CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 30
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
15 Septembre 1763.
Autre mémoire, mon très cher frère, je ne finis point ; mais enfin une dîme, étant un double vingtième, à quelque rapport à votre ministère.
Je commence à croire que ce Caloyer, dont on a tant parlé, et que je cherche, n’est point imprimé ; mais s’il l’est, je vous prie de me le dire.
J’avais bien prévu, quand je vis le Dictionnaire de l’Académie, que le libraire ferait banqueroute. La veuve Brunet a très bien justifié ma prédiction ; mais ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’elle volerait un dépôt d’environ huit mille livres, provenant des souscriptions du Corneille. Il est triste que mes pauvres enfants perdent cette somme ; mais je me consolerai si vous écr. l’inf….
à M. Helvétius.
15 Septembre 1763.
Mon cher philosophe, vous avez raison d’être ferme dans vos principes, parce qu’en général vos principes sont bons. Quelques expressions hasardées ont servi de prétexte aux ennemis de la raison. On n’a cause gagnée avec notre nation qu’à l’aide du plaisant et du ridicule. Votre héros Fontenelle fut en grand danger pour les Oracles, et pour la reine Mero et sa sœur Enegu (1) ; et quand il disait que s’il avait la main pleine de vérités il n’en lâcherait aucune, c’était parce qu’il en avait lâché, et qu’on lui avait donné sur les doigts. Cependant cette raison tant persécutée gagne tous les jours du terrain. On a beau faire, il arrivera en France, chez les honnêtes gens, ce qui est arrivé en Angleterre. Nous avons pris des Anglais les annuités, les rentes tournantes, les fonds d’amortissement, la construction et la manœuvre des vaisseaux, l’attraction, le calcul différentiel, les sept couleurs primitives, l’inoculation ; nous prenons insensiblement leur noble liberté de penser, et leur profond mépris pour les fadaises de l’école. Les jeunes gens se forment ; ceux qui sont destinés aux plus grandes places se sont défaits des infâmes préjugés qui avilissent une nation ; il y aura toujours un grand peuple de sots, et une foule de fripons ; mais le petit nombre de penseurs se fera respecter. Voyez comme la pièce de Palissot (2) est déjà tombée dans l’oubli ; on sait par cœur les traits qui ont percé Pompignan, et l’on a oublié pour jamais son Discours et son Mémoire (3). Si on n’avait pas confondu ce malheureux, l’usage d’insulter les philosophes dans les discours de réception à l’Académie aurait passé en loi. Si on n’avait pas rendu nos persécuteurs ridicules, ils n’auraient pas mis de bornes à leur insolence. Soyez sûr que tant que les gens de bien seront unis, on ne les entamera pas. Vous allez à Paris, vous y serez le lien de la concorde des êtres pensants. Qu’importe, encore une fois, que notre tailleur et notre sellier soient gouvernés par frère Kroust et par frère Berthier ? Le grand point est que ceux avec qui vous vivez soient forcés de baisser les yeux devant le philosophe. C’est l’intérêt du roi, c’est celui de l’Etat, que les philosophes gouvernent la société. Ils inspirent l’amour de la patrie, et les fanatiques y portent le trouble. Mais plus ces misérables sentiront votre supériorité, plus vous aurez d’attention à ne leur point donner prise par des paroles dont ils puissent abuser. Notre morale est meilleure que la leur, notre conduite plus respectable ; ils parlent de vertu, et nous la pratiquons : enfin notre parti l’emporte sur le leur dans la bonne compagnie. Conservons nos avantages ; que les coups qui les écraseront partent de mains invisibles, et qu’ils tombent sous le mépris public. Cependant vous aurez une bonne maison, vous y rassemblerez vos amis, vous répandrez la lumière de proche en proche, vous serez respecté même de ces indignes ennemis de la raison et de la vertu voilà votre situation, mon cher ami. Dans ce loisir heureux, vous vous amuserez à faire de bons ouvrages, sans exposer votre nom aux censures des fripons. Je vois qu’il faut que vous restiez en France, et vous y serez très utile. Personne n’est plus fait que vous pour réunir les gens de lettres ; vous pouvez élever chez vous un tribunal qui sera fort supérieur, chez les honnêtes gens, à celui d’Omer Joly. Vivez gaiement, travaillez utilement, soyez l’honneur de notre patrie. Le temps est venu où les hommes comme vous doivent triompher. Si vous n’aviez pas été mari et père, je vous aurais dit : Vende omnia quœ habes, et sequere me ; mais votre situation, je le vois bien, ne vous permet pas un autre établissement, et qui peut-être même serait regardé comme un aveu de votre crainte par ceux qui empoisonnent tout. Restez donc parmi vos amis ; rendez vos ennemis odieux et ridicules ; aimez-moi, et comptez que je vous serai toujours attaché avec toute l’estime et l’amitié que je vous ai vouées depuis votre enfance.
1 – Mero et Enégu (Rome et Genève), opuscule philosophique. (G.A.)
2 – Les Philosophes. (G.A.)
