ARTICLE DE JOURNAUX - L'histoire complète de l'Angleterre
Photo de PAPAPOUSS
ARTICLES DE JOURNAUX.
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THE COMPLETE HISTORY OF ENGLAND, etc.
L’HISTOIRE COMPLÈTE DE L’ANGLETERRE DEPUIS JULES CÉSAR JUSQU’A SA RÉVOLUTION.
Par M. David Hume ; nouvelle édition,
corrigée et augmentée.
A Londres, chez M. Milar.
– 1764 –
Gazette littéraire, 2 Mai 1764.
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On ne peut rien ajouter à la célébrité de cette Histoire, la meilleure peut-être qui soit écrite en aucune langue. La nouvelle édition qu’on annonce renferme quelques changements, mais peu considérables. Nous ne nous proposons pas de donner l’extrait de cet ouvrage ; la plus grande partie en est déjà traduite en français, et la traduction de ce qui reste ne tardera pas à paraître (1). Nous nous contenterons de présenter ici quelques réflexions générales sur l’histoire même d’Angleterre, et sur le caractère du nouvel historien.
Jamais le public n’a mieux senti qu’il n’appartient qu’aux philosophes d’écrire l’histoire. Le philosophe ne doit point, comme Tite-Live, entretenir son lecteur de prodiges ; il ne doit point, comme Tacite, imputer toujours aux princes des crimes secrets.
Il y a de la différence entre un historien fidèle et un bel esprit malin qui empoisonne tout dans un style concis et énergique. Le philosophe ne recueillera point les bruits populaires comme Suétone : il ne dira point que Tibère voyait clair la nuit comme le jour ; il doutera qu’un prince infirme, âgé de soixante-douze ans, se retira dans Caprée uniquement pour s’y abandonner à des débauches monstrueuses, inconnues même à la jeunesse dissolue de ce temps-là, et pour lesquelles il fallut des expressions nouvelles.
Le philosophe n’est d’aucune patrie, d’aucune faction. On aimerait à voir l’histoire des guerres de Rome et de Carthage écrite par un homme qui n’aurait été ni Carthaginois ni Romain.
Mézerai dégoûte les Français même quand il dit : « Taisez-vous, écrivains allemands ; vos histoires sentent plus le vin que l’huile. » Daniel laisse toujours trop voir de quel pays et de quelle profession il est. M. Hume, dans son Histoire, ne paraît ni parlementaire, ni royaliste, ni anglican, ni presbytérien ; on ne découvre en lui que l’homme équitable.
On voit avec un plaisir mêlé d’horreur, dans l’Histoire de Henri VIII, ces commencements du développement de l’esprit humain qui doit un jour adoucir les mœurs, et cette ancienne férocité qui les rendait alors si atroces. L’Angleterre change de religion quatre fois sous Henri VIII, Edouard, Marie, et Elisabeth. Les parlements, qui depuis sont si jaloux de la liberté naturelle aux hommes, et qui la maintiennent avec tant de courage et même avec tant d’excès, sont, sous Henri VIII et Marie sa fille, les lâches instruments de la barbarie. On ne voit que des gibets, des échafauds, et des bûchers. Faut-il donc qu’on ait passé par de tels degrés pour arriver au temps où les Locke ont approfondi l’entendement humain, où les Newton ont développé les lois de la nature, et où les Anglais ont embrassé le commerce des quatre parties du monde ?
Quelles scènes présentent les temps de Henri VIII, du jeune Edouard, et de Marie ! Henri VIII, ainsi que ses prédécesseurs, s’est soumis longtemps au pouvoir de la cour de Rome : il ne se sépare d’elle que parce qu’il est amoureux (2), et parce que le pape Clément VII, intimidé par Charles-Quint, ne veut pas favoriser son amour. Ce même prince fait brûler d’un côté tous ceux qui croient encore à la suprématie du pape, et tous ceux qui ne croient pas à la transsubstantiation. Il a rompu avec Rome pour une femme, et il fait mourir cette épouse au même supplice. La dernière princesse de la maison de Plantagenet, la mère du cardinal Lapole (3), est traînée sur l’échafaud à l’âge de quatre-vingts ans : prêtres, évêques, pairs, chanceliers, tout est sacrifié de même aux barbares caprices de ce fou sanguinaire. S’il eût été particulier, on l’eût enfermé et enchaîné comme un furieux ; mais parce qu’il est fils d’un Tudor usurpateur qui fut vainqueur du tyran, il ne trouve pas un seul juge qui ne s’empresse d’être l’organe de ses cruautés et le ministre de ses assassinats judiciaires.
