CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 21
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DE VOLTAIRE.
A Ferney, 29 de Mars 1762.
Mon cher et grand philosophe, vous avez donc lu cet impertinent petit libelle (1) d’un impertinent petit prêtre qui était venu souvent aux Délices, et à qui nous avions daigné faire trop bonne chère. Le sot libelle de ce misérable était si méprisé, si inconnu à Genève, que je ne vous en avais point parlé. Je viens de lire dans le Journal encyclopédique un article où l’on fait l’honneur à ce croquant de relever son infamie. Vous voyez que les presbytériens ne valent pas mieux que les jésuites, et que ceux-ci ne sont pas plus dignes du carcan que les jansénistes.
Vous aviez fait à la ville de Genève un honneur qu’elle ne méritait pas ; je ne me suis vengé qu’en amusant ses concitoyens. On joua Cassandre (2) ces jours passés sur mon théâtre de Ferney ; non le Cassandre que vous avez vu croque, mais celui dont j’ai fait un tableau suivant votre goût. Les ministres n’ont osé y aller, mais ils y ont envoyé leurs filles. J’ai vu pleurer Génevois et Génevoises pendant cinq actes, et je n’ai jamais vu une pièce si bien jouée ; et puis un souper pour deux cents spectateurs, et puis le bal : c’est ainsi que je me suis vengé.
On venait de prendre un de leurs prédicants (3) à Toulouse, cela les rendait plus doux ; mais on vient de rouer un de leurs frères (4), accusé d’avoir pendu son fils en haine de notre sainte religion pour laquelle ce bon père soupçonnait dans son fils un secret penchant. La ville de Toulouse, beaucoup plus sotte et plus fanatique que Genève, prit ce jeune pendu pour un martyr. On ne s’avisa pas d’examiner s’il s’était pendu lui-même, comme cela est très vraisemblable. On l’enterra pompeusement dans la cathédrale ; une partie du parlement assista pieds nus à la cérémonie, on invoqua le nouveau saint ; après quoi la chambre criminelle fit rouer le père à la pluralité de huit voix contre cinq. Ce jugement était d’autant plus chrétien qu’il n’y avait aucune preuve contre le roué. Ce roué était un bon bourgeois, un bon père de famille, ayant cinq enfants, en comptant le pendu ; il a pleuré son fils en mourant, il a protesté de son innocence sous les coups de barre. Il a cité le parlement au jugement de Dieu. Tous nos cantons hérétiques jettent les hauts cris ; tous disent que nous sommes une nation aussi barbare que frivole, qui sait rouer et qui ne sait pas combattre, et qui passe de la Saint-Barthelémy à l’opéra-comique. Nous devenons l’horreur et le mépris de l’Europe ; j’en suis fâché, car nous étions faits pour être aimables.
Je vous promets de n’aller ni à Genève ni à Toulouse ; on n’est bien que chez soi.
Pour l’amour de Dieu, rendez aussi exécrable que vous le pourrez le fanatisme, qui a fait pendre un fils par son père, ou qui a fait router un innocent par huit conseillers du roi.
Mandez-moi, je vous prie, quel est le corps que vous méprisez le plus ; je suis empêché à résoudre ce problème.
Interim, vous savez combien je vous aime, estime et révère.
1 – Lettres critiques d’un voyageur anglais, par J. Vernet. (G.A.)
2 – Autrement dit, Olympie. (G.A.)
3 – Rochette. (G.A.)
4 – Calas. Voyez l’Affaire Calas. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 31 de Mars 1762.
Un malentendu a été cause, mon cher philosophe, que je n’ai reçu que depuis peu de jours l’ouvrage de Jean Meslier, que vous m’aviez adressé, il y a près d’un mois ; j’attendais que je l’eusse pour vous écrire. Il me semble qu’on pourrait mettre sur la tombe de ce curé : « ci-gît un fort honnête prêtre, curé de village, en Champagne, qui, en mourant, a demandé pardon à Dieu d’avoir été chrétien, et qui a prouvé par là que quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois ne font pas cent bêtes. » Je soupçonne que l’extrait de son ouvrage est d’un Suisse qui entend fort bien le Français, quoiqu’il affecte de le parler mal. Cela est net, pressant et serré, et je bénis l’auteur de l’extrait, quel qu’il puisse être.
