CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 29
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à M. Damilaville.
1erSeptembre 1763.
J’ai reçu la tragédie hébraïque dont mon cher frère a bien voulu me régaler ; cet ouvrage est sans doute de quelque jeune prêtre gaillard, tout plein de sa sainte Ecriture, lequel a travaillé dans le goût du révérend père Berruyer. L’éditeur est aussi un plaisant ; les noms des personnages sont à faire mourir de rire : la Pythonisse fameuse sorcière en Israël, etc.
Mais l’éditeur a un peu manqué à la probité en fourrant là mon nom ; il m’a toujours paru que MM. les libraires avaient, pour la probité, une extrême négligence.
Je ne crois pas qu’on soit assez bête à Paris pour traiter sérieusement les amours du bon roi David. Je voudrais bien savoir si Le Franc de Pompignan a traduit en vers magnifiques la belle chanson de l’oint du Seigneur : Beatus qui tennebit et allidet parvulos ad petram. L’oint du Seigneur était furieusement vindicatif.
Vous avez raison, mon cher frère, il n’y a rien de si difficile que de faire une bonne inscription en deux vers pour une statue, et surtout dans le temps présent.
Si on envoie des troupes en Normandie, cela gâtera les deux vers (1) ; je vous demande encore en grâce, mon cher frère, de vouloir bien faire parvenir à M. Mariette ces questions pour mon affaire temporelle et spirituelle.
A l’égard de mes trois vingtièmes, je crois que M. de Marinval vérifie les états du receveur de Gex : en tout cas, j’ai payé, et si le parlement de Dijon rend un arrêt contre les vingtièmes, il ne me fera pas rendre mon argent.
Vous devez avoir des honnêtes gens (2) de reste. Vous en êtes-vous défait pour le bien des âmes ? J’ai grand’peur que cette tragédie de Saül ne fasse grand tort à l’Ancien Testament ; car enfin tous les traits rapprochés du bon roi David ne forment pas le tableau d’un Titus ou d’un Trajan. M. Hut, qui a fait imprimer à Londres l’Histoire de David, l’appelle sans façon le Néron de la Palestine. Personne ne l’a trouvé mauvais : voilà un bien abominable peuple ! Tendresse aux frères. Ecr. L’inf…
1 – Pour la statue de Louis XV à Reims. (G.A.)
2 – Catéchisme de l’honnête Homme. (G.A.)
à M. Damilaville.
3 Septembre 1763.
J’ai essayé de faire l’inscription en deux vers de plusieurs manières ; je n’ai été content d’aucune.
Il y a assez d’espace sur le piédestal pour quatre vers, en faisant les lettres un peu plus petites.
Je crois que l’inscription suivante conviendrait assez :
Esclaves prosternés sous un roi conquérant,
De vos pleurs arrosez la terre.
Levez-vous, citoyens, sous un roi bienfaisant :
Enfants, bénissez votre père.
J’ai déjà écrit à M. Pigalle ; je prie M. Thieriot de lui faire mes très humbles compliments.
à M. le comte d’Argental.
7 Septembre 1763.
Mes divins anges, à peine ai-je reçu votre paquet, que j’ai fait à peu près tout ce que vous désirez. Vous ne m’avez point envoyé le premier acte : je vous prie de me le dépêcher, afin que je raccorde le tout. Vous aurez probablement la pièce entière (1) dès que vous m’aurez fait tenir ce premier acte qui me manque (2). Il restera quelques vers raboteux ; cela ne fait pas mal au théâtre, et nous sommes convenus qu’il en fallait pour dépayser le monde. J’avoue que c’est une grande vanité à moi d’en convenir ; mais enfin j’ai passé dans mon temps, je ne sais comment, pour faire des vers assez coulants (3).
Vous avez bien raison M. de Thibouville a le visage trop rond pour un conspirateur. Vous savez que César croyait que les visages longs et maigres étaient de vraies faces de conjurés.
Ah ! mes anges, est-il possible que vous n’aimiez pas
A deux voluptueux a livré l’univers ?
