CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 33
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à Madame la marquise du Deffand.
Ferney, 11 Octobre 1763.
Je vous jure, madame, que je suis aveugle aussi ; n’allez pas me renier. Il est vrai que je ne le suis que par bouffées, et que je ne suis pas encore parvenu à être absolument digne des Quinze-Vingts. J’ai d’ailleurs pris mon parti depuis longtemps sur tout ce qu’on peut voir et sur tout ce qu’on peut entendre ; et c’est ce qui fait que je ne regrette guère dans Paris que vous, madame, et le très petit nombre de personnes de votre espèce.
Je suis persuadé que madame la duchesse de Luxembourg (1) est partie pour la vie éternelle avec de grands sentiments de dévotion ; et cela est bien consolant. Vivez gaiement, madame, avec quatre sens qui vous restent : quatre sens et beaucoup d’esprit sont quelque chose.
C’est vous qui êtes très clairvoyante, et non pas moi ; vous voyez surtout à merveille le ridicule de la façon d’écrire d’aujourd’hui. Le style qui est à la mode me porte plus que jamais à écrire avec la plus grande simplicité (2).
Il n’est pas juste que vous soyez sans Pucelle. Je vais prendre si bien mes mesures, que vous en aurez une incessamment. Il y a quelquefois de petits morceaux assez curieux qui me passent par les mains, mais je ne sais comment faire pour vous les envoyer. Et vous, madame, comment feriez-vous pour vous les faire lire ? Ces petits ouvrages sont pour la plupart d’une philosophie extrêmement insolente, qui ferait trembler votre lecteur. On ne peut guère confier des rogatons à la poste.
Si vous aimiez l’histoire, vous auriez un amusement sûr pour le reste de votre vie ; mais j’ai peur que l’histoire ne vous ennuie. J’essaierai de vous faire parvenir un petit morceau (3) dans ce genre qui vous mettra au fait de bien des choses : cela est court, et n’est point du tout pédant.
Le grand malheur de notre âge, madame, c’est qu’on se dégoûte de tout. Une Pucelle amuse un quart-d’heure, mais on retombe ensuite dans la langueur ; on vit tristement au jour la journée ; on attend que quelqu’un vienne chez nous par oisiveté, et qu’il nous dise quelque nouvelle à laquelle nous ne nous intéresserons point du tout. On n’a plus ni passion ni illusion ; on a le malheur d’être détrompé ; le cœur se glace, et l’imagination ne sert qu’à nous tourmenter.
Voilà à peu près notre état ; et quand, avec cela, on a perdu les deux yeux, il faut avouer qu’on a besoin de courage. Vous en avez beaucoup, madame, et il est soutenu par la société de vos amis.
Je vous prie de dire à M. le président Hénault que je lui serai bien sincèrement attaché pour tout le reste de ma vie ; je l’estime infiniment à tous égards. Ma grande querelle avec lui sur François II (4) ne roule point du tout sur le fond de l’ouvrage, qui me plaît beaucoup, mais sur quelques embellissements que je lui demandais, en cas qu’il fît réimprimer l’ouvrage.
On m’a parlé d’une tragédie de Saül et David qui est dans ce goût ; elle est traduite, dit-on, de l’anglais ; cette pièce est fort rare. Si vous pouvez vous la procurer, elle vous amusera un quart d’heure, surtout si vous vous souvenez de l’histoire hébraïque qu’on appelle la Sainte-Ecriture. Les hommes sont bien bêtes et bien fous.
Adieu, madame ; prenez-les pour ce qu’ils sont, et vivez aussi heureuse que vous le pourrez, en les méprisant et en les tolérant.
1 – C’est le duc de Luxembourg qui venait de mourir. (G.A.)
2 – Ceci est à noter. (G.A.)
3 – Remarques pour servir de supplément à l’Essai sur l’Histoire générale. (G.A.)
4 – Tragédie en prose. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
11 Octobre 1763.
Le second livre des Macchabées, livre écrit très tard, et que saint Jérôme ne regarde point comme canonique, n’a rien de commun avec la loi des Juifs. Cette loi consiste dans le Lévitique, dans le Deutéronome, et elle passe, chez les Juifs, pour avoir été écrite quinze cents ans avant le livre des Macchabées.