C’est du Seigneur la vigne travailler.
J.B. Rousseau.
Après tout, mon cher philosophe, encore un peu de temps, et je ne sais si tous ces livres seront nécessaires, et si le genre humain n’aura pas assez d’esprit pour comprendre par lui-même que trois ne font pas un, et que du pain n’est pas Dieu. Les ennemis de la raison font dans ce moment assez sotte figure, et je crois qu’on pourrait dire comme dans la chanson (1) :
Pour détruire tous ces gens-là,
Tu n’avais qu’à les laisser faire.
Je ne sais ce que deviendra la religion de Jésus, mais sa compagnie est dans de mauvais drapes. Ce que Pascal, Nicole et Arnaud n’ont pu faire, il y a apparence que trois ou quatre fanatiques absurdes et ignorés en viendront à bout : la nation fera ce coup de vigueur au-dedans, dans le temps où elle en fait si peu au dehors ; et on mettra dans les abrégés chronologiques futures, à l’année 1762 : « Cette année la France a perdu toutes ses colonies et chassé les jésuites. » Je ne connais que la poudre à canon qui, avec si peu de force apparente, produise d’aussi grands effets.
Il s’en faut beaucoup, j’en conviens, que les fanatiques d’un certain rang tiennent, entre les fanatiques de Loyola et les fanatiques de saint Médard, la balance aussi égale (2) qu’un certain philosophe de vos amis ; mais laissons les pandoures détruire les troupes régulières. Quand la raison n’aura plus que les pandoures à combattre, elle en aura bon marché.
A propos de pandoures, savez-vous qu’ils ne laissent pas de faire encore quelques incursions par ci par là sur nos terres ? Un curé de Saint-Herbland, de Rouen, nommé Le Roi (ce n’est pas le roi des orateurs), qui prêche à Saint-Eustache, vous a honoré, il y a environ quinze jours, d’une sortie apostolique dans laquelle il a pris la liberté de vous mettre en accolade avec Bayle. N’oubliez pas cet honnête homme à la première bonne digestion que vous aurez ; son sermon mérite qu’il soit recommandé au prône.
En voilà assez sur les sots et les sottises. Tout cela ne serait rien si nous n’avions pas perdu la Martinique, et si tout, jusqu’aux Russes, ne se moquait pas de nous. Eh bien ! que dites-vous de votre ancien disciple ? Je ne crois pas qu’il regrette autant que vous Elisabeth Pétrowna (3). Par ma foi, il avait besoin de cette mort, et il en a bien promptement tiré parti. Je me souviens de ce que vous me disiez il y a six ans, Il a plus d’esprit qu’eux tous. Dieu veuille que nous profitions de l’exemple ou du prétexte que les Russes nous donnent pour nous débarrasser de cette maudite alliance autrichienne, qui nous coûtera plus que l’Espagne n’a coûté à Louis XIV !
Laissons les rois s’égorger, ainsi que les parlements et les jésuites, et parlons un peu de votre tragédie. Je suis charmé des corrections que vous y faites ; il faut qu’Olympie et Cassandre intéressent, et c’est là la grande affaire. A l’égard de la figure que fait Antigone au premier acte pendant la bénédiction nuptiale de Cassandre et d’Olympie, je ne prétends point du tout qu’Antigone doive troubler cette bénédiction. Je suis trop bon chrétien pour exiger qu’on donne dans l’église des coups de pied dans le cul à un prêtre qui fait ses fonctions ; mais, pour s’épargner cette incartade, quand on n’est pas sûr de soi, il faut faire comme vous, mon cher maître, il ne faut point aller à l’église : et pourquoi Antigone y reste-t-il pour y faire une si sotte figure ? que ne se tient-il chez lui pendant ce temps-là ? Il me paraît que sa présence et son silence le rendent en ce moment un personnage de comédie. Tout cela soit dit, mon cher maître, sauf votre meilleur avis, comme de raison ; je suis aussi flatté de votre confiance que peu attaché à mes opinions.
