CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 35
Photo de JAMES
(Château de Voltaire)
à M. le comte d’Argental.
9 Novembre 1763 (1).
Mes anges, en attendant la tragédie, voici la farce ; il faut toujours s’amuser, rien n’est si sain. Votre lettre du 3 octobre, qui veut dire 3 novembre, parle d’une méprise dont je suis étonné et fâché. Le billet qui était pour vous avec le paquet pour mon frère Damilaville, ne devait pas être dans ce paquet, mais avec ce paquet ; et même ce paquet pour frère Damilaville ne devait point être cacheté. C’est apparemment cette méprise qui a fait croire que je voulais solliciter la représentation d’Olympie. C’est de quoi je suis très éloigné, et je vous dirai très modestement : l’Europe me suffit. Je ne me soucie guère du tripot de Paris, attendu que ce tripot est souvent conduit par l’envie, par la cabale, par le mauvais goût et par mille petits intérêts qui s’opposent toujours à l’intérêt commun.
Conduisez toujours, mes chers anges, votre conjuration (2) avec votre prudence ordinaire ; ce ne sera pas moi qui vous trahirai. Il faut être aussi ferme que je le suis, pour avoir résisté si constamment à M. de Chauvelin l’ambassadeur. Puisque j’ai eu cette force avec lui, je ne mollirai avec personne. Soyez les maîtres absolus, et puisse cette facétieuse conjuration vous donner quelque plaisir !
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La représentation du Triumvirat. (G.A.)
à M. Goldoni.
A Ferney, 9 Novembre 1763.
Aimable peintre de la nature, vous avez, la France et vous, tant de charmes l’un pour l’autre, que je serai mort avant que vous puissiez revenir en Italie, et passer par mes petites retraites.
Je ne vous ai point encore envoyé les rêveries qu’on a imprimées sous mon nom, et qui courent le monde. La raison en est que je lis vos ouvrages, et que plus je les lis, moins j’aime les miens ; mais aussi je vous en aime davantage : cependant j’aurai soin de vous payer mon tribut, tout indigne qu’il est de vous.
J’ai eu l’honneur de voir vos ambassadeurs vénitiens ; ils sont venus sur ma Brenta ; je les ai reçus de mon mieux. Il me vient quelquefois des Italiens fort aimables, et ils ne servent qu’à vous faire désirer davantage. Je reçois quelquefois des nouvelles de votre ami le sénateur de Bologne (1), qui est aussi le sénateur de Melpomène et de Thalie. Je vois qu’il est constant dans son goût pour le théâtre, et que par conséquent Dieu le bénira toujours.
Vivez heureux où vous êtes ; et quand vous repasserez les Alpes, souvenez-vous qu’entre elles et le mont Jura il y a un bassin d’environ quarante lieues, où demeure le plus constant de vos admirateurs, qui demande place au rang de vos amis.
1 – Albergati Capacelli. (G.A.)
à M. le comte d’Argental. (1)
Je présente encore à mes anges un exemplaire de la Tolérance, et je les supplie de le prêter à mon frère Damilaville. J’en ai fort peu d’exemplaires, et Paris n’en aura de longtemps. Je me flatte que M. le duc de Praslin et mes anges protégeront cet ouvrage. M. le duc de Choiseul me mande qu’il en est enchanté, ainsi que madame de Grammont et madame de Pompadour. Peut-être qu’un jour ce livre produira le bien dont il n’aura d’abord fait voir que le germe. L’approbation de mes anges et de leurs amis sera d’un grand poids. Je ne sais si je leur ai mandé que je connais des millionnaires (2) qui sont prêts à revenir avec leur argent, leur industrie, et leurs familles, pour peu que le gouvernement voulût avoir pour eux la même indulgence seulement que les catholiques obtiennent en Angleterre. Mais en France on entend toujours raison bien tard.
J’enverrai incessamment les Remarques sur l’Histoire générale à ce M. Hume (3), cousin de cet autre Hume, charmant auteur de l’Ecossaise. Ce Hume me plaît d’autant plus qu’il a été qualifié d’athée dans le Journal encyclopédique. Je sens bien, mes anges, qu’il faut qu’un Français fasse les avances avec un Anglais ; ces messieurs doivent être fiers. Je ne fonde pas leur orgueil sur ce qu’ils nous ont pris le Canada, la Guadeloupe, Pondichéry, Gorée, et qu’avec environ dix mille hommes ils ont rendu les efforts des maisons d’Autriche et de Bourbon impuissants, mais sur ce qu’ils disent ce qu’ils pensent, et qu’ils l’impriment. Il est vrai que j’agis à peu près avec la même liberté qu’un Anglais, mais je ne fais qu’usurper le droit qu’ils ont, et partant je leur dois toute sorte de respect.
Permettez, mes anges, que je fourre ici pour frère Damilaville un paquet dans lequel il n’y a point de méprise.
