CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 32

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 32

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à M. le comte d’Argental.

(1)

 

          Mes divins anges, c’est bien dommage que la Gazette littéraire, si elle existe, se soit laissé prévenir sur le compte qu’elle pouvait rendre des Lettres de milady Montague, qui paraissent en Angleterre. Les Lettres de madame de Sévigné sont faites pour les Français, et celles de milady Montague pour toutes les nations. Si jamais elles sont bien traduites (ce qui est fort difficile), vous serez enchantés de voir des choses curieuses et nouvelles, embellies par la science, par le goût, et par le style. Figurez-vous que depuis plus de mille ans nul voyageur, à portée de s’instruire et de nous instruire, n’avait été à Constantinople par les pays que madame de Montague a traversés ; elle a vu la patrie d’Orphée et d’Alexandre ; elle a dîné tête à tête avec la veuve de l’empereur Mustapha ; elle a traduit des chansons turques, et des déclarations d’amour, qui sont tout à fait dans le goût du Cantique des Cantiques ; elle a vu des mœurs qui ressemblent à celles qu’Homère a décrites ; elle a voyagé avec son Homère à la main. Nous apprenons d’elle à nous défaire de bien des préjugés. Les Turcs ne sont ni si brutes ni si brutaux qu’on le dit. Elle a trouvé autant de déistes à Constantinople qu’il y en a à Paris et à Londres. J’avoue que j’ai été fâché qu’elle traite notre musique et notre sainte religion avec le plus profond mépris ; mais nous devons nous accoutumer à cette mortification.

 

          Apprenez-moi donc, je vous en prie, ce que devient cette Gazette littéraire. M. le duc de Praslin l’aura-t-il vainement protégée ? y travaille-t-on, et y met-on un peu de sel ? car sans sel il n’y a pas moyen de faire bonne chère : c’est la sauce qui fait le cuisinier.

 

 

1 – Autre morceau de la prétendue lettre de fin décembre 1762. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Pierre Rousseau.

 

1er Octobre.

 

           Je peux vous assurer, monsieur, que je partage vos peines autant que j’estime votre journal ; il m’a fait tant de plaisir, que depuis un an c’est le seul que je fasse venir, et que j’ai renvoyé tous les autres : soyez encore très sûr qu’on a arrêté pendant plus d’un mois tous les imprimés qui venaient de Genève. La lettre d’un homme (1) qui porte votre nom peut en avoir été la cause ; on peut encore avoir eu d’autres raisons. Je me servirai de l’adresse que vous me donnez, dès que j’aurai quelque chose qui pourra convenir à votre greffe. Il y a un excellent ouvrage qui paraît à Lyon depuis quelques jours, sous le titre d’Avignon : c’est une lettre d’un avocat à l’archevêque de Lyon, concernant la légitimité du prêt à intérêt (2) ; on y confond l’insolence fanatique de quelques pères de l’Oratoire, chargés aujourd’hui de l’éducation de la jeunesse lyonnaise. Ces énergumènes, plus intolérants et plus intolérables que les jésuites, voulaient faire regarder l’intérêt de l’argent comme un péché, et immoler Lyon au jansénisme. Je vais écrire à l’auteur pour l’engager à vous envoyer l’ouvrage par la voie de M. Naudet. Je ne sais si vous savez que six cents citoyens de Genève ont fait coup sur coup quatre protestations contre le jugement du conseil qui a fait brûler l’Emile de Jean-Jacques ; ils disent qu’un citoyen de Genève est en droit de tourner en ridicule la religion chrétienne tant qu’il veut, et qu’on ne peut le condamner qu’après avoir conféré amiablement avec lui. Cela est assez plaisant dans la ville de Calvin : un temps viendra où il arrivera la même chose dans la ville (3) où l’on prétend que Simon Barjone a été crucifié la tête en bas.

 

 

1 – La lettre de Jean-Jacques Rousseau à l’archevêque. (G.A.)

2 – Par Prost de Royer. (G.A.)

3 – Rome. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Prost de Royer.

 

A Ferney, 1er Octobre 1763.

 

 

          Je vous remercie, monsieur, du plus court et du meilleur livre qu’on ait écrit depuis longtemps. La raison et l’éloquence l’ont dicté ; on ne peut y répondre que par du fanatisme et du galimatias. Je ne doute pas que votre archevêque (1) ayant, comme vous, beaucoup d’esprit et de lumières, ne soit entièrement de votre avis dans le fond de son cœur. Il est trop bon citoyen pour soutenir une absurdité qui ruinerait l’Etat. Des systèmes établis dans des temps de ténèbres doivent disparaître dans notre siècle ; et vous aurez la gloire d’avoir détruit le plus pernicieux des préjugés. Il faut avouer que nous avons encore beaucoup de lois absurdes et contradictoires : on les doit à l’esprit monacal, qui a régné trop longtemps. Il est également triste et honteux pour nos tribunaux d’être réduits à éluder ce que sans doute ils voudraient abolir ; mais on trouve la superstition en possession de la maison, on n’ose pas l’en chasser tout d’un coup ; et on se contente d’y loger avec elle.