C’est bien là pourtant le caractère d’Antoine et du jeune Octave. Vous me forcerez à mettre des remarques ; et les lettres de ces débauchés, que Suétone nous a conservées, y paraîtront avec les gros mots. Que je suis fâché contre vous d’avoir osé condamner ce vers qui dit tant de choses ! Vous y reviendrez, vous l’aimerez, car vous êtes justes.
Madame Denis et moi nous baisons le bout de vos ailes, sous lesquelles vous mettez notre procès sacerdotal.
Je n’entends plus parler de la Gazette littéraire, je ne sais si elle paraît. J’ai fait venir des livres d’Angleterre et de Hollande ; ils doivent être chez M. le duc de Praslin : s’il y a des doubles, je le supplie de me les envoyer, je les prendrai pour mon compte.
Mes anges, le diable est à Genève ; mais il est aussi en France, et j’ai grand’peur que toutes ces belles remontrances n’aboutissent à donner une paralysie à la main de nos payeurs de rentes. Vous ne me parlez jamais de ces petites drôleries ; vous ne songez qu’au tripot : cependant ces affaires-là sont un peu plus intéressantes.
Permettez, je vous en supplie, que je vous adresse ce paquet pour frère Damilaville, qui doit le rendre à M. Mariette. Il est bon de faire des tragédies, mais il faut songer au solide.
Respect et tendresse.
1 – Le Triumvirat. (G.A.)
2 – Dans les éditions de Kehl, cette lettre est datée du 16 Février 1764, et commence ainsi : « Mes divins anges, puisque vous êtes assez lambins pour ne pas renvoyer le premier acte à M. Marcel, je vous en envoie cinq. Il se flatte d’avoir fait tout ce que votre comité exigeait de lui. Il restera, etc. » (G.A.)
3 – Dans la lettre du 11 Février 1764, on lisait encore : « Il faut que M. le duc de Praslin se donne avec vous le plaisir d’attraper le public ; c’est une vraie opération de ministre. M. Marcel vous enverra une lettre soumise pour la reine Clairon, qui sera de la même écriture que la pièce. Je ne connais point de conspiration mieux arrangée. Nous verrons si celle de Rousseau contre Genève réussira mieux. Il est vrai qu’il a sept à huit cents personnes dans son parti ; mais je tiens que mes trois conspirateurs valent mieux que les associés de Jean-Jacques.
« Vous avez bien raison, etc. »
à M. Damilaville.
7 Septembre 1763.
Mon cher frère, il ne s’agit pas aujourd’hui d’affaires temporelles. Je vous confie que madame la duchesse d’Enville a emporté une demi-douzaine d’exemplaires des Œuvres pies (1). Une autre personne en emporte une demi-douzaine ; le nombre des fidèles s’augmente prodigieusement ; il nous faut surtout de saintes femmes. Vous devez avoir quelques exemplaires dont vous n’aurez pas encore disposé ; je vous demande en grâce d’envoyer ceux-ci par la petite poste, mais surtout sans les contre-signer. Envoyez-en des vôtres à mademoiselle Clairon ; il est juste qu’elle possède les anathèmes lancés contre ceux qui l’anathématisent. Mon cher frère, je compte sur votre zèle : je m’imagine que frère Platon a été bien content du Caloyer ; ce Caloyer fait beaucoup d’effet, et j’en bénis Dieu. Ecr. l’inf…
P.S. – Mandez-moi, je vous prie, si vous avez reçu ce paquet, et si vous en avez fait l’usage que je vous supplie d’en faire. Dieu vous ait en aide, mon très cher frère !
1 – Le Catéchisme de l’honnête Homme. (G.A.)
à M. Damilaville.
9 Septembre 1763.
Dicunt, mon cher frère, qu’on a imprimé à Paris un catéchisme qu’on appelle, je crois, le Caloyer. Je ne suis guère curieux de voir ces drogues-là ; je suis assez occupé de mon procès. Vous devez avoir reçu, par M. d’Argental, un gros paquet que j’ai pris la liberté de vous envoyer ; vous voyez à quel point j’abuse de votre bonté.
