince reste là pendant cinq actes comme un grand nigaud, sans savoir de quoi il s’agit. Mais je m’en remets entièrement à ma Léontine et à mon Exupère, et je vous donne même la préférence sur ces deux personnages.

 

          Nous sommes enterrés sous la neige ; c’est le temps de s’égayer, car la nature est bien triste. Je tâche de m’amuser et d’amuser mes divins anges. Je baise le bout de leurs ailes avec la plus grande dévotion.

 

 

 

 

 

 

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