 

          Ce que vous dites des cinq talents qui devaient en produire cinq autres m’a toujours frappée : mais j’avoue que cet intérêt à cent pour cent m’avait paru un peu trop fort. Cela fait voir qu’il y a bien des choses qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre.

 

          Il est très vrai, monsieur, que MM. Tronchin et Camp me donnent quatre pour cent du peu d’argent qu’ils ont à moi ; M. le cardinal de Tencin en tirait cinq : et si M. votre archevêque fait bien, il en tirera autant, attendu qu’au bout de l’année il donnera aux pauvres vingt-cinq mille livres au lieu de vingt mille.

 

 

1 – Montazet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

4 Octobre 1763.

 

 

          Mon cher frère, voici d’abord un paquet qu’on m’a envoyé de Hollande pour vous.

 

 

          A l’égard de mademoiselle Clairon, il importe peu qu’elle mérite ou non l’attention qu’on a de lui envoyer ce que vous savez (1) : elle est intéressée à décrier ce qui condamne son état ; et, quoi que puissent penser ses amis sur les gens de lettres, ils pensent uniformément sur l’objet dont nous nous occupons ; ils sont très capables de répandre, sans se compromettre, ce qui doit percer peu à peu dans l’esprit des honnêtes gens. Je vous avoue, mon cher frère, que je sacrifie tout petit ressentiment, tout intérêt particulier, à ce grand intérêt de la vérité. Il faut assommer une hydre qui a lancé son venin sur tant d’hommes respectables par leurs mœurs et par leur science. Vos amis, et surtout votre principal ami (2), doivent regarder cette entreprise comme leur premier devoir, non pas pour se venger des morsures passées, mais pour se garantir des morsures à venir, pour mettre tous les honnêtes gens à l’abri, en un mot, pour rendre service au genre humain. Il est clair qu’il faut nettoyer la place avant de bâtir et qu’on doit commencer par démolir l’ancien édifice élevé dans des temps barbares ; les petits ouvrages que vous connaissez peuvent servir à cette vue : je pense que c’est sur ces principes qu’il faut travailler. Les ouvrages métaphysiques sont lus de peu de personnes, et trouvent toujours des contradicteurs ; les faits évidents, les choses simples et claires sont à la portée de tout le monde, et font un effet immanquable.

 

          Je voudrais que votre ami eût assez de temps pour travailler à rendre ce service ; mais il a un ami (3) qui est actuellement à sa terre, et qui a tout ce qu’il faut pour venger la vertu et la probité si longtemps outragées. Il a du loisir, de la science, et des richesses : qu’il écrive quelque chose de net, de convaincant, qu’il le fasse imprimer à ses dépens, on le distribuera sans le compromettre ; je m’en chargerai, il n’aura qu’à m’envoyer le manuscrit : cet ouvrage sera débité comme les précédents que vous connaissez, sans éclat et sans danger. Voilà ce que votre ami devrait lui représenter.

 

          Parlez-lui, engagez-le à obtenir une chose si aisée et si nécessaire. On se donne quelquefois bien des mouvements dans le monde pour des choses qui ne valent pas celle que je vous propose. Employez, votre ami et vous, toute la chaleur de vos belles âmes, dans une chose si juste.

 

          Je demande pardon à frère Thieriot, c’est-à-dire, à frère indolent, d’être aussi indolent que lui, et de ne lui point écrire ; mais je compte que ma lettre est pour vous et pour lui.

 

          J’aime mieux, pour une inscription, deux vers que quatre ; ce distique

 

Il chérit ses sujets comme il est aimé d’eux ;

Heureux père entouré de ses enfants heureux,

 

n’est peut-être pas vrai aujourd’hui ; mais il peut l’être avant que la statue soit érigée, quand toutes les remontrances du parlement seront oubliées.

 

          A-t-on imprimé le Plaidoyer contre les Bernardins ? Si vous l’avez, mon cher frère, je vous supplie de me l’envoyer. Plût à Dieu que vous pussiez m’envoyer aussi quelque édit qui abolît les Bernardins !

 

          Je ne peux trop vous remercier de la bonté que vous avez eue de faire parvenir mes mémoires et mes lettres à l’avocat au conseil. Je vous supplie de lui faire tenir encore cette lettre.

 

          Je ne sais si j’aurai jamais la consolation de vous voir, et si je vous aimerai plus que je ne vous aime.

 

          Voici encore un petit mot pour M. Helvétius ; je ne sais où il est ; je vous recommande ce petit mot.

 

 

1 – Diderot. (G.A.)

2 – Un Catéchisme de l’honnête Homme. (G.A.)

3 – Helvétius. Celui-ci ne se laissa pas enrôler pour la bataille. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Helvétius.

