CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 19

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DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 10 d’octobre 1761.

 

 

          Je ne sais pas, mon cher et illustre maître, si mes lettres sont aussi plaisantes que vous le prétendez ; mais je sais que tout ce qui se passe y fournit bien matière ; et s’il est vrai, comme vous le dites (1), qu’il est bon de rire un peu pour la santé, jamais saison n’a été si favorable pour se bien porter. Voici, par exemple, Paul Le Franc de Pompignan (je ne sais si c’est Paul l’apôtre ou Paul le simple) qui vient encore de fournir aux rieurs de quoi rire par son Eloge historique du duc de Bourgogne. J’imagine qu’on vous aura envoyé cette pièce, et qu’en la lisant vous aurez dit comme l’ermite de La Fontaine :

 

Voici de quoi : si tu sais quelque tour,

Il te le faut employer, frère Luce.

 

          Je sais que la matière est un peu délicate, et qu’en donnant des croquignoles au vivant, il faut prendre garde d’égratigner le mort ; mais

 

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

 

          On prétend que Pompignan sollicite pour récompense de son bel ouvrage une place d’historiographe des enfants de France ; je voudrais qu’on la lui donnât, avec la permission de commencer dès le ventre de la mère, et la défense d’aller au-delà de sept ans. Je ne sais si cette impertinence vous paraîtra aussi plaisant qu’à moi ; mais il est sûr que

 

.  .  .  .  Si Dieu m’avait fait naître

Propre à tirer marrons du feu,

Certes Le Franc verrait beau jeu (2).

 

          Me voilà presque aussi en train de vous citer des vers que M. le théologien Martin Kahle, qui vous en citait tant de mauvais, pour vous prouver que ce monde ridicule était le meilleur des mondes possibles. Laissons là et Martin Kahle et Pompignan, et parlons de Corneille.

 

          Nous avons relu vos remarques sur Cinna et vous avez dû recevoir la réponse de l’Académie sur vos nouvelles critiques. Voulez-vous que je vous parle net comme le Misanthrope, et sur la pièce, et sur vos remarques ? Je vous avouerai d’abord que la pièce me paraît d’un bout à l’autre froide et sans intérêts ; que c’est une conversation en cinq actes, et en style tantôt sublime, tantôt bourgeois, tantôt suranné ; que cette froideur est le grand défaut, selon moi, de presque toutes nos pièces de théâtre, et qu’à l’exception de quelques scènes du Cid, du cinquième acte de Rodogune, et du quatrième d’Héraclius, je ne vois rien (dans Corneille en particulier) de cette terreur et de cette pitié qui fait l’âme de la tragédie. Si je suis si difficile, prenez-vous-en à vos pièces, qui m’ont accoutumé à chercher sur le théâtre tragique de l’intérêt, des situations, et du mouvement. Si je suivais donc mon pendant, je dirais que presque toutes ces pièces sont meilleures à lire qu’à jouer ; et cela est si vrai, qu’il n’y a presque personne aux pièces de Corneille, et médiocrement à celles de Racine ; mais ce n’est pas le tout d’avoir raison, il faut être poli : il faut donc de grands ménagements pour avertir les gens qu’ils s’ennuient et qu’ils n’osent le dire.

 

          A l’égard de vos raisonnements et des nôtres sur les remords de Cinna, qui, selon vous, viennent trop tard, et qui, selon nous, viennent assez tôt, ce sont là, ce me semble, des questions sur lesquelles on peut dire le pour et le contre, sans se convaincre réciproquement. Je voudrais donc, sans prétendre que vous ayez tort (car le diable m’emporte si j’en sais rien), je voudrais que vous ne fissiez aucune critique qui fût sujette à contradiction, et que vous vous bornassiez aux fautes évidentes contre le théâtre ou la grammaire ; vous aurez encore assez de besogne. Croyez-moi, ne donnez point de prise sur vous aux sots et aux malintentionnés, et songez qu’un vivant qui critique un mort en possession de l’estime publique doit avoir raison et demie pour parler, et se taire quand il n’a que raison. Voyez comme on a reçu les pauvres gens qui ont relevé les sottises d’Homère ; ils avaient pourtant au moins raison et demie, ces pauvres diables-là ; et le grand tort de La Motte n’a pas été de critiquer l’Iliade, mais d’en faire une.

