ARTICLES DE JOURNAUX - Lettres de milady Wortley
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ARTICLES DE JOURNAUX.
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LETTERS OF THE RIGHT-HONOURABLE LADY
M-Y-W-Y M-E, etc.
LETTRES DE MILADY MARIE WORTLEY MONTAGUE, écrites pendant ses voyages en Europe, en Asie, en Afrique, etc.
Londres, chez M. T. Becket, 3 vol. in-12.
– 1763 –
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Gazette littéraire, 4 Avril 1764.
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C’est ici la troisième édition de ces lettres. Ceux qui ne les connaissent que par les traductions françaises qui en ont paru jusqu’à présent ne sauraient s’en former une juste idée. Elles ont été lues avec avidité par tous ceux qui entendent la langue anglaise. On a appelé milady Montague la Sévigné d’Angleterre ; mais elle n’a ni la rapidité du style de madame de Sévigné, ni son imagination vive et sensible ; c’est une élégance charmante, nourrie d’une érudition qui ferait honneur à un savant, et qui est tempérée par les grâces. Il règne surtout dans l’ouvrage de milady Montague un esprit de philosophie et de liberté qui caractérise sa nation. Madame de Sévigné, dans ses lettres, sent beaucoup plus qu’elle ne pense. Madame de Maintenon écrivait quelquefois ce qu’elle ne pensait pas ; madame de Montague écrit tout ce qu’elle pense. Les lettres de ces deux Françaises n’intéressent que leur nation ; les lettres de milady Montague semblent faites pour toutes les nations qui veulent s’instruire.
Lorsqu’en 1716 son mari fut nommé ambassadeur en Turquie, elle l’accompagna et fit le voyage par terre ; elle traversa des pays qu’aucune personne de considération n’avait visités avant elle depuis plus de six cents ans. Elle passa par Peterwaradin, par les déserts de la Servie, par Philippopolis, par le mont Rhodope, par Sophia. Ensuite, lorsqu’elle revint par mer, elle vit avec attention les lieux que l’Iliade a célébrés. Ainsi, après avoir parcouru la patrie d’Orphée, elle observa le théâtre de la guerre chantée par Homère. Elle voyageait l’Iliade à la main, et quelquefois elle paraît animé de son esprit.
Son rang, sa curiosité, et une légère connaissance de la langue turque, lui ouvrirent l’entrée de tout ce qui est fermé et inconnu pour jamais aux étrangers. Elle fut accueillie et très fêtée par l’épouse du grand-vizir, et par la sultane, veuve de l’empereur Mustapha. La magnificence voluptueuse de quelques maisons où l’on s’empressa de la recevoir surpassa tout ce que nous connaissons d’agréable dans nos climats froids. Elle fut reçue chez la femme du lieutenant du grand vizir par deux eunuques noirs, qui la conduisirent au milieu de deux rangs de jeunes filles, toutes faites comme on peint les divinités mais moins belles encore que leur maîtresse. Elle fut charmée de leurs danses et de leur musique qu’elle compare et paraît préférer à la musique d’Italie ; elle ajoute que leurs voix sont plus touchantes que celle des Italiennes. On croit lire un roman grec en lisant quelques-unes de ces lettres ; mais ce qui est le contraire du roman, elle rectifie la plupart de nos idées sur les mœurs turques ; elle nous apprend, par exemple, que les femmes de ce pays ont encore plus de liberté que les nôtres. Elles peuvent aller partout, couvertes d’un double voile. Il n’est permis à aucun homme d’oser arrêter une femme voilée, et le mari le plus justement jaloux n’oserait saisir sa femme dans la rue : ainsi elles peuvent aller en rendez-vous avec la plus entière sécurité.
Les Turcs connaissent la délicatesse de l’amour ; ils font des vers comme nous pour leurs maîtresses. En voici du grand-vizir Ibrahim, gendre de l’empereur Achemt III. Ibrahim se plaint que le sultan diffère trop le jour des noces, et que la sultane obéit trop à son père.