Il vient dans ce moment chez moi un homme qui dit avoir vu ce Caloyer ; il dit que cela doit faire un très grand effet. Tant mieux si l’ouvrage inspire la vertu, et la haine de la superstition.
La même personne m’assure qu’il paraît quelquefois des écrits dans ce goût, qu’on a la mauvaise foi de m’attribuer ; j’espère qu’au moins mes amis me rendront justice. Orate, fratres, et vigilate.
Je vous embrasse bien tendrement. Ecr. l’inf…
à M. Damilaville.
10 Septembre 1763.
Mon cher frère, je reçois le paquet de M. Mariette, que vous avez la bonté de m’envoyer : je vous en rends mille grâces.
Je suis bien étonné qu’on ait envoyé de Paris un pousse-cul au sieur Briset (1) ; il me semble qu’il y a des pousse-culs à Lyon comme ailleurs, et que l’usage est qu’on envoie les ordres de Paris aux intendants ou aux juges de province, qui les font exécuter. Je vois qu’il y a des gens bien alertes dans le monde ; mais mettre le nom d’un pauvre Français à la tête d’un ouvrage anglais (2) comme le bon roi David, cela est bien pis que d’être alerte : c’est une scélératesse de libraire. Je ne sais, encore une fois, ce que c’est que ce Caloyer dont on parle ; je vous supplie, mon cher frère, de m’en donner des nouvelles.
1 – Lisez Buyset, libraire de Lyon. (G.A.)
2 – Saül et David. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
11 Septembre 1763 (1).
Mes divins anges, j’ignore absolument si on fait une Gazette littéraire. Tous les ouvrages nouveaux faits depuis trois mois en Allemagne, en Angleterre et en Italie sont déjà annoncés pour la plupart dans les journaux. Mon travail et ma bonne volonté pourraient bien devenir inutiles. Des paquets de livres doivent être arrivés chez M. le duc de Praslin par Strasbourg et par Londres ; mais qui prend le plus long n’arrive jamais le premier. J’attends les ordres de M. le duc de Praslin sur tout cela.
Souffrez, mes très chers anges, que je lui présente ici mes très humbles respects, et recevez les miens.
Comment vont les yeux de M. d’Argental ? Pour moi, je n’en ai plus. « Celles qui se mettaient à la fenêtre ne s’y mettent plus, les mouleuses cessent de moudre ; l’amandier fleurit, la corde d’argent est cassée sur la fontaine (2). » Adieu les tragédies.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Dans l’édition de Kehl on trouve cet alinéa à la fin d’une lettre à d’Argental du 11 Février 1764. (G.A.)
à M. de Chenevières.
11 Septembre 1763 (1).
Je suis toujours en train de perdre la vue, mon cher ami. Je sais que les aveugles peuvent dicter ; mais c’est la moitié du plaisir de perdu. Vos lettres m’en font toujours un bien sensible. Vous allez quelquefois à Paris, puisque vous me parlez de spectacles ; c’est à vous à m’instruire des nouvelles de littérature. Pour moi, je ne pourrais vous parler que de près, de bois et de montagnes, et cela n’est agréable que dans Virgile.
Ma nièce vous fait mille compliments ; elle mène une vie assez douce avec la petite famille que nous nous sommes faite. La nièce de Corneille et son mari dansent autour de nous toute la journée, pendant que j’achève l’édition de leur oncle.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Damilaville.
13 Septembre 1763.
J’abuse des bontés de mon cher frère, mais je sais qu’elles sont inépuisables. Il trouvera dans ce paquet un arrêt du conseil qui a déjà jugé notre procès en notre faveur. Je l’accompagne d’une lettre (1) que j’écris à M. Mariette. Je supplie mon cher frère de la lire ; ce n’est pas un ouvrage bien philosophique, mais il est accoutumé à mêler les affaires aux belles-lettres. Il n’y a que les sots qui prétendent que les lettres et les affaires sont incompatibles. J’embrasse cordialement et philosophiquement mon frère. Ecr. l’inf…
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)