 

          Réservez donc, mon cher maître, les vessies de cochon au lieu d’encensoir pour les Pompignan et consorts ; pour ceux-là, on ne demande qu’à rire à leurs dépens ; et vous aurez le double plaisir de faire rire et d’avoir raison. Il est vrai que si la guerre continue, je crois que Pompignan même ne fera plus rire personne. Pour moi, je rirai le plus longtemps que je pourrai, et vous aimerai plus longtemps encore. Adieu, mon cher philosophe.

 

 

1 – On n’a pas la lettre où Voltaire dit cela. (G.A.)

2 – La Fontaine. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

20 d’Octobre 1761.

 

 

          A quoi pensez-vous, mon très cher philosophe, de ne vouloir que rire de l’historiographe Le Franc de Pompignan ? ne savez-vous pas qu’il compte être à la tête de l’éducation de M. le duc de Berry (1) avec son fou de frère ; que ce sont tous deux des persécuteurs ; que les gens de lettres n’auront jamais de plus cruels ennemis ? Il me paraît qu’il est d’une conséquence extrême de faire sentir à la famille royale elle-même ce que c’est que ce malheureux. Il faut se mettre à genoux devant monsieur le dauphin en fessant son historiographe.

 

          Voici ce qu’une bonne âme m’envoie de Montauban (2). Si vous étiez une bonne âme de Paris, cela vaudrait bien mieux ; mais, maître Bertrand, vous vous servez de la patte de Raton.

 

          Il est sûr que ce détestable ennemi de la littérature a calomnié tous les gens de lettres, quand il a eu l’honneur de parler à monsieur le dauphin. Son épître dédicatoire est pire que son discours à l’Académie ; ce sont là de ces coups qu’il faut parer. Il ne faut pas seulement le rendre ridicule, il faut qu’il soit odieux. Mettons-le hors d’état de nuire en faisant voir combien il veut nuire.

 

          Vraiment vous avez mis le doigt dessus en disant que Corneille est froid, du moins Cinna n’est pas fort chaud ; mais d’où vient en partie cette glace ? de la note de l’Académie. Elle me dit dans sa note (et c’est vous qui l’avez écrite) qu’on s’intéresse à Auguste. Eh ! messieurs, c’est à Cinna qu’on s’intéresse dans le premier acte ; car vous savez qu’on aime tous les conspirateurs. Cinna est conjuré, il est amant, il fait un tableau terrible des proscriptions, il rend Auguste exécrable ; et puis, messieurs, on s’intéresse, dites-vous à Auguste ! On change donc d’intérêt : il n’y en a donc point ; et voilà ce qui fait que votre fille est muette (3). Proposez ce petit argument quand vous irez là ; mais ce n’est pas assez de savoir la langue, il faut connaître le théâtre. Ah ! mon cher philosophe ; il n’est que trop vrai que notre théâtre est à la glace. Ah ! si j’avais su ce que je sais, si on avait plus tôt purgé le théâtre de petits-maîtres (4), si j’étais jeune ! Mais tout vieux que je suis, je viens de faire un tour de force, une espièglerie de jeune homme. J’ai fait une tragédie en six jours (5) ; mais il y a tant de spectacle, tant de religion, tant de malheur, tant de nature, que j’ai peur que cela ne soit ridicule. L’œuvre des six jours est sujette à rencontrer des railleurs.

 

          J’ai actuellement le plus joli théâtre de France. Nous avons joué Mérope ; mademoiselle Corneille a été applaudie ; madame Denis a fait pleurer des Anglaises. Les prêtres de Genève ont une faction horrible contre la comédie ; je ferai tirer sur le premier prêtre socinien qui passera sur mon territoire.