3 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
15 Septembre 1763.
Mes anges, je me crois un petit prophète. Je me souviens que lorsqu’on m’envoya la nouvelle édition du Dictionnaire de l’Académie, je prédis que le libraire ferait banqueroute. Je ne me suis pas trompé, et malheureusement cette banqueroute retombe sur la famille Corneille. M. Duclos, qui avait beaucoup d’estime pour la veuve Brunet, décorée du malheureux titre de libraire de l’Académie, voulut que le principal bureau des souscriptions fût chez elle. Elle a reçu pour sept ou huit mille francs d’argent comptant, après quoi elle a fait la Gambarouta. Voilà le sort de la plupart des entreprises de ce monde.
Si vous me permettez, mes anges, de vous parler de mon procès sacerdotal, je vous dirai que messieurs de Berne et de Genève sont intéressés comme nous dans cette affaire, qu’ils y interviennent, et que ce fut même sur la requête de messieurs de Berne que le conseil des dépêches se réserva à lui seul la connaissance de cette affaire, par un arrêt du 25 Juin 1756 ; que c’est contre cet arrêt authentique et contradictoire que le curé de Ferney a obtenu un arrêt par défaut qui nous renvoie au parlement de Dijon. Nous revenons aujourd’hui contre cet arrêt, et nous soutenons que c’est principalement à M. le duc de Praslin à juger cette cause, qui est plutôt une affaire d’Etat qu’un procès. Il s’agit uniquement de l’exécution du traité d’Arau, et de toutes les garanties renouvelées par tous nos rois depuis Charles IX. Le parlement de Dijon n’admet ni ces traités ni ces garanties ; mais le roi les maintient, et il a promis que ces sortes d’affaires ne seraient jamais jugées qu’en son conseil.
Au reste, le procès n’est pas directement intenté à madame Denis et à moi ; il l’est à Berne, à Genève, au colonel de Budé, au colonel Pictet. S’ils perdent, nous perdons ; s’ils gagnent, nous gagnons. Nous ne venons qu’après eux, comme ayant acheté d’eux la terre aux mêmes conditions que Berne l’avait vendue au seizième siècle, et que les ducs de Savoie l’avaient inféodée au quatorzième.
Nous supplions Octave, Pompée, et Fulvie (1), d’intercéder pour nous auprès de M. le duc de Praslin. Il est bien vrai qu’ils ne sont pas aussi honnêtes gens que lui : aussi je compte beaucoup plus sur la protection de mes anges que sur celles de ces personnages.
Vous devez avoir reçu mes roués ; j’y ai mis tout mon savoir-faire, qui est bien peu de choses ; mais enfin, puisque j’ai fait tout ce que j’ai pu et tout ce que vous avez voulu, qu’avez-vous à me dire ?
Respect et tendresse.
1 – Personnages du Triumvirat. (G.A.)
à M. le comte de la Touraille.
Au château de Ferney, 15 Septembre 1763.
Vous êtes, monsieur, dans le cas de Waller, qui proposait une question de philosophie à Saint-Evremond qui se mourait. Saint-Evremond lui répondit : « Vous me prenez trop à votre avantage. »
C’est à vous qu’il appartient de parler du héros (1) aimable que vous avez le bonheur de voir.
Témoin de ses vertus, témoin de son courage,
C’est à vous de les peindre à la postérité :
On exprime avec vérité
Ce qu’on voit et ce qu’on partage.
Moi, je ne suis qu’un pauvre sage,
Vivant dans mes foyers, et mourant dans mon lit.
En vain j’aurais tout votre esprit,
Ma voix ne peut chanter, l’audace extravagante
De tous ces grands Condés dont la France se vante :
Chacun d’eux à vingt ans, capitaine et soldat,
Va prodiguer un sang nécessaire à l’Etat,
Cherchant tous à mourir aux champs de Vestphalie ;
J’admire, en gémissant, cette illustre folie ;
Et tout ce que je puis, c’est de former des vœux
Pour que le ciel, en dépit d’eux,
Par charité pour nous leur conserve la vie.
Pardonnez à ces mauvais vers qu’un malade a dictés, et faites-en de meilleurs ; cela ne vous sera pas difficile.
1 – Le prince de Condé. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
18 Septembre 1763.
Je me doutais bien, mes divins anges, que mademoiselle Clairon n’était guère faite pour jouer Mariamne. Je ne me souviens plus du tout des anciennes imprécations qui finissaient le cinquième acte, et, en général, je crois que ces imprécations sont comme les sottises, les plus courtes sont les meilleures. Je vous avoue que je serais bien plus sûr d’Olympie ; c’est un spectacle magnifique ; on le donne dans les pays étrangers quand on veut une fête brillante ; il fait grand plaisir dans les provinces avec des acteurs de la Foire : jugez ce que ce serait avec vos bons acteurs de Paris. Mais je sais que dans toutes les affaires il faut prendre le temps favorable, et savoir prendre patience.
Notre petite conspiration m’amuse beaucoup actuellement, et je me flatte qu’elle égaie aussi mes anges. Avouez donc que cela sera fort plaisant. Je vous envoie un petit bout de vers ; madame d’Argental, qui est l’adresse même, coupera le papier avec ses petits ciseaux, et le collera bien proprement à sa place avec quatre petits pains qu’on nomme enchantés. Vous savez, par parenthèse, pourquoi on leur a donné ce drôle de nom.
