ARTICLES DE JOURNAUX - L'histoire de lady Julie Mandeville
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ARTICLES DE JOURNAUX.
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THE HISTORY OF LADY JULIA MANDEVILLE, etc.
L’HISTOIRE DE LADY JULIE MANDEVILLE.
A Londres, chez R. et J. Dodsley, 2 vol. in-12, 3e édition.
Gazette littéraire, 30 Mai 1764.
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Ce roman est, comme ceux de Ridchardson, un recueil de lettres que s’écrivent tous les personnages qui ont part à l’action. Ces acteurs ayant tous un différent caractère, et chacun d’eux voyant les choses d’un œil différent, il en résulte une espèce de drame dans lequel les héros et les héroïnes de la pièce, les confidents et les confidentes, annoncent ce qui s’est passé, et forment l’exposition, l’intrigue, et le dénouement.
L’Histoire de Julie Mandeville est peut-être le meilleur roman de ce genre qui ait paru en Angleterre depuis Clarisse et Grandison. On y trouve de la vérité et de l’intérêt ; et c’est l’art d’intéresser qui fait le succès des ouvrages dans tous les genres, même dans l’histoire ; à plus forte raison dans les romans, qui sont des histoires supposées.
Plusieurs philosophes s’étonnent que les hommes, ayant tant de choses à savoir et si peu de temps à vivre, aient le temps de lire des romans. On a déjà remarqué qu’excepté les Métamorphoses d’Ovide, qui sont la théologie des anciens, les Contes arabes, qui tiennent tous du merveilleux, et l’inimitable Arioste, plus admirable encore par le style que par l’invention, tous les autres romans ne présentent que des aventures bien moins héroïques, moins singulières, moins tragiques de celles dont nos histoires sont remplies. Il n’y a rien de si attachant dans les Cassandre, les Cléopâtre, les Cyrus, les Clélie (1), que les événements de nos derniers siècles.
La découverte et la conquête du Nouveau-Monde, les malheurs et la mort épouvantable de Marie Stuart et de Charles Ier, son petit-fils ; les infortunes de tant d’autres princes, les aventures et le caractère de Charles XII, un nombre prodigieux de calamités horribles qu’un faiseur de fables n’aurait osé feindre ; tous ces grands tableaux qui intéressent le genre humain, étant peints depuis quelques années par des génies qui ont su plaire, ont fait tomber les grands romans écrits dans un temps où l’on n’avait aucune bonne histoire ni en français ni en anglais.
Les romans tragiques ont donc disparu, et on a été inondé d’historiettes, du genre de la comédie, dans lesquelles on trouve mille petits portraits amusant de la vie commune.
On ne lisait guère dans l’Europe les romans anglais avant Paméla. Ce genre parut très piquant ; Clarisse eut moins de succès, et en méritait cependant davantage. Les romans de Fielding présentèrent ensuite d’autres scènes, d’autres mœurs, un autre ton : ils plurent, parce qu’ils avaient de la vérité et de la gaieté ; le succès des uns et des autres en a fait éclore ensuite une foule de mauvaises copies qui n’ont pas fait oublier les premiers, mais en ont sensiblement diminué le goût.
Il se trouve toujours des auteurs qui font, pour occuper le loisir de tant de personnes désœuvrées, ce que font les marchands qui inventent chaque jour des modes nouvelles pour flatter la vanité et amuser la fantaisie.
Ce goût pour les romans est plus vif en France et en Angleterre que chez les autres nations. Il prouve que Paris et Londres sont remplis d’hommes oisifs, qui n’ont d’autre besoin que celui de s’amuser. Les femmes surtout donnent la vogue à ces ouvrages qui les entretiennent de la seule chose qui les intéresse. Ce qui est remarquable, c’est que ces livres de pur agrément ont plus de lecteurs en Angleterre qu’en France. Pour peu qu’un roman, une tragédie, une comédie ait de succès à Londres, on en fait trois et quatre éditions en peu de mois ; c’est que l’état mitoyen est plus riche et plus instruit en Angleterre qu’en France, et qu’un très grand nombre de familles anglaises passent neuf mois de l’année dans leurs terres ; la lecture leur est plus nécessaire qu’aux Français rassemblés dans les villes, occupés des plaisirs et de bagatelles de la société, et sachant moins vivre avec eux-mêmes que les Anglais (2).
Les Espagnols n’ont pas eu depuis Don Quichotte un seul roman qui mérite d’être lu, et ils n’en sont pas plus à plaindre. Les Italiens n’ont rien eu depuis l’Orlando furioso : et en effet que pourrait-on lire après lui ? Nous finirons ce petit article par une remarque : les deux héros de l’Arioste et de Cervantes sont fous, et ces deux ouvrages sont les meilleurs de l’Italie et de l’Espagne.
1 – Romans de La Calprenède et de mademoiselle de Scudéry. (G.A.)
2 – Tout ce que dit ici Voltaire sur la vogue des romans est très fin et mérite d’être noté. (G.A.)