 

          Jean-Jacques est un jean f…, qui écrit tous les quinze jours à ces prêtres pour les échauffer contre les spectacles. Il faut pendre les déserteurs qui combattent contre leur patrie. Aimez-moi beaucoup, je vous en prie ; car je vous aime, car je vous estime prodigieusement ; car tous les êtres pensants doivent être tendrement unis contre les êtres non pensants, contre les fanatiques et les hypocrites également persécuteurs.

 

 

1 – Depuis, Louis XVI. (G.A.)

2 – Les Car. Voyez, les Facéties contre les Pompignan. (G.A.)

3 – Molière, Médecin malgré lui. (G.A.)

4 – Voltaire veut parler des banquettes qui avait occupé la scène jusqu’en 1759. (G.A.)

5 – Olympie. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 31 d’octobre 1761.

 

 

          Je suis, mon cher et illustre maître, un peu inquiet de votre santé ; il faut qu’elle ne soit pas si bonne que l’année passée. Il y a un an que vous vouliez, disiez-vous, ne faire que rire de tout pour vous bien porter ; aujourd’hui vous voulez vous fâcher, et c’est contre Moïse de Montauban ! Voilà un plaisant objet pour vous échauffer la bile ! Eh ! pardieu ! laissez-le devenir historiographe, instituteur, correcteur, éberneur des enfants de France, et tout ce qu’il voudra, et soyez, vous, mais toujours en riant, l’historiographe de ses sottises, l’instituteur de votre nation, et le correcteur des fanatiques.

 

          Je vous remercie de ce que vous m’envoyez de la part de la bonne âme de Montauban, je l’ai lu avec plaisir, et j’en ferai part aux bonnes âmes de Paris. Je crois cependant que cela aurait encore été plus utile si la bonne âme de Montauban n’avait voulu que rire, et n’avait point voulu se fâcher. Vous voyez, mon cher philosophe, combien j’ai profité de vos leçons ; autrefois tout me donnait de l’humeur, depuis la comédie des Philosophes jusqu’au mémoire de Pompignan ; aujourd’hui je verrais Moïse de Montauban premier ministre, et Aaron grand-aumônier (1), que je crois que j’en rirais encore. Je me fierais à la Providence qui, à la vérité, ne gouverne pas trop bien ce meilleur des mondes possibles, mais qui pourtant fait parfois des actes de justice. Qui aurait dit, par exemple, il y a dix ans, aux jésuites, que ces bons Pères, qui aiment tant à brûler les autres, verraient bientôt venir leur tour, et que ce serait le Portugal, c’est-à-dire le pays le plus fanatique et le plus ignorant de l’Europe, qui jetterait le premier jésuite au feu ? Ce qu’il y a de très plaisant, c’est que cette aventure commence à réconcilier les jansénistes avec l’inquisition, qu’ils haïssaient jusqu’ici mortellement : « En vérité, disent-ils, cet établissement a du bon, les affaires y sont jugées avec beaucoup plus de maturité et de justice qu’on ne croit en France, et il faut avouer que ce tribunal-là fait fort bien en Portugal. » Ils ont imprimé que Malagrida se souvenait encore, dans l’oisiveté de la prison, de son ancien métier de jésuite, qu’on l’a surpris quatre fois s’amusant tout seul, pour donner, disait-il, du soulagement à son corps. Notez qu’il a soixante et treize ans ; cela serait en vérité fort beau à cet âge-là ; mais je crois que les jansénistes n’en parlent que par envie.

 

          Laissons brûler Malagrida et venons à Corneille qui, selon vous et selon moi, n’est pas si chaud. Si c’est moi qui ait écrit qu’on s’intéresse à Auguste, je n’ai écrit en cela que l’avis de l’Académie, et point du tout le mien ; je ne crois ni avec elle qu’on s’intéresse à Auguste, ni avec vous qu’on s’intéresse à Cinna ; je crois qu’on ne s’intéresse à personne, qu’on ne se soucie pas plus d’Auguste que d’Emilie, et de Cinna que de Maxime et d’Euphorbe, et que cet ouvrage est meilleur à lire qu’à voir jouer. Aussi n’y va-t-il personne.