Je vous demande toujours en grâce de ne me jamais ôter mes deux voluptueux. Voulez-vous que je mette mes deux débauchés, mes deux roués ? Ne voyez-vous pas que Fulvie est étonnée, avec raison, qu’un ivrogne et un jeune homme qui court après les filles soient les maîtres du monde ? C’est précisément voluptueux qui convient, c’est le mot propre ; et il est beau de hasarder sur le théâtre des termes heureux qu’on n’y a jamais employés. Au nom de Dieu, ne touchez jamais à ce vers ; gardez-vous en bien, vous me tuez.
Mes anges, je vous fais juges de ma dispute avec Thieriot : le sculpteur Pigalle a fait une belle statue de Louis XV pour la ville de Reims ; il m’a mandé qu’il avait suivi le petit avis que j’avais donné dans le Siècle de Louis XIV, de ne point entourer d’esclaves la base des statues des rois, mais de figurer des citoyens heureux, qui doivent être en effet le plus bel ornement de la royauté.
Il m’a demandé une inscription en vers français, attendu qu’il s’agit d’un roi de France, et non d’un empereur romain. Voici mes vers :
Esclaves qui tremblez sous un roi conquérant,
Que votre front touche la terre !
Levez-vous, citoyens, sous un roi bienfaisant ;
Enfants, bénissez votre père.
Thieriot veut de la prose ; mais de la prose française me paraît très fade pour le style lapidaire.
M. l’abbé de Chauvelin m’a envoyé vingt-quatre estampes de son petit monument érigé dans son abbaye pour la santé du roi. L’inscription latine est des plus longues ; ce n’était pas ainsi que les Romains en usaient.
Respect et tendresse.
à M. le marquis de Chauvelin.
A Ferney, 18 Septembre 1763.
Non, monsieur, ce n’est pas moi qui écris des lettres charmantes, mais bien votre excellence ; et l’un de ses talents a toujours été de séduire.
On vous a dépêché un petit paquet qui contient, je crois, un peu d’histoire. Vous y verrez quelque chose du temps présent, mais non pas tout ; car malheur à celui qui dirait tout ! il faut qu’un Français passe rapidement sur les dernières années. Il y a un Eloge du duc de Sully qu’on vous a peut-être envoyé. C’est un ouvrage de M. Thomas, secrétaire de M. le duc de Praslin, qui remporte autant de prix à l’Académie que nous avons perdu de batailles. Il loue beaucoup ce ministre d’avoir eu toujours à Sully un fauteuil plus haut que les autres. Cela n’est bon que pour Montmartel et pour madame sa femme, qui, ayant les jambes trop longues, sont obligés à cette cérémonie ; mais d’ailleurs Thomas fait un beau portrait de Rosny et de son administration.
J’ai vu ces jours-ci un vieux Florentin assez plaisant, qui prétend que tous les Etat de l’Europe feront banqueroute les uns après les autres. Le libraire de l’Académie a déjà commencé. Ce libraire est une femme (1) ; et je me doutais bien qu’elle serait à l’aumône dès qu’elle aurait achevé notre Dictionnaire ; cela n’a pas manqué ; et le pis de l’affaire, c’est qu’elle emporte huit mille francs ànos pauvres Corneille. Je ne sais si c’est cette aventure qui m’a donné de l’humeur contre Suréna, Agésilas, Pulchérie, et une douzaine de pièces du grand homme dont j’ai l’honneur d’être le commentateur ; je parie qu’il n’y a que moi qui aie lu ces tragédies-là ; et je prends la liberté de parier que vous ne les avez jamais lues, ni ne les lirez ; cela est impossible. Ah ! que Racine est un grand homme ! Madame l’ambassadrice n’est-elle pas de cet avis-là ? Adieu nos beaux-arts, si les choses continuent comme elles sont. La rage des remontrances et des projets sur les finances a saisi la nation ; nous nous avisons d’être sérieux, et nous nous perdons ; mais nous faisions autrefois de jolies chansons, et à présent nous ne faisons que de mauvais calculs : c’est Arlequin qui veut être philosophe.
Avez-vous entendu parler d’un sénéchal de Forcalquier qui, en mourant, a fait un legs au roi de l’Art de gouverner (2), en trois volumes in-4 ? C’est bien le plus ennuyeux sénéchal que vous ayez jamais vu. Je suis bien las de tous ces gens qui gouvernent les Etats du fond de leur grenier. Voilà-t-il pas encore un conseiller du roi au parlement (3) qui lui donne sept cent quarante millions tous les ans ! Tâchez, monsieur d’en avoir le vingtième, ou du moins un pour cent ; cela est encore honnête.
Que vos excellences agréent toujours mon respect.
1 - La veuve Brunet. (G.A.)
2 – La Science du gouvernement, par G. de Réal ; huit volumes, 1751-1764. (G.A.)
3 – Roussel de La Tour. (G.A.)