Vouloir conclure qu’une opinion qui se trouve dans les Macchabées était l’opinion des Juifs du temps de Moïse serait une chose aussi absurde que de conclure qu’un usage de notre temps était établi du temps de Clovis. Il est indubitable que la loi attribuée à Moïse ne parle en aucun endroit de l’immortalité de l’âme, ni des peines et des récompenses après la mort. La secte des pharisiens n’embrassa cette doctrine que quelques années avant Jésus-Christ ; elle ne fut connue des Juifs que longtemps après Alexandre, lorsqu’ils apprirent quelque chose de la philosophie des Grecs dans Alexandrie. Au reste, il est clair que les livres des Macchabées ne sont que des romans ; l’histoire y est falsifiée à chaque page ; on y rapporte un traité prétendu fait entre les Romains et les Juifs, et voici comme on fait parler le sénat de Rome dans ce traité :
« Bénis soient les Romains et la nation juive sur terre et sur mer, à jamais ! et que le glaive et l’ennemi s’écartent loin d’eux ! »
C’est le comble de la grossièreté et de la sottise de l’écrivain d’attribuer ainsi au sénat romain le style de la nation juive. Il y a quelque chose de plus ridicule encore, c’est de prétendre que les Lacédémoniens et les Juifs venaient de la même origine. Les livres des Macchabées sont remplis de ces inepties. On y reconnaît à chaque page la main d’un misérable Juif d’Alexandrie qui veut quelquefois imiter le style grec, et qui cherche toujours à faire valoir sa petite nation. Il est vrai que, dans la relation du prétendu martyre des Macchabées, on représente la mère comme pénétrée de l’espérance d’une vie à venir. C’était la créance de tous les païens, excepté les épicuriens.
C’est insulter à la raison de se servir de ce passage pour faire accroire aux esprits faibles et ignorants que l’immortalité de l’âme était énoncée dans les lois judaïques. M. Warburton, évêque de Worcester (1), a démontré, dans un très savant livre (2), que les récompenses et les peines après la vie furent un dogme inconnu aux Juifs pendant plusieurs siècles. De là on conclut évidemment que si Moïse fut instruit de cette opinion si utile à la canaille, il fut bien malavisé de n’en pas faire la base de ses lois ; et s’il n’en fut pas instruit, c’était un ignorant indigne d’être législateur.
Pour peu qu’un homme ait de sens, il doit se rendre à la force de cet argument. S’il veut d’ailleurs lire avec attention l’histoire des Juifs, il verra sans peine que c’est, de tous les peuples, le plus grossier le plus féroce, le plus fanatique, le plus absurde. Il y a plus d’absurdité encore à imaginer qu’une secte née dans le sein de ce fanatisme juif est la loi de Dieu et la vérité même ; c’est outrager Dieu, si les hommes peuvent l’outrager. J’espère que mon cher frère fera entendre raison à la personne que l’on a pervertie.
J’oubliais l’article de la Pythonisse (3) : cette histoire n’a rien de commun avec la créance des peines et des récompenses après la mort ; elle est d’ailleurs postérieure à Moïse de plus de six cents ans. Elle est empruntée des peuples voisins des Juifs, qui croyaient à la magie, et qui se vantaient de faire paraître des ombres, sans attacher à ce mot d’ombre une idée précise : on regardait les mânes comme des figures légères ressemblantes aux corps ; enfin la Pythonisse était une étrangère, une misérable devineresse : mais, si elle croyait à l’immortalité de l’âme, elle en savait plus que tous les Juifs de ce temps-là, etc.
Je me flatte que mon cher frère saura bien faire valoir toutes ces raisons. Je l’exhorte à détruire, autant qu’il pourra, la superstition la plus infâme qui ait jamais abruti les hommes et désolé la terre.
J’embrasse tendrement mon cher frère, je m’intéresse à tous ses plaisirs ; mais le plus grand de tous, et en même temps le plus grand service, est d’éclairer les hommes ; mon cher frère en est plus capable que personne ; je lui serai bien tendrement attaché toute ma vie (4).
1 – Ou plutôt Glocester. (G.A.)
2 – Divine legation of Moses. (G.A.)
3 – La Pythonisse d’Endor. (G.A.)
4 – C’est ici qu’il faut placer la lettre de Noverre, imprimée mal à propos à la date du 1er Septembre 1760. Cette lettre est du 11 Octobre 1763. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
14 Octobre 1763.
Puisque mes anges me mandent que les ennemis de la Gazette littéraire ont pris le parti d’aller à la campagne, voici une petite note pour cette gazette ; elle pourra amuser mes anges. M. Arnaud étendra et embellira mon texte ; je me borne à donner des indications.
Je répète à mes anges qu’il doit m’être arrivé un paquet d’Angleterre à M. le duc de Praslin. Si on ne me fait pas parvenir mes instruments, avec quoi veut-on que je travaille ? On ne peut pas rendre des briques quand on n’a point de paille, à ce que disaient les Juifs, quoique je n’aie jamais vu faire de briques avec de la paille.
Mais qui donc sera honoré du ministère de la typographie ? M. de Malhesherbes n’avait pas laissé de rendre service à l’esprit humain en donnant à la presse plus de liberté qu’elle n’en a jamais eu. Nous étions déjà presque à moitié chemin des Anglais, car nous commencions à tâcher de les imiter en tout ; mais nous sommes bien loin de leur ressembler.
J’ai toujours oublié de réfuter ce que mes anges disent de la dame (1) libraire de l’Académie. Elle ne devait pas, en convolant en secondes noces, violer le dépôt que les Cramer avaient remis entre ses mains. Un libraire peut aisément faire banqueroute pour avoir imprimé des livres qui ne se vendent point ; mais un argent dont on est dépositaire n’est pas un objet de commerce : ainsi il me paraît que les Cramer ont très grande raison de se plaindre. Manger l’argent d’autrui, et donner en paiement des livres dont personne ne veut, est un étrange procédé.