Où en est l’édition de Corneille ? Il y a bien longtemps que nous n’avons reçu de vos notes. Au nom de Dieu, soyez sur v os gardes ; ayez raison autant qu’il vous plaira, mais soyez poli ; c’est où vos ennemis vous attendent ; ils vous déchireront pour peu que vous maltraitiez Corneille, et quand vous n’y serez plus, il ne leur en coûtera rien pour dire que vous aviez raison ; ne serez-v ous pas bien avancé ?
Vous ne me dites rien du mémoire de M. de La Chalotais (4). C’est, à mon avis, un terrible livre contre les jésuites, d’autant plus qu’il est fait avec modération. C’est le seul ouvrage philosophique qui ait été fait jusqu’ici contre cette canaille. Il s’en faut bien que cet esprit de philosophie règne dans les parlements. Vous savez sans doute ce que le parlement de Toulouse vient de faire en condamnant à la corde un pauvre ministre, dont tout le crime était d’avoir fait au désert des baptêmes et des mariages, et en faisant rouer vif un pauvre vieillard protestant de soixante et dix ans, accusé faussement d’avoir pendu son fils. Tous les inquisiteurs ne sont pas à Lisbonne.
Adieu, mon cher philosophe. Quel atroce et ridicule monde que ce meilleur des mondes possibles ! encore s’il n’était que ridicule sans être atroce, il n’y aurait que demi-mal ; les impertinences jésuitiques, et dédardiques, et parlementaires, seraient les menus plaisirs de la philosophie ; mais peut-on avoir le courage de rire, quand on voit tant d’hommes s’égorger pour les sottises des prêtres et pour celles des rois ? Tâchons, mon cher maître, de ne nous laisser égorger ni par personne ni pour personne. Je ne sais, mais cette année 1762 me paraît grosse de grands événements politiques et civils. Les bavards auront de quoi parler, les fanatiques de quoi crier, et les philosophes de quoi réfléchir. Adieu ; je suis charmé que mademoiselle Corneille croisse, comme Jésus-Christ, en sagesse et en grâce, devant Dieu et devant les hommes.
1 – Sur les Sodomites. (G.A.)
2 – Voyez aux FACÉTIES, Balance égale. (G.A.)
3 – Pierre III, successeur d’Elisabeth, changeait de politique et faisait la paix avec Frédéric. (G.A.)
4 – Compte-rendu des constitutions des jésuites, au parlement de Bretagne. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, 4 de Mai.
Oui, mon cher et illustre maître, j’ai lu ou plutôt parcouru en bâillant l’impertinente diatribe de ce petit socinien honteux (1), qui mériterait bien d’être catholique, et qui m’a fait l’honneur de m’associer avec vous pour être l’objet de sa plate satire. Il me serait bien aisé de le couvrir de ridicules, mais c’est un honneur que je ne juge pas à propos de lui faire. Peut-être cependant trouverai-je occasion de lui donner quelque jour une légère marque de reconnaissance : ces variations plaisantes sur la révélation, dont il a d’abord fait falloir la nécessité, qu’il a bornée à de l’utilité dans une édition suivante, et qu’apparemment il assurera dans la troisième être une chose tout à fait commode, et, comme on dit, bien gracieuse, ces sottises, et d’autres, donneraient beau jeu à la plaisanterie ; mais l’auteur et le sujet sont trop plats pour qu’on soit tenté d’en plaisanter.
Je pourrais bien en effet mériter un peu les reproches que vous me faites d’avoir fait trop d’honneur à vos prédicants, en les peignant comme des hommes raisonnables ; ce sera, si vous voulez, une fable morale que je voulais faire servir d’instruction à nos prêtres fanatiques : mais si vos Génevois sont offensés du bien que j’ai dit d’eux, ils n’ont qu’à parler, et je les tiendrai pour aussi sots qu’ils veulent l’être. Nos jésuites de Paris se défendent à tort ou à droit d’être des assassins, des voleurs, des fourbes, des sodomites ; et encore cela en vaut-il la peine. Vos jésuites presbytériens se défendent de toutes leurs forces d’avoir le sens commun ; ils sont bien plus avancés que les nôtres.
Est-ce que les Génevois osent aller à vos comédies ? On m’avait pourtant assuré que la sérénissime ou obscurissime république avait rendu un décret portant que tout cordonnier, tailleur, barbier, gadouard, ou autre, qui serait atteint et convaincu d’avoir assisté à cette œuvre du démon, ne pourrait jamais devenir magistrat. Vous n’avez que votre théâtre dans la tête, et vous ne vous souciez guère, à ce que je vois, que les Etats de ce monde soient bien gouvernés.