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STANCES.
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« Le rossignol voltige dans les vignes pour y chercher des roses qu’il aime. Je suis venu admirer aussi la beauté des vignes, et la douceur de vos charmes a ravi mon cœur. Vos yeux sont noirs et attrayants comme ceux de la biche ; vos yeux, comme ceux de la biche, sont sauvages et dédaigneux. »
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« Le moment de mon bonheur se diffère de jour en jour. Le cruel sultan ne me permet pas de voir ces joues plus vermeilles que les roses ; je n’ose encore y cueillir un baiser. La douceur de vos charmes a ravi mon cœur. Vos yeux sont noirs et attrayants comme ceux de la biche ; vos yeux, comme ceux de la biche, sont sauvages et dédaigneux. »
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« Le malheureux Ibrahim soupire dans ces vers. Un trait parti de vos yeux a percé mon sein. Ah ! quand viendra le moment de la jouissance ? Attendrai-je longtemps encore ? Ah ! sultane aux yeux de biche : ange au milieu des anges ! je désire, et c’est en vain. Pouvez-vous prendre plaisir à tourmenter mon cœur ? »
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« Mes cris perçants s’élèvent jusqu’au ciel : le sommeil fuit ma paupière. Tourne du moins les yeux vers moi, sultane, que je contemple ta beauté. Adieu… je descends au tombeau… mais rappelle-moi ; ta voix retiendra mon âme fugitive… Mon cœur est brûlant comme le soufre ; laisse échapper un soupir, et ce cœur s’embrasera. Gloire de ma vie ! belle lumière de mes yeux ! ô ma sultane ! mon front est prosterné contre la terre. Des larmes brûlantes inondent mes joues… je sens le délire de l’amour. Ouvre ton âme à la pitié ; laisse du moins tomber un regard sur moi. »
Ce morceau, fidèlement traduit d’après la traduction littérale qu’en donne milady Montague, respire le goût de la poésie orientale ; on y retrouve ce désordre de sentiments et d’idées qui peut nous paraître exagéré, mais qui vraisemblablement est naturel à des peuples plus sensibles et moins cultivés. Un Arabe s’énonce dans le langage ordinaire d’une manière plus figurée et plus hardie que nous n’oserions le faire en vers. Un amant écrivait à sa maîtresse qui avait le teint blancs et les cheveux noirs : « Le jour est sur ton visage, et la nuit dans tes cheveux. »
Milady parle des bains chauds de Sophia, renommés dans ces contrées comme ceux de Bourbonne, de Plombières, d’Aix-la-Chapelle, le sont parmi nous ; mais quelle différence entre la grossièreté rustique de nos bains et la magnificence de ceux des Turcs ! Ce sont des dômes de marbre qui reçoivent le jour par la coupole. Le pavé, les sophas qui règnent autour en gradins, tout est de marbre. Le milieu de chaque appartement est un bassin de fontaines jaillissantes. Elle assure qu’elle trouva sur ces sophas, ornés de coussins et de tapis superbes, un nombre considérable de femmes qui l’invitèrent à se baigner. Elles n’avaient d’autre habillement que celui qu’on donne aux Grâces. De jeunes esclaves, parées comme elles de leur beauté seule, tressaient les cheveux de leurs maîtresses, les parfumaient d’essences odorantes. Ce qui surprit le plus milady Mondague dans ce singulier spectacle, c’est l’extrême modestie de toutes ces dames nues, et la simplicité polie avec laquelle elles voulurent l’engager à se baigner avec elles. Si cette aventure n’était pas vraie, on ne voit pas ce qui aurait pu engager milady Montague à l’écrire à une de ses amies.
Elle revient par Marseille. Elle resta peu de temps à Paris, et retourna dans sa patrie par Calais. On s’aperçoit aisément, au mépris qu’elle témoigne pour nos dogmes et pour nos cérémonies, que c’est une Anglaise qui écrit.
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1 – Voir, dans la Correspondance, une lettre de Voltaire à d’Argental, de l’année 1762.