Je me mets plus que jamais à l’ombre de vos ailes.
N.B. – Il est bien vrai qu’on critiqua autrefois
Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains ;
Mithr., act. V, sc. V.
mais il est encore plus vrai que ce vers est admirable.
1 – Cette lettre doit être du 12 ou 13 Novembre. (G.A.)
2 – Protestants. (G.A.)
3 – David Hume. (G.A.)
à M. Damilaville.
16 Novembre 1763.
Cette petite plaisanterie (1) est trop peu de chose, et a été faite trop à la hâte. Une bonne âme prépare un ouvrage plus étendu, plus salé, et plus utile (2) ; on doit servir la bonne cause et la patrie tant qu’on respire. Je m’unis, dans ces sentiments, à mon cher frère et à tous les frères.
Il n’est pas mal que l’ennuyant et ignorant méchant homme, auteur d’un mauvais livre, reçoive la lettre ci-jointe en attendant mieux ; il verra du moins qu’il n’a pas affaire à des ingrats. Mandez-moi, je vous prie, mon cher frère, si vous avez reçu plusieurs paquets ; il y en a deux qui doivent vous être arrivés par Lyon : en faites-vous quelque usage ?
Embrassez nos frères, et écr. L’inf…
1 – L’Instruction pastorale. (G.A.)
2 – La première Lettre d’un quaker. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
De Sibérie, le 17 Novembre 1763 (1).
Mes divins anges, vous devez avoir reçu un petit livre intitulé la Tolérance, lequel j’ai grande envie que vous tolériez. Je viens d’en envoyer un autre à M. le duc de Praslin, non pas à lui directement, mais à vous sous son enveloppe, et à vous sans cachet ; et je vous dis, dans un petit billet : Engagez M. le duc de Praslin à lire cet ouvrage, s’il en a le temps. Il est, à la vérité, prodigieusement théologique ; mais il est honnête, et il y a des choses qu’un ministre doit lire.
Tandis que vous étiez à Fontainebleau, je n’en savais rien, et j’envoyais toujours mes paquets sous le nom de M. de Courteilles. Il y en avait un pour M. Damilaville qui m’inquiète beaucoup ; il contenait un mémoire pour M. Mariette : il s’agissait de ma dîme. La chose presse, attendu que la Saint-Martin est arrivée, et que les prêtres poursuivent au parlement de Dijon. Vous savez que la lettre de M. le duc de Praslin, au nom du roi, ne réussira pas auprès de Messieurs : ils connaissent peu les lettres des ministres ; il leur faut des lettres patentes. J’ai toujours prévu que je serais obligé de poursuivre cette affaire litigieusement au conseil des dépêches, et je compte toujours sur les bontés de M. le duc de Praslin dans ce tribunal.
Permettez-moi de vous demander des nouvelles de votre conspiration (2). Est-elle en bonne main ? Avez-vous bien posté vos assassins ? Avez-vous fait jouer vos ressorts ? Avez-vous mis le feu aux poudres ? Y a-t-il quelque chose de nouveau dans le tripot ?
Respect et tendresse.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Pour le Triumvirat. (G.A.)
à Madame de Champbonin.
Aux Délices, 17 Novembre 1763.
Je ne sais si vous savez, mon cher gros chat, que je deviens aveugle : vous me direz que je suis très clairvoyant sur le mérite des Pompignan ; je vous assure que je ne le suis pas moins sur les devoirs de l’amitié. Je vous écrirais plus souvent si j’avais du temps et des yeux ; mais tout cela me manque : vous savez de plus que j’ai l’honneur d’avoir soixante-dix ans, et qu’étant né très faible, je n’acquiers pas de la force avec l’âge. On meurt en détail, ma chère amie : puissiez-vous jouir d’une meilleure santé que la mienne ! Je n’ai pas la consolation d’espérer de vous revoir ; nous sommes l’un et l’autre dans des hémisphères différents. J’ai un ami dans ce pays-ci qui va souvent en Amérique, mais qui en revient comme de Versailles à Paris. Il n’en est pas de même d’un gros chat dont la gouttière est en Champagne, et d’un aveugle posté dans les Alpes. Il faut se dire adieu, ma chère amie ; cela est douloureux. Je sens que je passerais avec vous des moments bien agréables ; mais nous sommes cloués par la destinée chacun chez nous, et, malheureusement pour nous, nos solitudes ne sont pas bien fécondes en nouvelles. Tout ce que j’espère faire, c’est de vous dire que je vous aime de tout mon cœur. Quand cela est dit, je vous le redis encore : c’est comme l’Ave Maria qu’on répète ; on dit qu’il ennuie la Sainte Vierge, et j’ai peur d’ennuyer gros chat par de pareilles répétitions. Que n’êtes-vous la nièce de Corneille ? Je vous aurais remariée, et vous seriez grosse actuellement, et nous vivrions ensemble le plus gaiement du monde.