 

4 Octobre 1763.

 

 

          Mon frère, le hasard m’a remis sous les yeux le décret de la Sorbonne, et le réquisitoire de maître Omer (1). Je vous exhorte à les relire, pour vous exciter à la vengeance en regardant votre ennemi. Je ne crois pas qu’on ait entassé jamais plus d’absurdités et plus d’insolences, et je vous avoue que je ne conçois pas comment vous laissez triompher l’hydre qui vous a déchiré. Le comble de la douleur, à mon gré, est d’être terrassé par des ennemis absurdes. Comment n’employez-vous pas tous les moments de votre vie à venger le genre humain, en vous vengeant ? Vous vous trahissez vous-même, en n’employant pas votre loisir à faire connaître la vérité. Il y a une belle histoire à faire ; c’est celle des contradictions : cette idée m’est venue en lisant l’impertinent décret de la Sorbonne. Il commence par condamner cette vérité que toutes les idées nous viennent par les sens, qu’elle avait adoptée autrefois, non parce qu’elle était vérité, mais parce qu’elle était ancienne. Ces marauds ont traité la philosophie comme ils traitèrent Henri IV, et comme ils ont traité la bulle, que tantôt ils ont reçue, et qu’ils ont tantôt condamnée.

 

          Ces contradictions règnent depuis Luc et Matthieu, ou plutôt depuis Moïse. Ce serait une chose bien curieuse que de mettre sous les yeux ce scandale de l’esprit humain. Il n’y a qu’à lire et transcrire ; c’est un ouvrage très agréable à faire ; on doit rire à chaque ligne. Moïse dit qu’il a vu Dieu face à face, et qu’il ne l’a vu que par derrière ; il défend qu’on épouse sa belle-sœur, et il ordonne qu’on épouse sa belle-sœur ; il ne veut pas qu’on croie aux songes, et toute son histoire est fondée sur des songes.

 

          Enfin, dans chaque page, depuis la Genèse jusqu’au concile de Trente, vous trouverez le sceau du mensonge.

 

          Cette manière d’envisager les choses est palpable, piquante, et capable de faire le plus grand effet. Ne seriez-vous pas charmé qu’on fît un tel ouvrage ? Faites-le donc, vous y êtes intéressé ; vous devez décréditer ceux qui vous ont traité si indignement.

 

          Si l’idée que je vous propose n’est pas de votre goût, il y a cent autres manières d’éclairer le genre humain. Travaillez, vous êtes dans la force de votre génie ; je me charge de l’impression, vous ne serez jamais compromis.

 

          Adieu ; soyez sûr que votre Fontenelle n’eût jamais été aussi empressé que moi à vous servir.

 

 

1 – Du 23 Janvier 1759, contre le livre de l’Esprit. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

A Ferney, 6 Octobre 1763.

 

 

          Me voilà, monsieur, redevenu taupe. Votre excellence saura que, dès qu’il neige sur nos belles montagnes, mes yeux deviennent d’un rouge charmant, et que j’aurais très bon air aux Quinze-Vingts. Cela me donne quelquefois de petits remords d’avoir bâti et planté entre le mont Jura et les Alpes ; mais enfin l’affaire est faite, et il faut faire contre neige bon cœur, aussi bien que contre fortune.

 

          Il n’y a pas moyen de disputer contre votre excellence. Je vous ai promis quelque chose (1) pour le mois d’avril ; eh bien ! attendez donc le mois d’avril : vous m’avouerez que cet argument est assez bon. Si vous avez commandé votre souper pour dix heures, devez-vous gronder votre cuisinier de ce qu’il ne vous fait pas souper à huit ? Cependant je ne désespère pas d’avoir l’honneur de vous donner de petites étrennes (2). Vous autres ministres vous êtes discrets, et il y a plaisir de se confier à vous ; il y en aurait bien davantage à vous faire sa cour.

 

          Il est à croire qu’un ambassadeur à Turin a lu le Vicaire savoyard de Jean-Jacques ; et votre excellence est trop bien instruite des grands événements de ce monde, pour ignorer que la moitié de la ville de Genève a pris le parti de Jean-Jacques contre le conseil de cette auguste république. On a parlé pendant quelques moments d’avoir recours à la médiation de la France (3). J’aurais fait alors une belle brigue pour tâcher d’obtenir que vous eussiez daigné venir mettre la paix dans mon voisinage. J’aurais voulu aussi que madame l’ambassadrice partageât ce ministère ; les Génevois, en la voyant, auraient oublié toutes leurs querelles.

 

          Je prie vos excellences de me conserver toujours leurs bontés, et d’agréer le respect du quinze-vingts V.

 

 

1 – Voir une lettre du 13 Février. (G.A.)

2 – Le Corneille commenté. (G.A.)

3 – On y eut recours plus tard. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

9 Octobre 1763.

 

 

          J’aime tendrement mon frère, parce qu’il n’est point tiède, et qu’il est sage. Voici des brochures qu’on lui adresse de Hollande pour l’abbé de La Rive : il y a aussi un exemplaire pour moi, mais je ne l’ai pas encore lu ; je ne sais ce que c’est ; la poste part.

 

 

 

 

 

 

 

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