ARTICLES DE JOURNAUX - Tragédies françaises

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ARTICLES DE JOURNAUX - Tragédies françaises

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ARTICLES DE JOURNAUX.

 

 

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TRAGÉDIES FRANÇAISES

 

TRADUITES PAR LORENZO GUAZZESI.

 

 

 

 

 

Gazette littéraire, 2 Mai 1764.

 

 

 

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          On a imprimé à Pise plusieurs tragédies de notre théâtre, fidèlement traduites en vers blancs, c’est-à-dire en vers non rimés, par le cavalier Lorenzo Guazzesi.

 

          L’Iphigénie de Racine paraît aussi bien rendue qu’elle puisse l’être ; mais jamais une traduction, quelque belle qu’elle soit, ne peut faire l’effet de l’original. Il est impossible que la contrainte ne s’aperçoive pas dans un ouvrage de longue haleine. Une épigramme, un madrigal, peuvent gagner dans une traduction ; une tragédie ne peut jamais que perdre. C’est que l’auteur, en composant, a toujours été animé par le génie et par le sujet dont il était rempli ; et le traducteur, en s’étudiant à copier les idées et les expressions d’un autre, perd nécessairement de vue tout l’ensemble ; cet asservissement éteint l’enthousiasme.

 

          Comment se peut-il faire que la gêne de la rime, la plus grande de toutes les gênes, laisse à Racine tout la liberté et toute la chaleur de son esprit, et que le traducteur, dégagé de ces entraves pénibles, paraisse cependant bien moins libre que Racine ?

 

A peine un faible jour nous éclaire et nous guide,

Vos yeux seuls et les miens sont ouverts en Aulide.

Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?

Les vents nous auraient-il exaucés cette nuit ?

Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.

  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Un debile lume

Fa ch’io ti scorga e dubbio a te mi guida ;

In Aulida tu solo ed io siam desti ;

S’udi rumor per l’aere, o forse i venti

Si svegliar questa note a nostril voti ?

Ma qui ognun dorme, e in placido riposo

Giace l’armata, la marina, e il vento.

 

          Il est peut-être difficile de mieux traduire, et cependant vous ne voyez dans ces vers ni la pompe, ni l’élégance, ni la facilité, ni la force de ceux de Racine.

 

          In placido riposo énerve entièrement ce beau vers :

 

Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.

 

          Cette césure si expressive, mais tout dort, n’est point rendue : il vento, le vent, ne fait pas le même effet que les vents. La marina est bien loin de signifier Neptune, que le poète représente ici comme endormi, sans affecter pourtant une figure poétique. Neptune à la fin d’un vers est une image et une expression bien supérieure au terme vent. Que de beautés pour ceux qui sont un peu initiés aux mystères de l’art ! elles sont toutes perdues dans la traduction.

 

          C’est ainsi que nous n’avons jamais pu bien traduire les belles scènes du Pastor fido. La difficulté qui naît de la rime peut en partie en avoir été cause ; mais que dans une langue aussi abondante que l’italienne on ne puisse parfaitement traduire en vers blancs nos vers rimés, qu’on ne puisse, avec la plus grande liberté, imiter la facilité d’un auteur enchaîné par le retour des mêmes sons, c’est là ce qui paraît étonnant ; et l’on ne peut, ce semble, en rendre raison qu’en avouant que celui qui invente, quelque gêné qu’il soit, paraît toujours plus à son aise que celui qui imite. En un mot, on ne traduit point le génie.

 

          Le cavalier Guazzesi rend très fidèlement ce vers l’Alzire :

 

Votre hymen est le nœud qui joindra les deux mondes.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . .  .  .  .  Le tue nozze, o figlio,

Tosto uniranno il gemino emispero.

 

          Mais vos noces, ô mon fils, uniront bientôt les deux hémisphères, n’exprime point ce nœud qui joint les deux mondes : car ce nœud qui les joint fait une image qui ne se trouve pas dans la traduction, et le mot tosto, bientôt, affaiblit l’idée.