Quant à nous, malheureuse et drôle de nation, les Anglais nous font jouer la tragédie au dehors, et les jésuites à la comédie au-dedans. L’évacuation du collège de Clermont (2) nous occupe beaucoup plus que celle de la Martinique. Par ma foi, ceci est très sérieux, et les classes du parlement n’y vont pas de main morte. Ce sont des fanatiques qui en égorgent d’autres, mais il faut les laisser faire : tous ces imbéciles, qui croient servir la religion, servent la raison sans s’en douter ; ce sont des exécuteurs de la haute justice pour la philosophie, dont ile prennent les ordres sans le savoir ; et les jésuites pourraient dire à saint Ignace : « Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Ce qui me paraît singulier, c’est que la destruction de ces fantômes, qu’on croyait si redoutables, se fasse avec aussi peu de bruit. La prise du château d’Aremberg n’a pas plus coûté aux Hanovriens que la prise des biens des jésuites à nos seigneurs du parlement. On se contente, à l’ordinaire, d’en plaisanter. On dit que Jésus-Christ est un pauvre capitaine réformé qui a perdu sa compagnie. Il n’y a pas jusqu’aux sulpiciens qui ne s’avisent aussi d’être plaisants. Le curé de Saint-Sulpice, qui n’est pourtant pas un homme à bons mots, dit qu’il n’ose demander pour son petit séminaire la maison du noviciat des jésuites, parce qu’il a peur des revenants. Quant au père de Latour (3), il se croit pour le moins Caton et Socrate : « Il en arrivera, dit-il, tout ce qu’il plaira à Dieu, je n’en serai pas moins l’être le plus vertueux qui existe. » Cela me fait souvenir de l’abbé de Dangeau, qui disait dans le temps de nos malheurs à Hochstedt et à Ramillies : « Il en arrivera ce qu’il pourra ; j’ai là-dedans, en montrant son bureau, trois mille verbes bien conjugués. »
Votre parlement de Toulouse, qui ne se presse pas de chasser les jésuites, comme il ne s’en pressa pas du temps de l’assassinat de Henri IV, et qui en attendant fait rouer des innocents, ressemble, s’il est permis de rire en matière si triste, à ce capitaine suisse qui faisait enterrer les blessés pour morts, et qui s’écriait sur leurs plaintes : « Bon, bon, si on voulait en croire tous ces gens-là, il n’y en aurait pas un de mort. »
Ecrasez l’inf…, me répétez-vous sans cesse : eh : mon Dieu, laissez-là se précipiter elle-même ; elle y court plus vite que vous ne pensez. Savez-vous ce que dit Astruc (4) ? « Ce ne sont point les jansénistes qui tuent les jésuites, c’est l’Encyclopédie, mordieu, c’est l’Encyclopédie. » Il pourrait bien en être quelque chose, et ce maroufle d’Astruc est comme Pasquin, il parle quelquefois d’assez bon sens. Pour moi, qui vois tout en ce moment couleur de rose, je vois d’ici les jansénistes mourant l’année prochaine de leur belle mort, après avoir fait périr cette année-ci les jésuites de mort violente, la tolérance s’établir, les protestants rappelés, les prêtres mariés, la confession abolie, et l’infâme écrasée sans qu’on s’en aperçoive.
A propos, vous ne me parlez plus de votre ancien disciple, qui doit offrir une si belle chandelle à Dieu, et dire un si beau De Profundis pour la czarine. Que dites-vous de sa position actuelle ? je ne doute point qu’il n’ait déjà fait des vers pour le czar ; assurément la chose en vaut bien la peine. Quant à moi, le papier m’avertit de finir ma prose, en vous embrassant mille fois.
1 – Voyez la lettre de Voltaire du 29 Mars. (G.A.)
2 – Les jésuites chassés du collège Louis(le-Grand. (G.A.)
3 – Général des jésuites en France. (G.A.)
4 – Célèbre médecin qui s’avisa d’écrire sur l’immortalité de l’âme. (G.A.)