Adieu, mon cher gros chat ; vivons tant que nous pourrons : mais la vie n’est que de l’ennui ou de la crème fouettée.
à M. Damilaville.
17 Novembre 1763.
Mon cher frère, vous devez avoir reçu plusieurs paquets de moi, et vous en recevrez encore. Votre petit billet du 12 vient de m’être rendu. Vous me dites que la nymphe Clairon a reçu une brochure ; c’est sans doute un Cramer qui la lui a envoyée ; mais vous devez en avoir beaucoup par M. d’Argental et par d’autres voies. Je vous supplie de me mander si tout cela est parvenu entre vos mains. Il y a surtout une lettre pour M. Mariette, qui m’inquiète beaucoup : c’est au sujet de mon affaire des dîmes. Je vous l’adressai il y a environ quinze jours. L’affaire presse beaucoup, et il serait bien triste que cette lettre fût perdue.
Quant au digne frère (1) de l’auteur des chansons hébraïques, on nous fait espérer une Instruction (2) très pastorale, qui sera plus approfondie et meilleure que celle de l’évêque d’Alétopolis. Sitôt qu’elle pourra me parvenir, je ne manquerai pas de vous en faire part ; mais, au nom de Dieu, mandez-moi si vous avez reçu des nouvelles de Lyon, de Besançon et de M. d’Argental, depuis un mois. Je vous suis attaché plus que jamais. Ecr. l’inf…
1 – Le Franc de Pompignan, évêque du Puy. (G.A.)
2 – La première Lettre d’un quaker. (G.A.)
à M. Damilaville.
19 Novembre 1763.
Mon cher frère saura que voilà tout ce qu’on a pu trouver pour le présent ; qu’on lui a depuis plus de quinze jours adressé un gros paquet par les anges ; qu’on lui enverra sans faute tout ce qu’on pourra découvrir ; qu’on craint toujours quelque anicroche pour les paquets ; qu’on lui adressa, pendant le voyage de Fontainebleau, sous l’enveloppe des anges, un paquet dans lequel il y avait une lettre pour M. Mariette ; qu’on craint fort que cette lettre ne soit pas parvenue ; qu’il a dû recevoir aussi d’autres paquets par différentes voies ; qu’on ne sait plus à quel saint se vouer ; qu’on se recommande à mon cher frère et aux prières de tous les frères. Ecr. l’inf…
à M. le comte d’Argental.
19 Novembre 1763.
Mes chers anges, j’écrivais à M. Hume, lorsque j’ai été prévenu par sa lettre. Je lui envoie ces Remarques sur l’Histoire générale, que vous n’avez pas désapprouvées. J’y joins un nouvel exemplaire pour vous, qui pourrait aussi amuser M. le duc de Praslin, si ses dépêches lui laissaient le temps de lire.
J’y joins un très petit morceau pour la Gazette littéraire ; il vous paraîtra assez curieux.
Mon neveu du grand-conseil me mande que vous avez la bonté de me faire parvenir son Histoire de Jeanne (1) ; ce neveu-là a une belle vocation pour écrire l’histoire des catins (2) ; il se prépare de l’occupation pour toute sa vie.
Comme je ne peux pas le payer en même monnaie, je lui envoie les Remarques sur l’Histoire générale et le Traité sur la Tolérance, qui est, comme vous savez, d’un brave théologien que je ne connais pas. Je prends la liberté de m’adresser à vous pour lui faire tenir cette petite cargaison, accompagnée d’une lettre (3) qui est dans le paquet. J’abuse de vos bontés ; mais vous m’avez accoutumé à l’excès de votre indulgence. Nous vous prions, madame Denis et moi, d’être plus que jamais les anges de Ferney. Nous n’avons pas un moment à perdre pour rappeler notre affaire au conseil du roi ; c’est le seul moyen de nous tirer d’embarras. Nous vous supplions de nous mander les intentions de M. le duc de Praslin ; cette affaire est pour nous de la dernière importance, toute la douceur de notre vie en dépend. Nous remettons notre destinée entre vos mains.
On parle d’une tragédie nouvelle qui a beaucoup de succès (4), et vous ne nous en dites rien. Vous croyez donc que nous ne nous intéressons pas au tripot ? Un coquin de janséniste vient d’imprimer un gros volume contre le théâtre ; les jésuites du moins ne se seraient pas rendus coupables de ce fanatisme. On nous a défaits des renards, et on nous a mis sous la dent des loups. Moi, je me mets toujours à l’ombre de vos ailes.
1 – Histoire de Jeanne Ire, reine de Naples, par l’abbé Mignot. (G.A.)
2 – Il avait déjà publié une Histoire de l’impératrice Irène. (G.A.)
3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
4 – Le Comte de Warwick, par la Harpe. On avait joué cette tragédie le 7 novembre. (G.A.)