 

          Il arrive donc qu’avec la chaîne de la rime on marche quelquefois d’un pas plus sûr qu’en se délivrant de cette servitude, et c’est de là qu’on peut conclure que la rime, qui présente à chaque moment le mérite d’une grande difficulté surmontée, est absolument nécessaire à la poésie française.

 

          Il est vrai que la rime ajoute beaucoup à l’ennui que nous causent tous les poèmes qui ne s’élèvent pas au-dessus du médiocre ; mais c’est qu’alors l’auteur n’a pas eu l’adresse de dérober aux lecteurs la peine qu’il a ressentie en rimant ; ils éprouvent la même fatigue sous laquelle il a succombé. C’est un mécanicien qui laisse voir ses poulies et ses cordes ; il en fait entendre le bruit choquant : il dégoûte, il révolte. De vingt poètes il y en a très rarement un seul qui sache subjuguer la rime ; elle subjugue tous les autres : alors ce n’est plus qu’un vain tintement de consonnances fastidieuses.

 

          Il faut que le poète choisisse, dans la foule des idées qui s’offrent à lui, celle qui paraîtra la plus naturelle, la plus juste, et qui en même temps s’accordera le mieux avec la rime qu’il cherche, sans qu’il en coûte rien ni à la force du sens, ni à l’élégance de l’expression. Ce travail est prodigieux ; mais quand il est heureux il produit un très grand plaisir chez toutes les nations, puisque toutes les nations, depuis les Romains ont adopté la rime.

 

          Si en lisant les beaux endroits de l’Arioste, du Tasse, de Dryden, et de Pope, on s’aperçoit qu’ils ont rimé, on ne s’en aperçoit que par la satisfaction secrète que donne une difficulté toujours heureusement vaincue. Milton n’a pas rimé, et la raison qu’en donna M. Pope à M. de Voltaire, c’est que Milton ne le pouvait pas (1).

 

          M. de La Motte, en voulant introduire les tragédies en prose, ôtait le mérite en ôtant la difficulté.

 

          Le plaisir qui résulte des vers de Racine vient de ce que la prose la plus exacte ne peut dire mieux. C’est le comble de l’art, on l’a déjà dit, quand la prose la plus scrupuleuse ne peut rien ajouter au sens que les vers renferment.

 

          C’est une chose très remarquable que de tous les étrangers qui ont du goût, et qui se sont rendu notre langue familière, il n’en est aucun qui ne sente dans Racine le mérite de cette facilité, de cette harmonie, de cette élégance continue, qui caractérisent toutes ses tragédies. Quand ils ont commencé la lecture d’une de ses pièces, ils ne peuvent plus la quitter, ils cèdent à un charme invincible. Il y a donc une beauté réelle dans l’art avec lequel Racine a surmonté la difficulté de la rime.

 

          Le défaut ordinaire des vers vient de ce qu’on se croit en droit de parler en vers moins correctement qu’en prose. On est dur et lâche, le style est hérissé de solécismes, et les pièces qui réussissent le plus sur la scène ne peuvent soutenir l’œil du lecteur attentif.

 

          N’en accusons point la rime, mais la négligence de ceux qui ne savent pas la manier. Elle ne doit fournir que des beautés par ses difficultés mêmes.

 

          Ce n’est pas sans raison qu’on a imaginé le Parnasse comme un mont escarpé sur lequel il est presque impossible de monter sans tomber. On n’a donné des ailes à Pégase que comme un emblème de la difficulté de régler tantôt son vol et tantôt sa marche. La gloire en tout genre n’est attachée qu’au difficile, et il faut que ce difficile ait toujours l’air aisé ; c’est à quoi Racine est parvenu, et il est presque aussi impossible qu’indispensable de l’imiter.

 

 

1 – Voyez au THÉÂTRE la dédicace d’Irène. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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