Après la mort de ce monstre, les Anglais, qui étaient encore catholiques séparés du pape, deviennent protestants ; mais l’esprit de persécution qui abrutissait les hommes depuis si longtemps subsiste toujours, et la coutume de venger ses querelles particulières par des meurtres juridiques prend encore une nouvelle force. Le duc de Somerset, protecteur d’Angleterre, fait trancher la tête au grand-amiral Seymour son propre frère ; lui-même perd bientôt la vie sur un échafaud par le jugement du duc de Northumberland, qui périt ensuite par le même supplice. L’archevêque de Cantorbéry brûle des sectaires, et est brûlé à son tour. La reine Marie fait exécuter la reine Jeanne Gray et toute sa famille. La reine Marie Stuart, accusée d’être complice du meurtre de son mari, est condamnée, après dix-huit ans de captivité, à perdre la tête, par les ordres de la reine Elisabeth. Le petit-fils de la reine Marie Stuart est enfin condamné au même supplice par son peuple.
Qu’on songe au nombre prodigieux de citoyens périssant par la même mort que leurs chefs et leurs maîtres, et on verra que cette partie de l’histoire était, si on ose le dire, digne d’être écrite par le bourreau (4), puisqu’il avait recueilli les dernières paroles de tant d’hommes d’Etat qui lui furent tous abandonnés.
Si on s’arrêtait à ces objets d’horreur, si on ne connaissait de l’histoire anglaise que ces guerres civiles, cette longue et sanglante anarchie, cette privations de bonnes lois, et ces horribles abus du peu de lois sages qu’on pouvait avoir alors, quel homme ne présagerait pas une décadence et une ruine certaine de ce royaume ? Mais c’est précisément tout le contraire : c’est de l’anarchie que l’ordre est sorti ; c’est du sein de la discorde et de la cruauté que sont nées la paix intérieure et la paix publique.
Voilà ce qui distingue le peuple anglais de tous les autres peuples, et ce qui rend son histoire intéressante et si instructive. Ce peuple rentre de lui-même dans l’ordre, et quelques années après la catastrophe de Charles Ier, on voit les fanatiques absurdes et féroces qui ont trempé leurs mains dans son sang, changés en philosophes. La raison humaine se perfectionne dans la même ville où il n’y avait peut-être pas, du temps de Charles Ier, un seul homme qui eût des notions raisonnables.
Un des plus étonnants contrastes de l’esprit humain, c’est celui de l’autorité que Cromwell avait dans les parlements, ainsi que dans les armées, avec ce galimatias absurde et dégoûtant qui régnait dans tous ses discours. Toutes les paroles qu’on a recueillies de lui sont au-dessous de ce que les prophètes des Cévennes ont jamais prononcé de plus bas et de plus extravagant ; ce sont des expressions qui n’ont aucun sens, et des termes de la plus vile populace. C’est ainsi que dans la chaire ; et peut-être, à la honte des hommes, c’est ainsi qu’il fallait parler alors ; car le jargon presbytérien et la folie prophétique étant à la mode, un discours raisonnable n’aurait point ému des hommes dont l’enthousiasme avait éteint la raison. Quelle prodigieuse différence entre le style des bons écrivains de la nation et celui de Cromwell, c’est-à-dire entre leurs idées ! Cependant c’est ce style qui le met sur le trône, car la valeur en eût fait qu’un colonel ou un major : c’est avec le galimatias prophétique qu’il a régné.
Après cette épouvantable confusion dans l’Etat, dans l’Eglise, dans la société, dans la manière de penser, la raison a enfin repris son empire, et l’a étendu même au-delà des bornes ordinaires. C’est aujourd’hui surtout qu’on peut dire de cette nation :
Trois pouvoirs, étonnés du nœud qui les rassemble,
Les députés du peuple, et les grands, et le roi,
Divisés d’intérêts, réunis par la loi, etc.
Henr., ch. I, 314-15.
La fureur des partis a longtemps privé l’Angleterre d’une bonne histoire comme d’un bon gouvernement. Ce qu’un tory écrivait était nié par les wighs, démentis à leur tour par les torys. Rapin Thoyras, étranger, semblait seul avoir écrit une histoire impartiale ; mais on voit encore la souillure du préjugé jusque dans les vérités que Thoyras raconte ; au lieu que, dans le nouvel historien, on découvre un esprit supérieur à sa matière, qui parle des faiblesses, des erreurs, et des barbaries, comme un médecin parle des maladies épidémiques.
1 – Elle est de madame Bellot, à qui nous devons déjà une très bonne traduction du Règne des Tudors. – Gazette littéraire.
2 – Cet événement fameux est développé avec beaucoup de finesse et de sagacité dans l’Histoire du divorce de Henri VIII, par M. l’abbé Raynal. – Gazette littéraire.
3 – Ou Pole, ou Pool, ou Polo, ou Polus. (G.A.)
4 – Voyez les mêmes expressions au chapitre VIII de la Princesse de Babylone. (G.A.)