 

          Oui, en vérité, mon cher maître, notre théâtre est à la glace. Il n’y a, dans la plupart de nos tragédies, ni vérité, ni chaleur, ni action, ni dialogue. Donnez-nous vite votre œuvre des six jours ; mais ne faites pas comme Dieu, et ne vous reposez par le septième. Ce n’est point un plat compliment que je prétends vous faire ; mais je ne vous dis que ce que j’ai déjà dit cent fois à d’autres. Vos pièces seules ont du mouvement et de l’intérêt ; et, ce qui vaut bien cela, de la philosophie, non pas de la philosophie froide et parlière, mais de la philosophie en action. Je ne vous demande plus d’échafaud (2) ; je sais et je respecte toute la répugnance que vous y avez, quoique depuis Malagrida les échafauds aient leur mérite ; mais je vous demande de nous faire voir (ce qui ne tient qu’à vous) qu’en fait de tragédie nous ne sommes encore que des enfants bien élevés, et les autres peuples, de vieux enfants. Votre réputation vous permet de risquer tout ; vous êtes à cent lieues de l’envie ; osez, et nous pleurerons, et nous frémirons, et nous dirons : Voilà la tragédie, voilà la nature. Corneille disserte, Racine converse, et vous nous remuerez.

 

          A propos, vraiment j’oubliais de vous remercier de la mention honorable que vous avez faite de moi dans votre lettre à l’abbé d’Olivet (3), telle que vous l’avez envoyée au Journal encyclopédique ; car il est bon de vous dire que mon nom ni celui de Duclos ne se trouvent point dans l’imprimé de Paris, malgré ce que vous aviez recommandé à ce sujet, comme je le sais de science certaine ; c’est votre ancien instituteur, Josephus Olivetus, qui a fait, en tout bien et tout honneur, cette petite suppression dont j’aurai le plaisir de le remercier à la première occasion favorable, mais toujours en riant, parce que cela est bon pour la santé.

 

          Oui, vraiment, les prêtres de Genève sont comme des diables contre la comédie ; mais on dit aussi que vous en êtes un peu la cause. Vous vous êtes un peu trop moqué de ces sociniens honteux ; vous avez fait rire à leurs dépens ; et pour s’en venger, ils voudraient bien que vous ne fissiez pleurer personne. Il faut que les comédiens de l’église et ceux du théâtre se ménagent réciproquement. A l’égard de Rousseau, j’avoue que c’est un déserteur qui combat contre sa patrie ; mais c’est un déserteur qui n’est plus guère en état de servir, ni par conséquent de faire du mal ; sa vessie le fait souffrir, et il s’en prend à qui il peut. Prions Dieu qu’il conserve la nôtre.

 

          On dit que les jésuites font courir dans les maisons trois mémoires manuscrits pour leur justification. C’est beaucoup que trois ; car je crois qu’ils auraient de la peine à en faire lire un seul, tant l’animosité publique est grande. On dit qu’ils prouvent dans un de ces mémoires que le parlement a falsifié et tronqué les passages de leurs constitutions. Cela pourrait bien être, puisque Omer-Anitus, dans son beau réquisitoire, a bien falsifié et tronqué, d’après Abraham Chaumeix, les passages de l’Encyclopédie. Adieu, mon cher philosophe, faites des tragédies, moquez-vous de tout, et portez-vous bien.

 

 

1 – Voyez les Facéties contre les Pompignan, et les POÉSIES MÊLÉES. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à mademoiselle Clairon, du 16 Octobre 1760. (G.A.)

3 – Lettre du 20 Août 1761. (G.A.)

 

 

 

 

 

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