Quoi qu’il en soit, le Corneille devrait déjà être imprimé, et il ne l’est pas. Ce n’est pas moi assurément qui suis en retard ; vous savez que je vais toujours vite en besogne. J’aurais fait imprimer le Corneille en six mois, si je m’étais mêlé de la presse. Je songe toujours que la vie est courte, et qu’il ne faut jamais remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui. J’espère pourtant que vous aurez pour vos étrennes le recueil des belles et des détestables pièces de Pierre Corneille.
M. de Chauvelin, l’ambassadeur, prétend que je dois lui faire confidence de quelque chose pour le mois d’avril ; je lui ai répondu que, si je lui ai promis pour le mois d’avril, je lui tiendrai parole dans ce temps-là. Vous m’avouerez qu’un ministre n’a pas à sa plaindre quand on observe fidèlement les traités à la lettre.
Votre petite conjuration va-t-elle son train ?
Respect et tendresse.
1 – La veuve Brunet. (G.A.)
à M. Damilaville.
17 Octobre 1763.
Mon cher frère, vous savez que je m’adresse à vous pour le spirituel et pour le temporel. Voici une lettre (1) pour M. Mariette, qui regarde l’un et l’autre : je vous supplie de lire le paquet ; vous y verrez qu’on ne laisse pas de trouver dans ce siècle-ci de la protection contre la sainte Eglise, mais qu’il y a toujours de grandes précautions à prendre contre elle, malgré cette protection même.
Plusieurs personnes me parlent du Mandement du sieur évêque du Puy, frère du célèbre Pompignan : voudriez-vous bien avoir la bonté de me le faire venir ? il faut bien lire quelque chose d’édifiant. Saurin a-t-il fait imprimer sa tragédie (2) ?
Buvez à ma santé, je vous prie, avec frère Thieriot, et ne m’oubliez pas auprès des autres frères ; mais surtout conservez-moi une amitié qui me console de n’être pas à portée de m’entretenir avec vous. Ecr. l’inf…
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
2 – Blanche et Guiscard, tragédie jouée le 29 Septembre. (G.A.)
à M. le marquis de Chauvelin.
A Ferney, 18 Octobre 1763.
Je présume que votre excellence a déjà fait l’acquisition d’un nouvel enfant, que madame l’ambassadrice se porte à merveille, et que vous n’êtes occupé que de vos ouvrages, qui en vérité valent mieux que les miens.
Dès que vous aurez du loisir, j’enverrai donc à votre excellence ce qu’elle croit que je lui dois depuis le mois d’avril (1) ; mais je vous avertis, monsieur, que ce n’est que de la prose, et voici de quoi il est question.
Lorsque la veuve Calas présenta sa requête au conseil, l’horreur que tout le monde témoigna contre le parlement de Toulouse fit croire à plusieurs personnes que c’était le temps d’écrire quelque chose d’approfondi et de raisonné sur la tolérance. Une bonne âme se chargea de cette entreprise délicate, mais elle ne voulut point publier son écrit, de peur qu’on n’imaginât que l’esprit de parti avait tenu la plume, et que cette idée ne fît tort à la cause des Calas. Peut-être l’ouvrage n’est-il pas indigne d’être lu par un homme d’Etat. J’aurai l’honneur de vous le faire tenir dans quelques jours.
Il y a aussi une petite brochure qui sert de supplément à l’Histoire universelle (2). Il y aurait de l’indiscrétion à vous l’envoyer par la poste, et je ne prendrai cette liberté que sur un ordre précis.
Voilà pour tout ce qui regarde le département de la prose. A l’égard du département des vers, je ne peux rien envoyer qu’en 1764 ; et si je meurs avant ce temps-là, vous serez couché sur mon testament pour un paquet de vers (3).
Je présente mes respects à madame l’ambassadrice, à M. votre fils aîné, et à M. son cadet.
1 – Le Traité sur la Tolérance.(G.A.)
2 – Les Remarques. (G.A.)
3 – Il s’agit ici des Contes de Guillaume Vadé. (G.A.)
à M. de Chenevières.
Ferney, 28 Octobre 1763 (1).
Vos vers sont bien agréables, mon cher confrère. Je ne mérite pas la place que vous me donnez sur le Parnasse ; mais j’en mérite assurément une dans votre cœur par les sentiments que je conserverai pour vous toute ma vie. Je me flatte que la perte que mademoiselle Fel a pu faire n’est point du tout considérable, et que M. de La Borde, qui a bien voulu prendre soin de sa fortune, l’aura empêchée de mettre tous ses œufs dans le panier de ce… qui passait depuis quelque temps pour un panier percé.
Divertissez-vous à Fontainebleau. Maman Denis, qui n’écrit guère, vous fait ses tendres compliments.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)